François Partant. La fin du développement

La fin du développement. Naissance d’une alternative?

François Partant, La Découverte-Maspéro, Paris, 1982.

 « (…) le « développement » des sociétés industrialisées, qu’une conception ethnocentriste de l’histoire amène à assimiler abusivement à celui de l’humanité entière, est en train de prendre fin. Le « scénario » le plus vraisemblable aboutit à un chaos social généralisé, qui mettrait tragiquement fin à la civilisation dont l’Europe a été le foyer initial. Mais un autre scénario demeure possible : une alternative peut encore naître de sa décomposition, à la condition que la fraction de la population mondiale marginalisée par l’évolution technico-économique (fraction majoritaire et croissante) parvienne à s’organiser pour la mettre en forme. »

A la fin du livre, l’auteur fait une critique interessante du livre « Le défi mondial » de J.J. Servan Chreiber.

L’auteur est économiste de formation, et a été banquier jusqu’en 1968. Il est l’auteur également de La guerilla économique, Que la crise s’aggrave, Le pédalo ivre

extraits significatifs

p. 5 ; « Même certains de nos penseurs qui, hier, attendaient plutôt la révolution du prolétariat pour que s’instaure leur idéal social (il est vrai que leur attente s’est révélée vaine), comptent désormais davantage sur celle que va réaliser le microprocesseur. Ainsi, avec un identique optimisme, des intellectuels de toutes tendances évoquent-ils l’avenir qui se prépare, grâce aux travaux de chercheurs et de techniciens concentrés en quelques points du globe. »

p. 6 ; « C’est néanmoins sensiblement dans les mêmes termes, que les uns et les autres décrivent ce que va devenir la société, volontiers qualifiée de postindustrielle (bien qu’il soit peu satisfaisant, remarque Jacques Ellul*, de la définir par ce qu’elle n’est plus)…

* Le système technicien, par Jacques Ellul (Calmann-Lévy ed.)

p. 7-8 ; « Mais il n’est plus possible de toucher à la division en classes qu’a imposée notre mode production (l’intégration économique, on le verra, interdit à la nation industrialisée de songer à de véritables réformes sociales), ni à la division du monde en Etats-nations dont les uns dont industrialisés et les autres sous-développés, car cette organisation conditionne l’accumulation capitalistique qui s’effectue au profit des premiers, leur donnant les moyens de financer des progrès dont le coût ne cesse de croître. On ne voit pas comment de nouveaux progrès pourraient apporter une solution au problème le plus urgent à résoudre : faute de quoi l’humanité demeurera dechirée, avec des moyens techniques d’une croissante efficacité pour s’autodétruire.

Critique du progrès et de sa génèse

Depuis la révolution industrielle, notre mode de production a suscité d’innombrables critiques qui ne portaient jamais, jusqu’ici, sur l’évolution économique et technique que favorisait l’industrie. Au départ la critique fut d’ordre social ou sociopolitique. Par exemple, le marxisme a condamné l’injustice des rapports de production, mais non l’accumulation nécessaire au développement des forces productives, ni les technologies qui contribuent à ce développement.

(…) Ce n’est guère que depuis vingt-cinq ans qu’un courant de pensée, né au Etats-Unis, a commencé à mettre en doute le caractère bénéfique de l’évolution technico-économique, en soulignant ses aspects négatifs et en s’interrogeant sur la valeur sociale des progrès accomplis. Il a été fortement marqué par Ivan Illich*, qui s’est employé à démythifier les institutions et réalisations dont nous sommes le plus fiers, celles qui sont les plus représentatives de notre développement, tels les systèmes d’enseignement, de santé, de transport… Bien que demeurant encore marginal, il s’est considérablement renforcé avec la montée du mouvement écologiste.

*Ivan Illich : La société sans école, La Némésis médicale, Energie et équité, La convivialité, Le Chômage créateur, Le Travail fantôme (Editions du Seuil).

p. 9 ; « Devant cette donnée, que les économistes libéraux négligent, les marxistes ont une attitude pour le moins ambiguè. S’ils cherchent parfois à expliquer le mécanisme de ces transferts et à évaluer leur importance, leur conclusion reste en forme d’interrogation. Car ils s’interdients d’en dénoncer les résultats, tels qu’ils s’observent au faîte de la hiérarchie internationale. En effet, libéraux et marxistes sont sur ce point d’accord : les progrès scientifiques et technologiques que le capitalisme a permis dans les pays industrialisés constituent au total un apport positif. Ce sont, dsisent-ils volontiers, des acquis de l’humanité. Même les partis qui prétendent, au moins en France, vouloir rompre avec le capitalisme (idée-force, il est vrai, parfaitement creuse dans un pays comme la France), entendent bien préserver la construction technico-économique élaborée par le Capital -ce qui ôte d’ailleurs beaucoup de crédibilité à leurs philippiques contre ce dernier. »

p. 10 ; « (…) les pays capitalistes industrialisés utlisent un territoire considérablement plus vaste que celui que leur reconnaît le droit international.

(…) Mais cette société n’est pas plus représentative du monde capitaliste que M. Rockfeller ne l’est des Etats-Unis d’Amérique. Ce monde forme un tout hétérogène et indissociable de pays industrialisés et de pays sous-développés dont les économies sont largement complémentaires. »

p. 11 ; « Car il y a fort longtemps que les Occidentaux confondent l’évolution de leur société avec celle de l’humanité entière, alors qu’ils ont faussé, comme on le verra au chapitre suivant, les conditions et possibilités d’évolution de toutes les sociétés. »

p. 12 ; «  »On ne peut s’oppposer au progrès », affirme la sagesse populaire. On ne peut en effet s’opposer au Capital et à l’Etat qui les financent et qui les mettent en oeuvre. Seuls, ces deux pouvoirs peuvent financer la recherche, donc l’orienter. Eux seuls sont habilités à choisir, parmi tous les progrès possibles, ceux qui sont en définitive adoptés. Le progrès n’est donc jamais neutre. Il sert inévitablement les ambitions respectives du pouvoir politique et du pouvoir économique, la volonté de puissance de l’un et d’accumuler de l’autre. »

p. 13 ; « Soit dit en passant, l’américanisation spocio-culturelle de l’Europe qui en résulte -et que d’aucuns déplorent- était un phénomène inéluctable. Comme est inéluctable l’uniformisation du monde (donc son appauvrissement culturel) dès lors que toutes les sociétés s’emploient a produire la même chose, à partir des mêmes matières premières, à l’aide des mêmes moyens techniques, ce qui les amène à travailler dans des conditions semblables, à consommer la même chose, à vivre enfin sensiblement de la même manière à niveau de développement comparable. »

p. 14 ; « Au plan économique, le pays industrialisé ne jouit plus de la moindre autonomie, sa dépendance à l’égard du monde extérieur étant, paradoxalement, d’autant plus grande que son niveau de développement technico-économique est plus élevé. Non seulement il doit toujours importer pour pouvoir produire (notamment des matières premières) et exporter une fraction souvent importante de sa production (en particulier pour amortir les lourds investissemnts qu’impliquent les technologies modernes), mais son niveau de développement dépend pour une bonne part de ses activités extérieures et de ses investissements à l’étranger.

(…) Rien de ce qu’il possède n’est définitivement acquis. Ainsi ne peut-il conserver ce qu’il a qu’en s’employant à acquérir davantage. Et il ne peut demeurer ce pays « développé » qu’il est devenu qu’en se transformant. »

p. 15 ; « Et il est vrai qu’elle favorise l’innovation (qui pourrait cependant résulter d’un autre effort que celui que chacun fait et doit faire pour l’emporter sur autrui!). Mais elle est à l’origine même de la dynamique du système économique mondial. Or, une dynamique concurrentielle est, par essence, non maîtrisable, de sorte que l’évolution technico-économique qu’elle favorise ne l’est pas davantage .

(…) On peut donc cpmprendre que de nopmbreuses personnalités, comme par exemple Aurelio Peccei, Président du Club de Rome, multiplient les mises en garde et les appels à la raison. Mais à qui s’adressent ces appels ? A la raison de qui, de quel « homo sapiens » abstrait ? Les hommes réels n’ont aucune possibilité de réagir, pas plus que les sociétés qu’ils forment ensemble. Et les pouvoirs ne sont plus ce qu’ils étaient il y a quelques décennies. »

p. 16-17 ; « Arrêter cette évolution, il ne saurait au demeurant en être question. C’est, bien au contraire, à l’accélérer que nous devons nous employer.

(…) L’organisation politique et sociale du monde peut être qualifiée de primitive, tant est primitif le système de valeurs dont elle procède, tantz sont primitifs les comportements individuels et nationaux qu’elle favorise. Mais il n’existe aucune possibilité de la transformer, aucune force sociale capable de le faire, aucun shéma politique permettant d’y songer. Seule l’évolution économique, en affaiblissan tous ceux qui bénéficient aujourd’hui de rapports de domination, créera peut-être le contexte favorable à sa transformation : un rééquilibrage « par le bas ».

(…) D’où qu’il émane, le discours politique est donc optimiste : un jour ou l’autre, nous émergerons de la crise. C’ewst en cela que le terme de crise est trompeur. Il évoque une idée de situation provisoire, de dérèglement passager ou d’un chamgement dans le régime d’accumulation. Or, les difficultés socio-économiques que nous connaissons ne peuvent aller qu’en s’amplifiant. Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’une crise, mais bien plutôt d’un processus de décomposition qui affecte toutes les sociétés, celles des pays industrialisés comme celles du tiers-monde. »

p. 18 , « Le développement, cet ensemble de facteurs dynamiques d’ordre économique, technique, social, politique et culturel, dont l’interrelation donne au système sa cohérence, n’est pas du tout ce que nous avons cru qu’il était : la finalité même de l’évolution humaine. Limité dans l’espace, il l’est aussi nécessairement dans le temps. Il n’aura été que l’aventure d’une petite fraction de l’humanité, poursuivant un but beaucoup trop étroit par des moyens très généralement condamnables. Mais il est en outre le prduit très spécifique de la civilisation dont l’Europe a été le foyer initial, comme d’ailleurs le moyen de l’expansion de cette civilisation dans le monde. Sa fin ne peut donc être que la fin de cette dernière, avec les deux formes d’organisation socio-politique qu’elle a engendrées : le capitalisme et le socialisme. »

p. 19 ; « Un chaos social généralisé est, hélas ! l’hypothèse la plus probable. Mais le chaos ne saurait durer éternellement. Tôt ou tard, les sociétés se recomposeront sur de nouvelles bases.

(…) En admettant que l’humanité ait un avenir, il est exclu que les Etats-nations en aient un. »

p. 21-22 -23; « C’était déjà avec la conviction d’être porteurs de la civilisation, qualifiée d’universelle parce qu’ayant vocation à la devenir (conviction fâcheusement entretenue par un christianisme messianique), que les Européens partirent à la conquête du monde, qu’ils se livrèrent à des génocides et à d’effroyables destructions*, qu’ils anéantirent des civilisations parfois plus ancienes et plus raffinées que la leur, qu’ils imposèrent enfin leur tutelle à d’innombrables peuples vaincus. Ils justifièrent leur domination brutale en affirmant apporter à ces peuples les bienfaits de la civilisation (et le salut éternel).

Sans doute, au cours des siècles, beaucoup de peuples se sont comportés de la sorte, bien qu’à une échelle moindre. Les relations entre sociétés humaines ont toujours été plus ou moins gravement conflictuelles. Destructions et massacres jalonnent l’Histoire. Et c’est presque toujours la force qui a fondé le droit. Mais les Occidentaux usèrent d’un système de légitimation qui demeure aujourd’hui vivace (puisqu’il justifie le dévelopement, c’est-à-dire la position internationale qu’ils ont acquise) et dont il faut chercher l’origine dans l’idéologie qui leur est propre, dans cette idéologie occidentale qui sous-tend aussi bien le capitalisme que le socialisme

(…) Tout le monde sait cela : l’Occidental est anthropocentriste. Ses religions le prouvent assez.

(…) Associé à une conception prométhéenne du progrès, cet anthropocentrisme explique l’irrespect fondamental de l’Occidental à l’égard du monde physique et des autres espèces vivantes, irrespect contre lequel s’insurgent aujourd’hui les écologistes.

* Voir en particulier Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, par Eduardo Galeano (Plon éd.).

Dans la mesure où il élimine beaucoup de contraintes et de scrupules, cet iirespect a incontestablement contribué aux succès historiques de l’Occident. Il a enfin été, en quelque sorte, théorisé par la science économique, notamment aujourd’hui par l’école néo-libérale, qui réduit l’homme à sa seule dimension économique et qui exclut de son champ d’analyse toutes les données, ilest vrai, souvent difficilement quantifiables, qui sont extérieures à la sphère de l’économie marchande*. A en croire l’économiste, les hommes peuvent indéfinitivement transformer le monde pour assurer la croissance de la production. L’univers n’est donc qu’un actif potentiel qui sera tôt ou tard évaluable en dollars..

(…) Ce critère du progrès scientifique et technique n’est peut-être pas lui-même très scientifique, mais il a un mérite : il fonde la supériorité de la société occidentale.

*Sur ce sujet, voir l’étude critique de René Passet L’économique et le vivant, (Payot éd.).

p. 25 ; « C’est alors qu’apparurent les termes de sous-développement et de déveleopppement, puis que naquirent les institutions (ou que d’autres se reconvertirent, par exemple la BIRD en Banque mondiale) destinées à fournir une assistance aux Etats de ces régions qui devenaient le tiers-monde.

(…) Et les sauvages d’hier étant les sous-développés d’aujourd’hui, ceux qui, hier les civilisaient, aujourd’hui les développent. »

p. 26-27 ; « Le capitalisme et le socialisme entretiennent tous deux l’idée que le progrès social ne peut résulter que d’un accroissement de la richesse d’une société. Cette idée est fausse. Elle ne semble exacte que dans une société capitaliste ou socialiste « développée », où les individus sont complètement socialisés, pris en charge de leur naissance à leur mort par les pouvoirs qui s’exercent sur eux. Dans la société occidentale, l’individu a parfois subi à contrecoeur cette prise en charge, par exemple lorsqu’il a perdu son statut de travailleur indépendant pour acquérir celui de salarié du Capital. Mais il l’a aussi bien souvent revendiquée, en particulier lorsqu’il a demandé à l’Etat le bénéfice de certains services initialement réservés à la classe dominante (enseignemenmt, santé, etc.) ou une sécurité que son statut socio-économique ne lui assurait plus dans un cadre social et familial transformé. Cette prise en charge a été présentée jusqu’ici comme un progrès social, par toutes les organisations politiques et syndicales, qui à la fois expriment et suscitent les aspirations de la société. Et l’on peut en effet y voir un progrès, dans la mesure où l’individu aurait désormais bien du mal à vivre, sans le travail que donne le Capital et sans les quelques services que lui fournit l’Etat. Mais l’on pourrait parfaitement concevoir une autre organisation politique, économique et sociale, grâce à laquelle les individus n’auraient plusà attendre du pouvoir ce qu’ils peuvent faire par eux-mêmes. C’est d’ailleurs là un des enseignements d’Ivan Illich, qui a suscité une utile réflexion sur l’autonomie individuelle.

(…) En définitive, le développement est un projet inspiré par les mêmes idées que la conquête et la domination coloniales. Il répond d’ailleurs aux mêmes intérêts et a les mêmes conséquences que l’exploitation coloniale. Il n’est qu’une fantastique entreprise de mystification (pour employer l’expression par laquelle Christian Harzo qualifie l’oeuvre civilisatrice du colonisateur), mais qui a cette particularité d’abuser les mystificateurs eux-mêmes. »

p. 28 ; « Le développement ne peut être que la réalisation progressive d’un double potentiel : d’une part, le potentiel que représente toute collectivité humaine et tous les individus qui la composent, d’autre part, celui que constitue le milieu physique dans lequel se trouve cette collectivité, un milieu qu’elle utilise pour assurer son existence et préparer celle des générations à venir.

(…) Ces sociétés posent mille questions aux ethnologues, qui s’emploieront à les classer en fonctions de critères qui risquent d’être toujours subjectifs et trop souvent en oubliant qu’elles sont le produit d’involutions, les restes de sociétés en voie de disparition. Mais elles avaient en commun cette autonomie économique, que devrait revendiquer toute entité socio-politique indépendante et soucieuse de préserver ses raisons de vivre :elles maîtrisaient les conditions de leur propre reproduction sociale, donc celles de leur développement véritable.

Or, la période coloniale a radicalement modifié les données de l’évolution de l’ensemble des sociétés. En assurant leur domination militaro-politique sur le reste du monde, quelques nations ont pu promouvoir leur développement économique, en utilisant le potentiel que représente le milieu physique des sociétés dominées. Elles provoquaient par là-même le sous-développement des régions dont elles prélevaient les ressources, ainsi que la régression technologique des populations qui ne pouvaient plus, ni définir leurs besoins en fonctions de leur culture, ni choisir les moyens techniques de les satisfaire. Car le sous-développement résulte de la fonction assignée à ces populations par les pays dominants : livrer de l’énergie, des matières premières et certains produits agricoles, en échange de produits élaborés et de services, y compris les produits et services qui leur permettent de produire et d’exporter ce qu’elles doivent livrer. Et cette fonction essentielle, qui rend les économies industrialisées et sous-dévelopées complémentaires, le tiers-monde la conserve dans le cadre actuel de l’économie mondiale. »

p. 31 ; « Dans le cadre du système socio-politique et économique mondial, tel qu’il existe aujourd’hui, le développement technico-économique du tiers-monde est impossible. Il est matériellement et financièrement impossible. Et tout ce qui est tenté pour le promouvoir aboutit à des résultats socialement inacceptables. Enfin, s’il était effectivement possible (c’est-à-dire si le tiers-monde produisait et consommait autant que les pays dits développés), il provoquerait la destruction quasi immédiate de la biosphère, donc celle de l’espèce humaine. »

p. 33 ; « Aucun doute n’est possible : quand les ressources naturelles du Gabon seront épuisées, les Gabonais seront un des peuples les plus pauvres du monde. Et les villes construites pour la minorité, nationale et étrangère, qui aura vécu fastueusement à la faveur du « développement » du Gabon, seront plus que probablement reconquises par la forêt tropicale. »

p. 35 ; « Le comportement des pionniers du Far West américain (à mettre en parallèle avec celui des Indiens) est à cet égard très caractéristique : le territoire n’a plus pour fonction de faire vivre la société qui l’occupe, mais d’enrichir ceux qui le possèdent. »

p. 36 ; « Les experts en développement, qui espèrent relever le niveau de vie

des peuples appauvris (bien-sûr, sans que soit modifié le système d’échange qui assure la prospérité des uns au prix de la misère des autres), croient-ils vraiment que le Rwandais pourra, un jour, vivre comme l’Américainmoyen qui consomme 1100 fois plus d’énergie que lui ?

(…) ce n’est plus la croissance qu’il faut dénoncer, mais les résultats apparemment positifs de la croissance passée . »

p. 37 ; « Ces pays (les pays industrialisés) vivent très largement au-dessus des moyens dont l’humanité dispose pour vivre et, a fortiori, pour progresser. Le problème ne devrait donc pas être de construire le tiers-monde à leur image, mais de les faire reconstruire eux-mêmes sur de nouvelles bases .

(…) La formule « après nous le déluge » est améliorée par une note optimiste : nos enfants sauront certainement construire l’arche. »

p. 38 ; « Nous avons le sentiment qu’ayant les mmes besoins fondamentaux, ces peuples doivent avoir aussi les mêmes produits et services pour les satisfaire ( et la même école, le même hôpital, les mêmes moyens de transport, etc.), donc les instruments de production correspondants. Notre sentiment va dans le sens des intérêts des minorités dirigeantes.

Prenons l’exemple de l’usine textile. Avec dix ouvriers, elle peut remplacer mille artisans. Sa production présente de nombreux avantages sur la production artisanale : elle est moins chère, plus régulière, et les ouvriers gagnent peut-être un peu plus que ne gagnaient les artisans. Mais elle permet surtout de concentrer la valeur que crée le travail entre les mains de son propriétaire, valeur qui était auparavant répartie entre mille personnes. »

p. 39 ; « Voilà qui suffirait à expliquer pourquoi les minorités privilégiées du tiers-monde sont si avides de « progrès », pourquoi elles placent le transfert de technologies au centre de leurs revendications : grâce à ces transferts, elles accaparent les ressources financières que dégagent les activités productives.

(…) Robert Linhart constate que si le Brésil, au prix d’un endettement formidable (voir plus loin), enrichit une minorité nationale et les investisseurs étrangers, en définitive, « il produit la faim« . Et il conclut que, d’une manière générale, plus les économies du tiers monde s’ouvrent sur le marché mondial, plus la masse des populations s’enfoncentr dans le dénuement.

* Le sucre et la faim, par Robert (Linhart (Editions de Minuit). »

p. 40-41 ; « De même qu’on longtemps cru au miracle brésilien, on a parlé du modèle indien, pour s’apercevoir aujourd’hui qu’on meurt toujours autant dansles rues de Calcutta et que la famine sévit dans les campagnes après la « révolution verte ». On ourrait encore citer l’Iran d’hier ou l’Algérie d’aujourd’hui. La proportion de chomeurs sans ressource, de gens affamés ou mal nourris, est certainement aussi élevée en Algérie, dont l’industrialisation est particulièrement ambitieuse, qu’au Rwanda qui est un des pays les plus pauvres du monde (pour éviter l’expression grotesque de « moins avancé »).

(…) C’est pourquoi le « dialogue Nord-Sud » demeure possible. Sur la scène internationale, les hommes qui parlent au nom du tiers monde ne sont nullement représentatifs des peuples qu’ils dirigent et dont les intérêts réels, vitaux, ne sont jamais prius en compte. En revanche, ils sont bien obligés de trouver un modus vivendi avec les dirigeants des pays industrialisés. La preuve en est que toutes les conférences Nord-Sud, après des débats parfois houleux, se terminent immanquablement sur des motions « chèvre-chou », mais jamais sur une rupture.

Dans le tiers monde, l’Etat est une structure dew pouvoir abérrante, car c’est sur lui que s’articule le système d’échange qui provoque le sous-développement. C’est lui qui interdit que sopit redéfinie la notion de développement. Mais le droit international, élaboré par les puissances dominantes, autorise-t-il une autre forme de gestion sociale ? »

p. 42 ; « Le développement, une faillite financière

Projet absurde, irréaliste, démentiel si l’on prend en compte les problèmes écologiques, le développement a ainsi des conséquences sociales inacceptaables. Seule constatation rassurante : il est financièrement impossible. Si l’on met à part les pays producteurs de pétrole, le tiers monde est incapable de payer ce qu’il importe avec la seule valeur résiduelle de ses exportations.

(…) C’est à cette époque qu’on commença à parler de « nouvel ordre économique international », de « plan Marshall pour l’Afrique » et autre « trilogue ». Comme il arrive souvent (surtout en France sous la Vème république), les mots et les formules des gouvernants sont moins destinés à qualifier une politique qu’à donner l’illusion qu’ils en ont une. »

p. 43 ; « Le robot, qui supprime des emplois en aval du processus de production industriel (et la quasi-totalité des installations industrielles du tiers monde ne se situent qu’en aval de ce processus), comme l’informatique en supprime dans le secteur des services, rendrait encore plus étroit le marché intérieur du pays sous-développé en y aggravant le chômage. Non seulement il n’améliorerait pas au profit de ce pays les conditions d’échange, mais il rendrait son insolvabilité tout à fait insurmontable.

(…) En fait, en éliminant le « travail-vivant » de la production, le robot va ôter au tiers monde le seul avantage qui était le sien dans la compétition internationale : celui d’avoir une main-d’oeuvre abondante et bon marché. Etr loin d’améliorer sa position relative, il va avoir un effet aussi dévastateur qu’une guerre sur son appareil productif. »

p. 45 , « Sans doute, ni le F.M.I. ni les Etats prêteurs ne se font beaucoup d’illusions sur le sort de leurs créances. Mais près de la moitié des crédits au tiers monde insolvable a été consentie par des banques qui disposaient d’une masse énorme de dollars inconvertibles. En contrepartie des dépôts qu’elles doivent à leurs clients, ces banques ont un actif constitué de trop de créances irrecouvrables. C’est tout le système bancaire occidental qui se trouve de ce fait en situation de faillite virtuelle, une situation qu’aggravent encore les crédits en constante augmentation accordés aux pays du camp socialiste. La faillite pourra être différée aussi longtemps que les pays pétroliers n’auront pas l’emploi de leurs ressources financières. Mais le jour où ils procèderont à des retraits arrivera nécessairement, ne serait-ce que parce que l’économie de ces pays n’est jamais autodynamique, qu’elle implique des importations, alors que le pétrole leur assurera des recttes décroissantes à l’exportation. Et, entre temps, la masse des crédits banacires au tiers monde aura sans doute encore beaucoup augmenté.

Il suffirait que quelques grandes banques vacillent pour que les faillites se déclenchent en chaîne. »

p. 47-48 ; « La théorie des avantages comparatifs vise à démontrer que l’échange, avec les spécialisations qu’il provoque, bénéficie à tous les co-échangistes. »

p. 49 ; « A ce propos, il faut rappeler que le premier « choc pétrolier » de 1973 ne fit que ramener le prix du pétrole à son niveau de 1952. Ce n’était qu’un rattrapage. »

p. 50 ; « Le pays qui exporte du coton et qui importe des tissus en coton a une spécialisation défavorable. Mais celui qui exporte un minerai vend une ressource qui ne se renouvelle pas. Or, notre système économique n’établit aucune différence entre ces deux types de matière première.

(…) On ne peut manquer de songer au point de vue, si typiquement économiste, du chancelier Helmut Schmidt : « Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain, et ces investissements sont les emplois d’après-demain. » Les profits d’aujourd’hui ne seraient-ils pas plutôt déduits des investissements de demain ? »

p. 51 ; « Enfin, les échanges internationaux favorisent des spécialisations, qui sont loin d’être également profitables à tous les pays. Ils ont entraîné une répartition très inégalitaire des activités productives dans le monde. »

p. 52 ; « Aujourd’hui, les spécialisations ne peuvent être absolues, car l’intégration économique n’est pas complète. »

p. 53 ; « Le terme d' »international » qui qualifie l’échange est trompeur. Celui-ci ne se pratique pas entre nations, qui seraient elles mêmes des blocs monolithiques constitués d’individus aux intérêts communs. Il est plutôt transnational et met en rapport des individus ou des groupes sociaux dont les intérêts sont sécifiques et, parfois, à l’opposé de ceux de la nation à laquelle ils appartiennent. C’est une aspect de la réalité qu’ont négligé les successeurs de Ricardo, lorsqu’ils se sont employés à préciser les conditions dans lesquelles l’échange réalise un « optimum économique ».

(…) Quand Jean-Bedel Bokassa faisait exporter tout ce qui est exportable au Centrafrique, pour importer des armes pour sa garde prétorienne et de la vaisselle d’or pour son palais, on ne voit pas très bien quel optimum économique réalisait l’échange. »

p. 55 ; « Les experts indépendants des gouvernements dénoncent à juste titre ce scandale : les pays où sévit la faim exportent de quoi nourrir nos porcs *!

(…) De plus, les structures internes des pays sous-développés sont aussi responsables de la faim que l’extraversion de l’agriculture. La production céréalière peut devenir excédentaire en Inde, sans que diminue le nombre d’affamés. Bien au cntraire, puisque l’augmentation des rendem,ents y est obtenue par l’élimination des petits paysans, de sorte qu’augmente le nombre de ceux qui ne peuvent acheter de quoi se nourrir.

* Voir en particulier Les Sillons de la faim, par Jacques Berthelot et François de Ravignan (L’Harmattan Editeur). Il s’agit d’un recueil de textes, rédigés par des experts indépendants des gouvernements qui ont organisé en 1980, au moment où se réunissait l’assemblée générale de la F.A.O., une « contre-conférence » à l’issue de laquelle a été constitué le Groupe et la Déclaration de Rome.« 

p. 56-57 ; « Ce n’est pas la production agricole qui devrait devenir autonome par rapport au marché mondial :c’est une société .

(…) Est-ce l’échange, en lui-même, qui est critiquable ? Sûrment non ! Il est inhgérent à toute vie sociale, donc à celle de l’individu. L’échange économique existe toujours, même au sein de la famille où il n’est pas médiatisé par la monnaie. Il résulte d’une division du travail, elle-même inévitable. Tel qu’il se pratique aujourd’hui, non seulement à l’intérieur de chaque pays , mais à l’échelle mondiale, il est à condamner pour trois raisons essentielles

La première, est qu’il fait valoir une notion de « valeur » plus que discutable : une valeur marchande qui est partout la même, alors qu’elle est ou devrait être différente selon la culture et les besoins spécifiques de chaque société.

Autre raison qui condamne l’échange : il ne tient pas compte de l’inégale productivité du travail des coéchangistes, qui ont pourtant tous deux besoin de ce que l’autre produit (puisque, précisément, ils procèdent à un échange). Celuio dont le travail est le plus productif (qu’il s’agisse d’un individu, d’une entreprise, d’un secteur d’activité ou d’une nation) s’enrichit par l’échange au détriment de l’autre (c’est-à-dire « l’exploite »), s’il ne réduit pas le prix des produits qu’il a à vendre, afin de partager avec son partenaire le gain de productivité qu’il a réalisé par rapport à lui. Or, dans l’état actuel des choses, il ne le fait que dans le cas exceptionnel où la concurrence l’y oblige l’y oblige. Le gain de productivité bénéficie à celui qui l’a réalisé. Il sert à accroìtre le profit, le salaire, l’impôt, à réduire le temps de travail, etc. Par exemple, la haute productivité du travail industriel permet de diminuer la durée du travail individuel dans ce secteur d’activité, plus qu’à réduire le prix des produits industriels qu’achète le paysan dont le travail est moins productif. Le paysan va devoir travailler davantage que l’ouvrier. Il en va de même au plan international. Pour acquérir un produit industriel qui a nécessité une heure de travail, le pays sous-développé devra fournir sept heures de travail*.

Enfin l’échange provoque des spécialisations fondées sur des données économiques et financières. Outre que ces spécialisations sont parfois très peu favorables, elles ne devraient pas être indépendantes de ce que chaque société souhaite produire. C’est la signification du travail qui s’en trouve complètement dénaturée.

D’une façon générale, l’échange n’a pas ou ne devrait pas avoir cette seule dimension économique que le système lui reconnaît. Les relations qu’il crée entre individus, groupes sociaux et sociétés, par l’intermédiaire de biens et de services produits, ont une importance qui dépasse leur simple résultat monétaire. Elles sont une façon de vivre ensemble . Or, l’échange, tel qu’il se pratique aujourd’hui, ne peut que refléter et accentuer l’injustice des rapports sociaux et internationaux, aggraver les contradictions d’intérêts que ces rapports « organisent », priver enfin de toute valeure sociale et culturelle les activités économiques des hommes..

Jusqu’ici, la critique du système capitaliste a porté davantage sur les conditions de production que sur les conditions d’échange. »

58 ; « Ce n’est donc pas l’échange qui est à condamner, pas plus que l’échelle à laquelle il se pratique aujourd’hui. C’est le cadre socio-politique dans lequel il est pratiqué. C’est l’organisation politique et sociale de tous les pays et celle du monde. »

p. 61 ; « Le concept d’économie nationale tend à ne traduire qu’une fiction statistique, si bien que l’indépendance nationale tend elle-même à ne plus être q’une fiction juridique. Comment en est-on arrivé là ? »

p. 62 ; « La marge de manoeuvre du pouvoir économique est ainsi très restreinte. Et elle diminue à mesure que s’élargit le champ de la concurrence, que progresse, en devenant plus complexe, le mode de production « intégré », que se multiplient les spécialisations et les interdépendances que celles-ci provoquent… »

p. 64 ; « En effet, le champ du politique et celui de l’économie ne coïncident plus du tout. Le premier demeure national, alors que le second est devenu international . »

p. 65 ; « La théorie économique devient alors apologétique. Et l’école libérale ne présente pas seulement comme inéluctable, mais comme hautement souhaitement le monde qui est en train de prendre forme : un monde régi par les seules lois économiques (qui toutes visent à assurer le jeu de la loi du profit, celui-ci assurant l’indispensable reproduction du capital), mais sans aucun projet politique ; un monde peuplé de travailleurs-consommateurs, mais sans aucun projet politique ; un monde culturellement unifié, mais avec une culture standardisée produite pour une consommation de masse ; un monde encore divisé en nations, mais où toutes les activités productives sont à la fois dénationalisées et interconnectées par un inextricable réseau d’entreprises qui organisent la production et les échanges à l’échelle mondiale, le fait que ces entreprises soient nationales, étrangères ou multinationales n’ayant plus aucune importance. »

p. 66 ; « Si l’évolution économique et technique a eu des conséquences considérables au plan politique et social, elle n’a rien changé de fondamental à l’organisation socio-politique du monde. Au contraire, toutes les sociétés sont aujourd’hui organisées en Etats-nations, comme le sont les peuples occidentaux depuis le XIXème siècle. C’est déjà là une raison qui peut expliquer que la pensée politique, qui ne peut guère procéder que d’une analyse critique de la réalité, ne se soit pratiquement pas renouvelée depuis plus d’un siècle alors que cette réalité se transformait prodigieusement, surtout au cours des dernières décennies. Le cadre juridique et institutionnel de chaque société peut faire croire qu’il est possible et raisonnable de vivre sur à peu près le même stock d’idées politiques que nos grands-pères. Cette impression est évidemment entretenue par les partis politiques , puisqu’ils ne sont eux-mêmes que dews structures nationales, dont l’objectif est d’exercer le pouvoir à une échelle nationale. »

p. 67 ; « En étendant son réseau à une échelle quasi planétaire, le Capital n’a pas seulement compliqué la très shématique division en classes du monde

capitaliste. Il a commencé à disloquer les nations. Car les liens qui rendent ces dernières interdépendantes, sont noués entre producteurs et consommateurs dont l’emploi et le genre de vie dépendent de moins en moins de la nation qui est la leur. »

p. 68 ; « Cette dislocation des nations, dans le cadre d’un système où production et consommation sont identiquement dénationalisées, est un aspect de la décomposition sociale dont il sera question ultérieurement. La base matérielle du sentiment nationaliste est en train de s’effondrer.

Nationalisme et socialisme

Il est curieux de constater que le sentiment nationaliste est, à tout prendre, un peu plus fondé dans les pays socialistes, qui devraient théoriquement le combattre au nom de « l’internationalisme prolétarien » (si l’expression recouvrait une réalité) mais où il est sogneusement cultivé, que dans les pays capitalistes industrialisés où les difficultés socio-économiques actuelles l’exacerbent bien inutilement. »

p. 69 ; « En revanche, dans le monde capitaliste, la dissociation des deux pouvoirs a permis au Capital d’évoluer en suivant sa seule logique, en fonction de son seul critère, sans avoir à tenir compte des critères politiques et sociaux qui orientent en principe la politique nationale des Etats. Si bien que le Capital est en train de réaliser ce qui devrait être un objectif du socialisme et que; paradoxalement, celui-ci interdit à cause du « collectivisme » appliqué dans un cadre socio-politique classique, celui dew l’Etat-Nation : l’unification du monde au plan économique.

Il est vrai que cette différence entre les deux blocs antagonistes tendra à disparaître. Le Capital finira bien par étendre son « action civilisatzrice » jusque dans les pays où le socialisme la freine. Sa dynamique concurrrentielle est en effet plus efficace que la planification, de sorte qu’il a donné une avance technologique aux pays capitalistes industrialisés. »

p. 72-73 ; « D’ores et déjà, plus aucune nation ne jouit de cette autonomie économique sans laquelle l’indépendance politique est un leurre : aucune ne maîtrise les conditions de sa propre reproduction .

A vrai dire, cette donnée n’est que très relativement nouvelle. Depuis fort longtemps, ces pôles d’accumulation capitalistique que sont les pays industrialisés utilisaient, comme source d’approvisionnements et comme débouché, les régions qu’ils contrôlaient politiquementz, de sorte que leur développement n’était qu’en apparence autonome et endogène. La situation dans laquelle ils se trouvent aujourd’hui est l’aboutissement normal de l’évolution initiée par leurs actions passées. Ils ont fini par perdre eux-mêmes cette autonomie dont ils avaient privé les sociétés dominées. Et ils n’ont plus aucune chance de la recouvrer. Le progrès leur interdit d’y songer. Car les formidables investissements qu’impliquent les technologies modernes ne peuvent être amortis que si le monde entier sert de débouché aux productions qu’elles assurent. Qu’un pays soit obligé d’acheter ces productions ou de les vendre, il se trouve dans les deux cas en position de dépendance. Dans les deux cas, cette dépendance détermine sa politique.

A cet égard, les auteurs qui prétendent qu’un pays est d’autant plus indépendant que son niveau technologique est plus élevé (par exemple A. Emmanuel*), font une curieuse confusion entre indépendance et position dominante.

(…) * Technologies appropriées ou technologies sous-développées ?, par A. Emmanuel (Presses Universitaires de France)« 

p. 74 ; « Si un pays exporte davantage, il exporte ses difficultés : les autres pays verront leur chômage augmenter, leur balance commerciale se dégrader et leur monnaie se déprécier. »

p. 75 ; « L’offensive du capital japonais risque donc de se terminer en débâcle générale.

(…) Il existe désormais une contradiction extrêmement inquiétante entre gestion à court terme et politique à long terme. »

p. 76 ; « Une étude approfondie et exhaustive des conséquences de l’intégration économique nécessiterait plusieurs ouvrages. Parmi ces conséquences, une encore doit être ici mentionnée : l’inadéquation de nos shémas politiques à la réalité contemporaine.

(…) C’est là une illustration du conte de l’apprenti sorcier. La volonté de puissance et la soif de richesse ont amené quelques hommes, quelques sociétés, à utiliser l’Outil, qui pouvait avoir une toute autre fonction, comme moyen d’assouvir cette double ambition contre d’autres hommes, contre d’autres sociétés. Jusqu’au jour où la compétition entre eux pour toujours plus de richesse et plus de pouvoir a, en fait, libéré l’Outil, qui désormais poursuit cette oeuvre insane. C’est lui maintenant qui fait l’histoire. Et l’évolution technique est devenue une fatalité. »

p. 78 ; « * On trouvera des informations intéressantes sur le travail au Japon dans le livre de Kamata Satoshi : Japon, l’envers du miracle, livre préfacé par Francis Ginsbourger et publié aux Editions Maspero.« 

p. 81 ; « le paysannat a diminué d’une manière drastique (il diminuera encore en France, où il représente environ 8 % de la population active, contre moins de 3 % aux Etats-Unis) et le nombre des travailleurs de l’industrie n’augmente plus ou baisse selon les pays. c’est le secteur tertiaire et celui des services qui est devenu le principal pourvoyeur d’emplois, surtout si l’on y inclut les activités relevant de ce secteur qui sont exercées par l’Etat. De ces différentes tendances, il semble raisonnable de tirer la conclusion suivante : si les progrès dans les techniques de production, en améliorant la productivité du travail, réduisent les emplois dans les deux secteurs qui produisent des biens matériels (essentiellement agriculture et industrie), le chômage pourra être résorbé grâce au développement de nouvelles activités de services. Cette conclusion est erronée. L’accroissement des effectifs dans le tertiaire corrrespond à une évolution mqui est d’ores et déjà terminée, alors que leur réduction dans les autres secteurs se poursuivra. »

p. 82 ; « Toujours dans le même temps, un nombre considérable d’activités sociales et culturelles sont devenues marchandes, sources de profit et créatrices d’emplois (dans les domaines des sports, de sloisirs, du tourisme, etc.). Il existre d’ailleurs très souvent une relation dialectique entre l’extension de la sphère capitaliste et l’apparition de nouveaux progrès, qu’il s’agisse de progrès techniques ou de progrès-innovations. par exemple, l’individu acteur, sujet actif de son propre plaisir, devient spectateur, consommateur de distractions, avec la naissance et la prolifération des moyens techniques qui lui offrent des sons et des images.

(…) Enfin, l’amélioration de la productivité du travail^grâce à l’Outil (ou principalement grâce à lui) et l’extension de la sphère capitaliste au plan interne (ainsi qu’au plan international, comme on le verra plus loin) ont très naturellement bénéficié au deux pouvoirs qui s’exercent sur la société, le Capital et l’Etat se renforçant en développent leur bureaucratie : les gestionnaires du pouvoir capitaliste et du pouvoir étatique ont proliféré. »

p. 83 ; « L’extension du champ interne du Capital est aujourd’hui terminée dans les pays industrialisés : la production autonome a disparu. Toutes les activités productives qui pouvaient devenir marchandes le sont devenues. Tous les besoins individuels et collectifs sont satisfaits par le Capital (ou par l’Etat) puisque sa production est censée les satisfaire. Désormais, le progrès technique qui améliore la productivité du travail provoque le chômage, car il réduit, non pas encore la masse salariale globale, mais le nombre de travailleurs : la fraction de la population qui est solvable, grâce à sa fonction productive, tend à diminuer. Et il est évident que la robotique va puissamment accentuer cette tendance, que ne peuvent plus combattre les progrès-innovations.

En effet, les espoirs que font naître ceux-ci, en particulier les multiples applications de l’informatique, reposent sur une illusion. L’évolution économique et technique n’a jamais fait naître de nouveaux besoins. Elle a seulement permis de satisfaire autrement, par de sproduits et services nouveaux, des besoins individuels et collectifs qui demeurent pour l’essentiel les mêmes . besoin de se nourrir, de se vêtir, de se déplacer, de communiquer, etc.

Il n’y a pas création d’activité, mais transformation d’une activité productive. »

p. 84 ; « En effet, ce n’est pas seulement, comme le dit Aurelio Peccei, parce que la terre est une planète aux dimensions finies, qu’une croissance économique indéfinie est impossible. C’est aussi parce que l’homme est lui-même un être fini. Sa capacité à consommer a des limites, très particulièrement des limites temporelles. Il peut accumuler de plus en plus de biens, à la condition que ceux-ci ne soient pas périssables, mais il ne peut pas en consommer de plus en plus, de même qu’il ne peut pas consommer de plus en plus de services. De ce point de vue, l’informatique dans la vie quotidienne et au foyer risque fort de se transformer en gadget, comme la calculatrice de poche pour laquelle la firme américaine Texas Instrument a crée des jeux de société. L’individu lira sur un écran ce qu’il aurait cherché dans un annuaire. Il jouera avec son ordinateur, au lieu de se livrer à d’autres distractions nécessitant d’autres objets. Enfin, relié à des banques de données internationales, il disposera de beaucoup plus d’informations qu’il ne pourra en assimiler. En cela, le nouveau progrès sera un peu semblable à celui de l’automobile, dont la vitesse augmente au-delà de celle qui est autorisée et même praticable sur la route. »

p. 85 ;  » Depuis longtemps déjà la machine créait des chômeurs. Le phénomène nouveau est qu’elle en crée dans les pays industrialisés eux-mêmes. »

p. 86 ; « Les recettes contre le chômage

Devant la montée du chômage, la réaction la plus générale est de chercher comment créer des emplois. Elle est aussi logique que stupide. Parce qu’il est indispensable à la survie individuelle, le travail devient un objectif saocial indépendant de l’utilité de la production qu’il assure ! Il serait une fin en soi. Lui qui fut pendant des siècles présenté comme une dure nécessité imposée aux hommes, seule l’élite socio-politique en étant dispensée (l’aristocrate, puis le rentier de la société bourgeoise), voilà qu’il est aujourd’hui perçu comme un « droit » pour tous !

(…) Le comportement des travailleurs est d’ailleurs plein d’enseignements. Hier, leur vie était insupportable à cause de l’usine. Aujourd’hui, la vie n’est plus possible parce que l’usine ferme. Ils protestent et exigent la réouverture de leur usine. Et peu importe ce que produit l’usine ! Il est vrai que, vivant au jour le jour, ils ont bien des excuses à ne considérer que leur intérêt immédiat. Mais il est grave que les partis et les syndicats qui les encadrent les encouragent à ne pas voir plus loin que la défense de l’emploi. »

La Belgique illustre aussi le danger que peut présenter la réduction du temps de travail, puisque celui-ci était limité à 35 heures par semaine et que le taux de chômage y est un des plus élvé du monde occidental.

La revendication des 35 heures ne pourrait être satisfaite que si tous les pays industrialisés en compétition se mettaient d’accord pour la satisfaire, en tenant compte de ce que sont aujourd’hui leurs conditions générales de production. Un tel accord paraît plus qu’improbable. Si en France la réduction de la durée du travail (point de vue défendu par le patronat, et que les syndicats de travailleurs commencent à admettre). Malheureusement, sauf le cas où l’amélioration de la productivité du travail peut être obtenue par une meilleure utilisation des équipements (travail en continu, accélération des cadences, etc.), elle l’est par recours à des progrès techniques qui réduisent les emplois, de sorte que les travailleurs seraient moins nombreux à bénéficier de la mesure. Enfin, si le salaire est réduit en même temps que la durée de travail (ce qui correspond bien à ce « partage du travail » dont on parle tant), la baisse générale du niveau de vie des salariés aura une incidence sur la production : la consommation portera davantage sur des produits peu chers, mais qui ne sont pas chers parce qu’ils nécessitent peu de « travail-vivant ». De cette manière encore l’emploi serait compromis. »

p. 90 ; « Il va enfin considérablement accentuer un phénomène qu’on observe depuis plusieurs années déjà : les moyens de production, de plus en plus performants d’un point de vue technique, sont aussi de plus en plus dificiles à rentabiliser. Ils améliorent la productivité du travail, mais leur productivité financière est décroissante. La robotisation de la production risque donc fort de tourner à la banqueroute.

Le robot, qui, techniquement, peut se reproduire lui-même, aura bien du mal à s’amortir financièrement, puisqu’il réduit le nombre des consommateurs en les condamnant au chômage. »

p. 91-92 ; « D’ores et déjà, les biens et services destinés à répondre aux besoins individuels et collectifs ont souvent une fâcheuse incidence sur la formation des individus, sur leur épanouissement (on sait par exemple l’effet nocif de la télévision sur la capacité des enfants à appréhender le réel), sur la qualité de la vie, sur l’environnement, enfin sur les rapports sociaux. Qu’il s’agisse de l’automobile, des appareils ménagers ou des moyens audio-visuels, tous ces progrès ont contribué à réduire ces rapports et parfois à les rendre plus agressifs : l’individu se replie sur lui-même ou au sein d’un groupe social étroit et trop homogène, dans un cadre qui s’organise pour être isolé du monde réel. La télématique ne peut qu’accentuer cette tendance au repliement, à l’émiettement de la société, à la disparition de véritables relations interpersonnelles… Bref ! Le rapport à autrui sera de plus en plus gravement médiatisé par la machine.

(…) Or, cette construction devient aussi de plus en plus vulnérable. Reliés au monde extérieur par une quantité de média, les individus forment une société, dont l’existence et l’organisation active dépendent de centres de plus en plus puissants et de moins en moins nombreux. Avec les applications de la télématique, ils vont dépendre de ces centres, non plus seulement en tant que consommateurs, mais aussi parfois en tant que producteurs travaillant sous les ordres d’un terminal d’ordinateur. Que les centres s’arrêtent de fonctionner, et c’est la société entière qui se désorganise. Ce n’est donc pas la seule centrale nucléaire qui nous condamne à l’Etat policier. C’est le système technicien que l’évolution du mode de production ne cesse de rendre plus complexe et plus vulnérable au « sabotage ». Et c’est aussi l’évolution sociale. Incapable d’enrayer la montée du chômage, l’Etat ne pourra faire face à ce chancre qui ronge le corps social qu’en combattant ses effets. Il est donc certain quze dans tous les pays occidentaux, derrière les institutions qui permettent le jeu d’une démocratie formelle, s’instaurera peu à peu ce qu’Ingmar Granstedt appelle excelemment un « fascisme d’impuissance ».

(…) Mais jusqu’à quand la société elle-même supportera-t-elle un discours démenti par la réalité qu’elle vit ? »

p. 94 ; « Aujourd’hui, la situation financière de pays comme l’Indonésie, l’Algérie, le Nigéria ou le Mexique, prouve que le pétrole n’est pas une assurance contre l’insolvabilité. »

p. 95 ; « Car toutes les productions ne peuvent être robotisées, notamment pas la plupart des productions agricoles. Il est probable que l’évolution des prix relatifs, qui a été très défavorable à l’agriculture européenne depuis une vingtaine d’années, avec une baisse du revenu agricole depuis l’arrêt de la croissance, provoquera l’élimination d’un grand nombre d’agriculteurs et peut-être le déport vers le tiers monde de certaines productions agricoles. »

p. 96 ; « A cet égard, la politique du président Reagan est exemplaire. Imposant aux Etats-Unis un effort d’armement considérable, il se résigne a accepter un déficit record du budget fédéral, que des coupes sombres dans les dépenses sociales ne peuvent suffisamment allléger. Le Trésor se trouve alors obligé d’emprunter sur le marché financier. Ses emprunts provoquent une hausse des taux d’intérêt, qui attirent les capitaux internationaux et maintiennent le cours du dollar au plus haut, mais qui étranglent l’économie américaine tout autant que les économies européennes. Pourtant, les véritables dificultés économiques et sociales n’apparaîtront que demain : lorsque la récession s’accelèrera avec l’abandon progressif des projets militaires. »

p. 97 ; « Un autre mode de production est-il concevable ? Pour que l’économie obéisse à une autre logique que celle de l’accumulation -une accumulation qui conduit aujourd’hui le système à sa perte- il faudrait que s’établissent d’autres rapports sociaux et d’autres rapports entre sociétés.Ce préalable étant levé, il faudrait que chaque société adopte des normes de production en fonction de ses problèmes spécifiques (coût plus ou moins élevé de la reproduction sociale selon le mode de vie, volume inégal de la production nécessaire selon les milieux physiques, etc.), toutes les sociétés pouvantz entreprendre des productions en commun et redresser, par l’échamge, les inégalités résultant de la répartition des ressources dans le monde. Il n’y aurait plus de développement. Celui des forces productives ne tendrait plus qu’à améliorer les conditions de travail dans la limite posée par la force de travail à employer. Il ne favoriserait plus une accumulation capitalistique indéfinie, en vue de favoriser ce développement lui-même indéfiniment.

(…) Car la caractéristique essentiell du système qui est en train de sombrer, aura beaucoup moins été de produire de plus en plus de richesse que de la drainer et de la concentrer. »

p. 100 ; « Vu de Rome, l’Empire romain devait paraître une fabuleuse construction (un peu moins satisfaisante pour l’esprit, vu des provinces conquises). Il succomba pourtant sous les coups des barbares (qui n’en étaient qu’aux yeux des Romains).

(…) Ils se bornèrent donc (les Etats-Unis ), d’abord à encourager l’éclatement des empires coloniaux (au nom de la liberté des peuples) qui ouvrit la totalité du tiers monde à leurs entreprises, puis à dégager des « rounds » dans le cadre du G.A.T.T., afin de favoriser le libre-échange et, par conséquent, l’extension du champ de la concurrence, celle-ci devant jouer principalement à leur profit. Ce faisant, ils créaient le contexte qui permit au Capital d’oeuvrer en toute liberté à l’échelle mondiale et de s’internationaliser. Ainsi sont-ils les pères fondateurs d’un empire de type nouveau : un empire économique. »

p. 101 ; « Mieux vaut la fin de la civilisation occiedentale et du système technicien qu’elle a produit, plutôt que la fin de l’espèce humaine à laquelle elle conduit. »

p. 102 ; « La politique industrielle dite d’import-substitution (production sur place de ce qui était auparavant importé), qui était la conséquencew d’une colonisation des habitudes de consommation, s’achèvera en banqueroute.

La relative autarcie à laquelle ces pays sont obligés est la condition première d’un développement endogène et autocentré, donc original, puisque correspondant à la diversité des cultures et des milieux physiques. Une condition nécessaire,mais non suffisante. Les sociétés concernées devront encore transformer leur organisation socio-politique, parfois aussi retrouver leurs limites, qui sont très rarement (jamais en Afrique) celles que maintiennent les pouvoirs d’Etat et qui ont été entérinées par des accords internationaux.

(…) Cette anarchie pourrait être évitée ou sa durée limitée, si les forces d’opposition aux régimes en place, au lieu de poser le problème de leur pays en termes de « pouvoir national », tentaient d’organiser des enclaves socio-économiques autonomes, semblables à celles qui finiront peut-être par prendre forme dans les pays capitalistes industrialisés. »

p. 103 ; « En Afrique, des expériences semblables se multiplient. Celles que cite H. Desroches sont tout à fait passionnantes, en particulier parce qu’elles sont tentées par des Africains sans le moindre concours extérieur. Par exemple, celle de ces travailleurs sénégalais de la région parisienne, qui ont constitué un fonds d’épargne (« la marmite »), grâce auquel dont ils sont issus. Ce fonds permet en outre d’accorder une bourse à un étudiant, choisi par les villageois en fonction de ses qualités morales. L’étudiant, qui vient à Paris pour apprendre ce qui servira plus tard dans les villages, est pris en charge par ses compatriotes smicards, mais doit faire pour eux la cuisine (ils n’ont pas eux-mêmes le temps de la faire) et s’engage à participer, le soir, à des cours d’alphabétisation dans le foyer des travailleurs immigrés. Il pas de meilleur exemple de ce que peut être le « développement » en Afrique. »

p. 104 ; « La révolution iranienne est l’illustration la plus marquante de ce rejet du développement au nom de la spécificité culturelle d’un peuple. Le Chah avait opté pour la modernité. Il avait fait le pari de transformer l’Iran et sa société sous la pression des exigences d’une économie capitaliste industrialisée, afin de construire un pays en tous points semblable à un pays occidental. Il a perdu ce pari (ce qui ne signifie évidemment pas que les religieux gagneront le leur). »

p. 105 ; « A noter que les Eglises chrétiennes, qui oeuvrèrent longtemps en vue de cette assimilation, travaillent aujourd’hui le plus souvent en sens contraire. Elles n’en sont pas encore à mettre en cause le développement, mais elles critiquent l’organisation socio-politique que celui-ci implique et favorise, et elles dénoncent les conséquences qu’il a pour la majorité des populations. Enfin, si elles ne proposent pas une rupture avec le modèle dominant, elles encouragent les sociétés dans leurs quêtes d’identité, qui les amènera tôt ou tard à récuser le type de développement actuellement mis en oeuvre. D’autant plus sûrement que ce dernier bute sur des impossibilités concrètes. »

p. 108 ; « Mais les pays capitalistes industrialisés ne sont pas mieux lotis. Ils sont, eux aussi, affectés par une décomposition sociale qui suit plusieurs axes : progression du chômage et de la pauvreté, montée très rapide de la délinquance, affaiblissement du fait national qui peut aller jusqu’à l’éclatement des nations, enfin développement d’une contestation idéologique, qui s’accompagne d’une tâtonnante réorganisation d’une fraction de la société.

Le chômage est et deviendra de plus en plus un puissant facteur de décomposition sociale, non seulement du fait de son importance, mais aussi parce qu’il frappe toutes les classes sociales, y compris la bourgeoisie.

(…) Le chômage des intellectuels progresse comme celui des manuels.

(…) L’Université, qui a pour charge de produire des élites, donc des minorités privilégiées, y est devenue un des principaux centres de l’agitation socio-politique, du jour où elle a commencé à former des chômeurs diplômés. »

p. 109 ; « La montée du chômage est quelque peu freinée par le développement du travail à temps partiel, intérimaire et précaire. C’est alors la pauvreté qui progresse.

(…) La contradiction entre progrès technique et progrès social, qui a toujours été évidente dans le tiers monde, commence à apparaître aussi dans les pays industrialisés. »

p. 110 ; « L’urbanisation rapide et anarchique a déshumanisé la rue, le quartier, la ville elle-même, tandis qu’un nouveau type d’habitat (en partie imputable à la circulation automobile) rend impossible l’autodiscipline des citadins *. La violence est glorifiée d’une manière aussi constante qu’insidieuse, du seul fait que la loi du plus fort l’est aussi, puisque tous les rapports interpersonnels et sociaux, en tous domaines, ne sont que des rapports de compétition, donc des rapports de forces.

(…) Le refus social se manifeste aussi par des réactions individuelles non violentes, qui vont de l’absentéisme dans le travail à des troubles psychiques, en passant par l’usage de droqgues. Il représente un des symptomes les plsu évidents de la décomposition sociale des pays capitalistes industrialisés.

(…) De quelque manière qu’il exprime, le refus social traduit un changement des comportements individuels qui peut avoir, à terme, une incidence sur l’économie, aussi grave que l’extension du chômage et de la pauvreté.

* Voir Le temps qu’on nous vole, par Jean Robert (Editions du Seuil)« 

p. 111 ; « Tandis qu’on assiste, dans les deux Amériques, à la résurgence encore timide des revendications indiennes (timides, mais peut-être beaucoup plus « révolutionnaires » que celles des Noirs aux Etats-Unis), les minorités anciennement incorporées de force aux nations européennes s’opposent aux majorités avec une vigueur toute nouvelle.

Jean Chesneaux a fait l’historique de cesa dissidences que constituent ces minorités en Europe. Il rappelle que celles-ci eurent surtout, au départ, le souci de préserver leur langue et un patrimoine culturel. Elles apparaissent alors comme passéistes, car l’assimilation culturelle et linguistique semblait être, à la fois la condition et l’inévitable résultat du progrès économique et technique, qui lui-même passait (et passe encore !) pour conditionnerle progrès social. L’uniformisation des normes et des conditions de production, du modèle de consommation et du genre de vie, condamnait les singularités collectives et les cultures régionales. »

p. 112 ; « Car la société régionale n’est pas plus homogène que ne l’est la nation. Elle est divisée en classes et par des contradictions d’intérêts, ses divisions justifiant des rapports de domination qui, au plan national, culminent au niveau d l’Etat. Indépendante, elle serait donc amenée à reconstituer un système de pouvoir semblable à celui auquel la nation est soumise. Et c’est d’ailleurs bien l’ambition des notables régionaux indépendantistes (notables au sens large, car le leader révolutionnaire a vocation à en devenir un). Puis le haut de la hiérarchie sociopolitique se trouverait dans la même position que les élites dirigeantes du tiers monde, c’est-à-dire devant la nécessité d’importer, donc d’exporter, donc de maintenir la région dans le cadre général de l’économie mondiale et d’en accepter les contraintes. »

p. 114 ; « Il n’est pas certain que ce soit en fouillant dans leur histoire que les minorités régionales trouveront de nouvelles raisons d’exister collectivement. Ce sera aussi et peut-être surtout en se mettant à l’écoute de ces forces sociales nouvelles (nouvelles dans la meusre où elles ne se situent pas par rapport aux clivages traditionnels de la société) qui sapent les fondements idéologiques des nations occidentales. »

p. 116 ; « Ainsi sont nées une multitude d’associations contestataires, que certains regroupent sous le terme générique de Mouvement, en y englobant, il est vrai, certaines luttes sociales plus traditionnelles, mais à l’initiative de « la base » et irrespectueuses des stratégies politiques ou syndicales. Le Mouvement est le produit d’une multitude de comportements nouveaux, en complète opposition avec l’immobilisme intellectuel des partis et des syndicats qui, parce qu’ils se bornent à défendre des « intérêts de classe » (ou nationaux) au sein du système, finissent toujours par se plier à sa logique.

Le mérite du Mouvement est de mettre en lumière lews véritables enjeux de notre époque (des enjeux fondamentaux et non pas évènementiels), quzi sont très rarement ceux dont les classes politiques nationales se préoccupent, et que leur participation à la gestion du système les oblige d’ailleurs à négliger. Mais il n’est encore qu’une nébuleuse, constituée d’éléments hétérogènes dont les contributions peuvent devenir contradictoires. »

p. 117 , « Ce qui fait la force des mouvements contestataires fait aussi leur faiblesse : l’imprécision de leurs objectifs réels. Pour que cette imprécision cesse, il suffirait sans doute que chacun d’eux ait à se prononcer sur les objectifs que poursuivent les autres. Car si chacun choisit un angle d’attaque particulier, tous s’en prennent au même système. »

p. 118 ; « Pris comme un tout, le Mouvement n’en traduit pas moins un considérable changement d’attitude à l’égard des 9nstitutions et du jeu politique. il élargit le débat social, en s’attaquant à des problèmes qui sont, en fait, parfaitement insolubles. En cela déjà, il peut ébranler l’idéologie qui assure la cohésion de la société : même par ses échecs (dans ses luttes contre l’implantation de centrales nucléaires, contre le surarmement, etc.), il démontre que, pour préserver le système et les situations ou avantages acquis, nous sommes tenus d’accepter l’innacceptable. »

p. 120 ; « Dans la même étude, C. Castoriadis souligne que le poids de l’Armée est très supérieur à celui du Parti dans la société soviétique. Avec d’ailleurs cette conséquence que l’économie est « duale » : seules les industries d’armement (et d’exploration spatiale) se développent dans de bonnes conditions, toutes les autres activités productives accusant des faiblesses plus ou moins graves. Le « lobby militaro-industriel » serait ainsi beaucoup plus redoutable en U.R.S.S. qu’en Occident.

(…) Outre que l’influence des partis communistes est globalement insignifiante, une Europe comministe poserait plus de problèmes que la Chine à la « Patrie di socialisme ». »

p. 121 ; « On peut au contraire penser que les similitudes entre les deux systèmes industriels, ainsi que les liens qui se sont établis entre eux et qui ne cessent de se développer, favoriseront un certain parallélisme dans l’évolution des deux blocs politico-militaires antagonistes. Aussi, on ne retiendra ici que l’hypothèse la plus optimiste : la décomposition socio-politique du bloc soviétique lui-même. »

p. 126 ; « Le plan à élaborer n’est pas de « développement », mais de survie . L’objectif n’est pas de permettre à la population de vivre comme l’Européen moyen, mais mieux qu’un chômeur ou qu’un paysan ruiné. Son niveau de vie ne dépendrait d’ailleurs pas seulement de son importance numérique, de la diversité des ressources locales, de la diversification des activités et du niveau des techniques de production mises en oeuvre. Il dépendrait aussi, pour une part considérable, de son organisation économique et sociale. Il serait d’autant plus élevé que celle-ci serait plus démocratique.

En effeaçant la distinction entre décideurs et exécutants, l’autogestion économique et sociale évite les prélèvements effectués sur le travail productif pour assurer l’existence de la « classe » des gestionnaires (gestionnaires des deux pouvoirs, capitaliste et étatique), ainsi que pour mettre l’Etat en mesure d’offrir à la collectivité des services qu’elle pourrait fort bien s’assurer à elle-même par la coopération volontaire. Elle élimine en outre un nombre très important d’activités productives, soit parce qu’elles sont sans valeur sociale, soit parce qu’elles n’ont pas à être marchandes, soit parce qu’elles sont favorisées ou imposées par une hiérarchie socio-économique qui va se trouver écrasée. »

p. 127-128 ; « Un plan de survie présuppose donc une société homogène. Dans certains cas, celle-ci le deviendra, car la crise peut homogénéiser les situations en ramenant tout le monde au même niveau de dénuement.

(…) Les expériences à caractère économique sont pour la plupart tentées soit par des travailleurs dont l’instrument de production est tombé en faillite (Lip étant en France l’exemple le plus connu), soit par des individus qui créent une entreprise en instaurant entre eux de nouveaux rapports de production, sans hiérarchie, sans salariat de type classique ni spécialisation trop poussée des travailleurs. L?entreprise a généralement un statut de type coopératif (coopérative de production ouvrière) et se baptise parfois « éco-entreprise » pour affirmer ses préoccupations écologiques.

(…) Pourtant, il arrive que certaines initiatives soient inspirées par un souci d’autonomie par rapport au système. C’est le cas par exemple de celles de néo-ruraux qui vivent pratiquement en autosubsistance, ou celles encore de quelques éco-entreprises qui échangent entre elles une partie de leur production. »

p. 129 ; « Que ces expériences soient politiquement ambiguè, cela ne fait aucun doute. C’est d’ailleurs bien parce qu’elles sont sans portée politique apparente et qu’elles peuvent, au moins dans une faible mesure, réduire les tensions sociales et le chiffre du chômage, que les gouvernements, notamment en Allemagne fédérale et en France, après les vaoir combattues, les laissent vivre et se développer, parfois même les favorisent en les subventionnant. »

p. 134 ; « Pour l’heure, la plupart des individus qui se lancent dans des expériences alternatives cherchent à satisfaire leurs seules aspirations (à la convivialité, à un plus grand respect de l’écosystème, etc.). Ce sont parfois d’anciens militants marxistes, qui, ne croyant plus à la révolution et à la société meilleure qu’ils en attendaient, ont décidé de vivre dès maintenant leur idéal social. En se marginalisant, ils ne prétendent pas accomplir un acte politique. Certains, il est vrai, pensent que cet acte a valeur d’exemple : ils estiment que tout le monde pourrait opter pour ce genre de vie qu’ils ont choisi. Mais ils ne se dotent pas d’une stratégie pour provoquer cette étonnante mutation des comportements. Ils se bornent à attendre le miracle.

La démarche des alternatifs n’est pas généralisable. Mais elle n’en a pas moins une portée politique, qui peut sous certaines conditions devenir décisive. On peut même penser que ces démarches convergentes, qui se font jour dans tous les pays industrialisés, sont l’amorce d’un mouvement historique (comme le fut par exemple celui des peuples coloniaux luttant pour leur libération), dont l’ampleur dépendra de la conscience qu’il aura de lui-même et de son rôle.

La manière de vivre des alternatifs permet, sinon présuppose, une meilleure adapètation de la production à chaque milieu particulier. »

p. 135 ; « Aisni, bien que s’employant à ne résoudre que leurs problèmes personnels, les alternatifs créent un contexte qui, s’il se généralisait, placerait les peuples du tiers monde en meilleure position pour résoudre les leurs. Donc leurs initiatives ont déjà une portée politique au moins virtuelle.

(…) De ce point de vue, on peut accepter la formule désabusée d’André Gorz : « la société ne sera jamais bonne par son organisation. » »

p. 136 ; « La société que préfigurent les expériences alternatives n’est pas nationale, au sens habituel du terme, ni même régionale.

(…) Elle sera caractérisée par ce nouveau rapport à autrui, mais à un autrui qui se trouve ppartout où existe une société porteuse de la même idéologie. On peut donc très bien concevoir que deux entités socio-économiques autonomes par rapport au système, l’une par exemple située en Europe et l’autre en Afrique, fusionnent en une seule entité politique, si la fusion est une condition nécessaire à la réalisation de leurs projets respectifs.

Une telle perspective paraît invraisemblable -aussi invraisemblable que l’était au début de ce siècle celle d’une Europe économique. Il faut pourtant bien l’envisager comme une possibilité à long terme, si l’on veut éviter que les problèmes auxquels les nations industrialisées vont être confrontées soient à jamais insolubles, c’est-à-dire que ces nations soient condamnées à payer indéfiniment le prix de leurs ambitions et de leurs excès historiques. »

p. 137-138 ; « L’autonomie économique est l’objectif immédiat qu’ils devraient s’assigner. Elle implique la rupture des échanges, tels qu’ils se prastiquent aujourd’hui, au sein de chaque pays et à l’échelle mondiale.

(…) L’autonomie économique n’est donc pas une fin en soi. Elle est le seul moyen, la seule opportunité qui soit offerte par le système lui-même, du fait des conséquences sociales de son évolution (de la marginalisation d’une partie de la société), de reconstruire progressievement le monde comme il faudrait qu’il le soit pour devenir, peut-être, un peu plus juste, un peu moins déchiré par des contradictions d’intérêts : de bas en haut.

Les moyens d’agir

Les expériences alternatives pourront se tranformer en un système alternatif, si elles prolifèrent en se coordonnant, c’est-à-dire si elles développent des activités suffisamment diversifiées pour que les nouvelles entités sociales puissent se détacher progressivement du sy<stème dominant, jusqu’à la rupture complète qui ferait d’elles des entités socio-politiques. Elles n’y parviendront que si elles se dotent d’un organe capable à la fois d’assurer la cohérence des initiatives et de programmere celles qui doivent être prises. »

p. 139 ; « Elle est condamnable, parce qu’elle encourage ou impose ce rapport à autrui, qui est à l’opposé de celui que l’individu devrait naturellement avoir. Un rapport agressif qui n’est pas du tout, quoiqu’on en dise, inhérent à la nature humaine, pour cette excellente raison qu’il n’existe pas de nature humaine. »

p. 140 ; « Se posera un problème de resources. Jusqu’ici, il est généralement mal abordé par les alternatifs, quand ils créent un organiosme de financement pour faciliter les entreprises. Outre qu’ils prévoient pour cet organisme un mode de fonctionnement qui lui interdit d’être l’instrument d’une démocratie économique, ils adaptent leur programme d’intervention aux ressources dont ils disposent. Ils devraient, à l’inverse, établir leur plan de trésorerie en fonction de leurs projets d’investissements, puis chercher les ressources nécessaires, dont l’origine dépend précisément de la nature des projets.

(…) Il faut en effet que les majorités comprennent et approuvent les objectifs des minorités marginales ou marginalisées. »

p. 141 ; « Pour qui n’a rien ou presque, renoncer à avoir ne constitue pas un lourd sacrifice. En revanche, participer à une oeuvre collective qui déborde toutes les frontières traditionnelles, c’est acquérir ce que personne ou presque n’a désormais : une raison sociale de vivre. »

p. 142 ; « Rappelons cependant que, dans le contexte social contemporain, le recours à la violence est à proscrire. Tout au plus celle-ci peut-elle être retenue, à titre exceptionnel, comme moyen tactique d’atteindre un but ponctuel, dans le cadre général d’une stratégie non violente. »

p. 143-144 ; « L’Etat devra se rendre à l’évidence : du seul fait que le champ économiqe est devenu mondial, il n’est plus possible de cantonner dans le tiers monde la fraction de la population marginalisée par l’évolution technico-économique. Elle existe partout. Elle est répartie dans tous les pays. Elle augmente partout, tandis que se réduit la base sociale de l’économie dite moderne. »

p. 145 ; « Il ne s’agit plus de préparer un avenir meilleur, mais de vivre autrement le présent. La démarche des alternatifs est conforme à cette problèmatique. Ils ne se préoccupent pas plus de développement que les pygmées d’Afrique équatoriale. Mais ils ne peuvent pas se retrancher dans leur microcosme. Leur expérience ne survivra que si elle s’étend. De plus, la manière de vivre le présent peut fort bien déterminer l’avenir. C’est donc à préciser cet avenir qu’ils doivent s’employer, afin de s’assurer que leurs actions présentes le préparent et ne le compromettent pas.

(…) D’une façon générale, les expériences « à la base » qui se développent dans diverses directions (surtout dans le domaine des énergies douces et décentralisées) peuvent parfaitement faciliter cette désarticulationde l’économie, que les idéologues du libéralisme redoutent beaucoup trop pour oser l’envisager. »

p. 146 ; « Pour que l’approfondissement des difficultés économiques et sociales favorise une transformation très progressive de la société, en même temps que l’élaboration d’une nouvelle construction économique et technique, il faut que les alternatifs sachent quel avenir ils entendent préparer par leur initiatives actuelles, et comment cet avenir, qu’ils forgent pour eux-mêmes, « s’articule » avec celui des majorités. Il faut qu’ils se dotent d’un projet politique. »

p. 147 ; « La plupart des alternatifs récusent les shémas politiques. Ils s’efforcent d’établir entre eux des rapports équitables, mais s’interdisent de définir la jsutice sociale et de chercher les moyens de l’instaurer. Ils sont trop critiques à l’égard de ces avant-gardes qui veulent imposer leur idéal social aux autres, pour se présenter eux-mêmes comme une avant-garde. »

p. 148 ; « Devant cette réalité qu’ils refusent et qui ne génèrent pas de révolution, trop de militants s’engagent dans la voie de la violence, notamment dans un terrorisem qui est censé accentuer les contradictions entreclasses sociales antagonistes (ou présumées telles) jusqu’à les rendre enfin explosives. »

p. 149 ; « Ainsi, les ambitions nationales ne sont en fait que la projection, au plan mondial, de celles que nourrit à titre individuel « le bourgeois » au sein de la société libérale. Or, si le socialisme condamne la volonté individuelle de puissance et d’enrichissement ou, tout au moins, s’il cherche à en limiter les effets, il l’encourage lorsqu’elle est colective. A cet égard, on peut aujourd’hui constater à quel point le discours d’un gouvernement socialiste sur « la présence de la France dans le monde » ressemble à celui de la droite la plus élitiste.

Si la France était un pays idéalement démocratique, donc respectueux des valeurs qui fondent la démocratie, elle ne constituerait pas avec d’autres pays européens une entité économique, éventuellement politique et militaire, capable de rivaliser avec les deux super grands. Elle tenterait de remédier aux conséquences de ses entreprises passées. Elle chercherait à s’associer à des pays du Maghreb et d’Afrique Noire dont les économies sont devenues à son initiative complémentaires de la sienne, afin de former une zone politique protégée, ausein de laquelle des groupes sociaux hétérogènes pourraient s’organiser en fonction de leurs choix culturels sans que l’éventuel enrichissement des uns s’effectue au détriment des autres. »

p. 150 ; « Par nos choix, nous affirmons que les individus n’ont pas la même valeur selon le lieu où ils naissent (au Nord ou au Sud) et aussi selon la place qu’ils occupent au sein de leur société. »

p. 152 ; « Utopie que tout cela ? Sana aucun doute ! Pourtant, il paraît invraisemblable que l’humanité, si toutefois elle a un avenir (ce dont on peut, il est vrai, raisonnablement douter) demeure organisée durablement comme elle l’est aujourd’hui. »

p. 153 ; « Prisonnières du système qu’elles ont élaboré, victimes de sa dynamique, les nations industrielles ne peuvent reconsidérer les principes qui fondent leur organisation, transformer leurs rapports sociaux, moins encore leurs relations avec le tiers monde. Mais la société virtuelle que forment les alternatifs peut, quant à elle, poursuivre l’Utopie. ELle se trouve en effet dans une situation historique exceptionelle : elle n’hérite aucune structure, aucune institution. Elle peut définir ses fins, avant de s’organiser en conséquence. Elle doit alors le faire.

(…) Parmi ces droits, celui de s’organiser librement devrait être reconnu à toute collectivité, aussi réduite soit-elle, car une société qui ne cherche pas à accroître sa puisssance peut se limiter au groupe qui partage les mêmes choix culturels. »

p. 154-155 ; « Dans le domaine économique, comme dans tous ceux où les pulsions des individus et des groupes sociaux doivent être endiguées dans un sens acceptable pour la collectivité plus ou moins large qu’ils forment (collectivité qui est aujourd’hui mondiale au plan économique), il faudrait inventer des « lois », analogues à celles qui ont été ébauchées plus haut à propos des échanges (et qui sont évidemment à améliorer). La recherche de ces lois implique une analyse critique exhaustive des économies industrielles, capitalistes et socialistes. Il faut comparer ce qui est à ce qui devrait être. De cette comparaison se déduira la marge d’erreurs et d’aberrations qui n’a cessé de s’élargir, tout particulièrement depuis la révolution industrielle, seuil qui n’aurait certainement pas dû être franchi sans précautions de tous ordres.

(…) Lorsque les aristocrates français, à la fin du XVIIIème siècle, durent renoncer à leurs privilèges, il ne s’ensuivit aucune régression pour la France qu’ils incarnaient jusque là. Ils furent simplement ramenés (en principe) au même niveau que les autres citoyens. Lorsque les nations industrialisées, qui incarnent aujourd’hui « la civilisation » (puisqu’elles sont à la fois auteurs et bénéficiaires de tous les progrès scientifiques et techniques qui caractérisent désormais celle-ci), devront renoncer à leur train de vie collectif, il n’en résultera pas davantage de régression pour l’humanité. Elles seront, de la même manière que l’aristocratie d’autrefois, déclassées dans la hiérarchie internationale qu’elles ont elles-mêmes instaurée. Leur affaissement n’est à considérer que comme la condition d’un nouveau départ, sur d’autres bases socio-politiques et dans une autre direction. »

p. 156 ; « Car le progrès véritable n’est pas dans la connaissance et dans la maîtrise des techniques. Il est politique. Il est dans l’aptitude des hommes à se gouverner, individuellement et collectivement, en mettant leurs connaissances et les techniques au service de cet art de vivre ensemble. »

p.159 ; « Car le Chah d’Iran n’est pas le seul à qui le pétrole soit monté à la tête. L’Arabie saoudite et les Emirats du Golfe se sont vus affublés d’un fastueux décor économique, qui a destructuré leurs populations et qui s’effondrera quand seront épuisés les gisements pétroliers. »

p. 167 ; « Ce n’était pas tant par générosité que les Etats-Unis sont venus en aide à l’Europe dévastée par la guerre, que pour des raisons politiques et, surtout, pour éviter une crise : leur appareil de production, hypertrophié par l’effort de guerre, devait à la fois se reconvertir et trouver des débouchés extérieurs. La reconstruction de l’Europe et du Japon lui assura une fort utile période de transition, tout en offrant au capital américain une possibilité de s’introduire en force sur le vieux continent, où il se développa d’autant plus aisément que ce fut par recours à des crédits européens. »

p. 168 ; « En effet, une Afrique développée, au sens qu’on donne aujourd’hui à ce mot, disposerait de toutes les activités productives qui sont encore concentrées dans les pays industrialisés. Qu’il s’agisse de biens d’investissement ou de biens de consommation, l’ensemble des processus de production se dérouleraient sur son territoire. Par conséquent, elle serait en mesure de valoriser ses ressources naturelles. Les économies occidentales qui les utilisent et pour lesquelles elles sont une indispensable « base de travail » seraient obligées, après une période d’euphorie à crédit, à une reconversion dont l’ampleur est difficile à imaginer. »

p. 169 ; « La fameuse formule « ce qui est bon pour General Motors est bon pour l’Amérique » est aujourd’hui devenue « ce qui est bon pour Toyota est bon pour l’humanité ». »

p. 181 ; « Pour l’heure, on ne peut chercher de solution qu’à des problèmes restreints et précis, ceux qui se posent à des individus et à des groupes sociaux isolés, au sein d’une société qui n’a pas encore pris conscience de vivre la fin d’un monde. »

 

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