par Réda Benkirane
12 décembre 2003
La crispation que la question du voile provoque en France révèle une crise d’ordre anthropologique du modèle de la laïcité.
Le démographe Emmanuel Todd a bien montré dans ses ouvrages, dont le magistral Destin des immigrés, que les phénomènes sociaux, les systèmes idéologiques majeurs (catholicisme, islam, Réforme, etc.) sont des mises en forme intellectuelles et des transpositions de valeurs fondamentales que reproduisent les principales structures familiales de l’humanité – au nombre de sept. Ce « jeu des 7 familles », qui se décline en de nombreuses variantes et combinatoires (égalitaire, autoritaire, nucléaire, communautaire, endogame, exogame), met en scène les métaphysiques de l’humanité que l’on peut ranger en différencialismes et universalismes.
A l’inverse du différencialisme anglo-saxon déduit d’une structure familiale fortement individualiste et inégalitaire (dans les règles d’héritage par exemple), proclamant le droit à la différence pour en réalité consacrer la différence des droits, les modèles français et arabo-musulman sont peu autoritaires et foncièrement égalitaires. Les universalismes français et islamique sont compatibles à maints égards – « tous les hommes sont frères, libres et égaux » -, mais divergent sur deux points : l’expression de la différence culturelle et le statut de la femme.
Le modèle français intègre, assimile par-delà les apparences physiques et les origines ethniques, mais s’incommode de l’expression culturelle de la diversité tandis que le modèle islamique s’est montré au cours de son histoire plus enclin à laisser s’exprimer en son sein la pluralité religieuse, ethnique et linguistique.
« Tous les frères et les sœurs sont égaux », insiste à juste titre le modèle français quand l’universalisme islamique placerait la femme plutôt en situation de mineure (inégalité dans l’héritage ou mariage endogame par exemple) – situation de plus en plus intenable mais qui est en train de changer dans de nombreux pays.
Ces puissants déterminismes anthropologiques n’échappent cependant pas à l’évolution et à la contingence. Face aux soubresauts qui agitent l’ensemble du monde islamique, l’hypothèse de plus en plus considérée sur son excroissance politique qu’est l’islamisme est qu’elle marquerait non pas tant un retour mais plutôt une « sortie du religieux » pour reprendre l’expression de l’historien Marcel Gauchet.
S’agissant du port du voile, ce que le Français moyen de souche voit comme un signe d’infériorisation de la femme se révèle, d’après de nombreuses études sociologiques du CNRS, être souvent aussi vécu comme un choix individuel, comme marqueur émancipateur pour des jeunes filles qui peuvent par son biais accéder à l’espace et aux transports publics, aux études, à l’emploi pour, de la sorte, échapper au carcan familial.
« Avec le voile, la jeune musulmane contemporaine apparaît, sans celui-ci, elle disparaît », nous dit encore le chercheur Patrick Haenni, du Cedej (Le Caire), qui a consacré de nombreux travaux au port du voile en Europe et au Moyen-Orient. Les Françaises musulmanes ne sont jamais aussi visibles que lorsqu’elles portent le voile. On focalise sur ce voile, mais c’est en réalité leur visibilité qui dérange. Car enfin, qu’il s’agisse du port du voile ou de la barbe, des commerces halal ou des mosquées, en dernier ressort, c’est véritablement l’expression de l’islam qui fait problème pour les Français de souche.
La France n’admet pas le racisme et encore moins la ségrégation basée sur la couleur de la peau, mais la différence culturelle l’indispose au point qu’elle essentialise son opposition à son encontre, même si, confrontée au libre-échange soutenu par le puissant différencialisme anglo-saxon, elle clame le droit à l’exception culturelle au nom de l’Europe.
On le voit bien, l’universalisme français connaît des contradictions qui révèlent ses limites actuelles tout comme le statut de la femme révèle celles de l’universalisme islamique. Les deux modèles sont bridés par leurs traditions respectives alors que des horizons transnationaux élargissent leur rayonnement bien au-delà des zones anthropologiques qui les ont vu naître.
Face aux fondamentalismes, la République se doit d’être vigilante et intransigeante. C’est pour cela qu’il est illusoire de croire – au sens religieux du terme – qu’elle peut combattre un fondamentalisme (musulman) par un autre (laïque). Tous deux s’arc-boutent en fin de compte sur des traditions, se montrent incapables d’appréhender la complexité du fait religieux contemporain et focalisent sur son apparence, ses signes extérieurs. CQFD : les fondamentalistes laïques se satisferaient d’une interdiction ou non-visibilité du signe religieux dans l’espace public quand le véritable enjeu, le projet de société serait que la laïcité puisse nourrir le contenu religieux.
Plutôt que d’interdire et d’exclure au nom de la tradition laïque, l’école républicaine devrait enseigner le fait religieux dans toute son ampleur et sa pluralité, comme le défend l’historienne Esther Benbassa, seule manière d’instruire les jeunes sur les questions qui fâchent, pour désinfecter les plaies, pour l’heure superficielles et passagères, de l’islamo-judéophobie.
Ce qu’au fond les « traditionalistes » laïques voudraient demander à l’islam français, c’est de se faire invisible et inaudible. Pendant longtemps, pour ne pas froisser les Français ni faire offense à leur tradition, on n’a toléré l’établissement de lieux de culte musulmans qu’en périphérie et dans des sous-sols en tout genre (caves, garages). L’obscurantisme a eu vite fait de s’y propager sur le lit de l’ignorance et de l’exclusion, sous l’action de prédicateurs exportés par des Etats bédouins méprisés mais courtisés.
Pour réparer cette faute imputable à la démission de la République, le ministre de l’intérieur devrait peut-être moins se soucier des logiques de pouvoir, de représentativité des instances officielles du culte que des logiques de savoir, de l’éducation et de l’enseignement des matières religieuses ; bref, de la question essentielle des contenus que doit diffuser l’islam français.
Le modèle laïque, d’une manière ou d’une autre, devra s’accommoder de la visibilité du fait islamique et de son universalité (un cinquième de l’humanité) quand il lui est proposé d’interagir directement avec son intériorité et faire par là même advenir l’égalité hommes-femmes, indice essentiel du développement humain.
Le jour où en France l’islam – comme fait civilisationnel, cultures, spiritualité – sera enseigné de manière non artisanale dans le cadre d’un cursus universitaire délivré par l’Etat au sein de facultés théologiques dirigées par des professeurs formés autant aux sciences religieuses traditionnelles qu’aux techniques scientifiques de la recherche, quand l’arabe pourra être enseigné de manière décente à l’instar d’autres langues internationales dans les cycles secondaires, la France aura inséminé un savoir critique, croisement entre les Lumières et l’idéal judéo-arabe de l’âge d’or andalou.
Naîtrait alors ce que le regretté Jacques Berque appelait un « islam gallican » né de la rencontre naguère impensable avec l’universalisme français. Cet islam – là, authentique par son enracinement populaire, créateur et novateur par la qualité de ses idées, immuniserait contre tout intégrisme et rayonnerait dans le Bassin méditerranéen, ce vieil attracteur de cultures et de civilisations.
Réda Benkirane