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Où l’on voit des fils d’immigrants irakiens
damer le pion aux géants américains du pétrole

Le Temps stratégique En contrepoint à l’article « De nouveaux chocs pétroliers nous menacent… Mais notre insouciance est totale », publié dans « Le Temps stratégique » No 79 de janvier-février 1998 par Helga Steeg, ancienne directrice exécutive à l’Agence internationale de l’énergie, chargée d’un enseignement de politique internationale de l’énergie à l’université de Bochum, nous proposons ici un reportage d’Allen Myerson, journaliste au « New York Times », publié dans l' »International Herald Tribune » du 21-22 mars 1998, sous le titre « Computers Take Wildness Out of Wildcatting ».

Géopolitique pétrolière: le bouleversement

Le Temps stratégique, No 82L’Auspex NS7000, un ordinateur construit pour satisfaire les plus gros dévoreurs de données du monde le genre d’individus qui se moquent éperdument de savoir combien ça coûte garantit l’accès immédiat à un nombre pharamineux d’informations, autant qu’en pourraient contenir un million de romans de 400 pages chacun.

La NASA a acheté en 1995 la première de ces machines pour conduire les voyages de ses navettes dans l’espace. En 1996, Zilkha Energy Co., de Houston, en a installé une dans ses bureaux pour explorer la croûte terrestre du Golfe du Mexique sur plusieurs kilomètres de profondeur. Pour Zilkha, qui, au mois de janvier 1998, a fêté ses douze années d’existence en se vendant pour 1 milliard de dollars à Sonat. Inc., une autre compagnie de recherche pétrolière, le pari a payé largement. Zilkha a réussi en effet à trouver du pétrole et du gaz naturel sur un plateau continental que les spécialistes disaient exploité jusqu’à la moelle. Preuve, s’il en fallait une, que l’usage de la technologie peut réduire désormais la part de « pifométrie » dans la recherche pétrolière dans les zones dont le potentiel est incertain.

Pas mal pour une jeune société comptant 65 employés, qui travaillent presque tous sur le même étage d’un immeuble du centre de Houston, dans un espace sans cloisons, mais dont les bureaux portent d’énormes écrans d’ordinateurs, où règne un esprit qui rappelle la camaraderie des petites boîtes de programmeurs en train de se lancer, plus que les bureaux ordinaires d’une compagnie pétrolière, avec leur faune de durs-à-cuire et de bureaucrates, et leurs maquettes de derricks. C’est que Zilkha est une compagnie pétrolière virtuelle.

D’où sa relative invisibilité, qui convenait bien à Selim le père et à Michael le fils, ses propriétaires et dirigeants, qui n’ont, à ce jour, jamais produit de communiqué de presse ni fait aucune déclaration publique. Tout juste Michael Zilka a-t-il réussi à convaincre son père de développer le premier site Internet qu’ait jamais osé produire l’industrie du pétrole (aujourdhui: www.sonat.com). Mais sur ce site, on ne trouve nulle part le nom des propriétaires.

Le succès des Zilkha prouve qu’il est possible de faire de l’argent en reconsidérant de manière originale des secteurs industriels arrivés à maturité. Ils ont eu l’idée, en effet, d’acheter les énormes quantités de données géologiques informatisées qui décrivent dans le détail la plateforme continentale du Golfe du Mexique, puis de s’assurer les services des meilleurs géologues sur le marché, à qui ils ont confié des ordinateurs puissants et la mission de débusquer de nouvelles zones à forer.

Plusieurs entreprises concurrentes ont adopté la même démarche que les Zilkha, mais ces derniers les ont battues au poteau parce qu’ils sont plus rapides et passent en revue une quantité de données bien plus grande. Comme le dit Bill White, ancien secrétaire-adjoint à l’Énergie, « les gens commencent à se rendre compte que le truc vraiment efficace pour localiser des hydrocarbones situés 10’000 pieds sous terre, ce sont les technologies de l’information ». Il ajoute: « c’est parce que les Zilkha s’en sont convaincus qu’ils gagnent plus d’argent que n’importe qui dans ce domaine d’activités ».

Les industriels du pétrole sont d’autant plus surpris de ce succès que les Zilkha sont des outsiders, des Irakiens ayant fait fortune dans la banque et le commerce de détail. Khedoury Zilkha, le père de Selim, avait ouvert à Bagdad, en 1899, une banque minuscule qui a fini par étendre ses activités au monde entier. Selim a créé à son tour la chaîne de magasins Mothercare, qui vend tout ce dont peuvent avoir besoin la mère et son enfant. En 1983, il a vendu Mothercare et acheté, pour 28 millions de dollars, 44% de Tower Petroleum. « J’ai fait ça parce que j’étais très ignorant », raconte-t-il aujourd’hui.

En 1984, après que Tower Petroleum eut fait faillite, Selim Zilkha paya 11 millions de dollars supplémentaires pour en devenir le seul propriétaire. Il en changea le nom et, d’une société d’investissement, fit une société de recherche et de production de plein droit. Mais à cette époque, l’industrie pétrolière s’enfonçait dans la crise. Zilkha se chercha donc une niche favorable. Il la trouva à une heure de voiture au sud de Houston, dans ce Golfe du Mexique que les spécialistes appelaient alors la mer Morte, parce que les grandes compagnies pétrolières avaient pratiquement toutes abandonné le plateau continental qui s’y prolonge, en moyenne, jusqu’à 240 kilomètres des côtes.

Le prix concessions fédérales et des données géologiques s’était en effet effondré. C’est pourquoi Zilkha décida de se concentrer sur l’achat de données informatiques en 3-D couvrant la quasi-totalité du plateau, de la barrière d’îles situées au sud du Texas jusqu’à la botte de Floride, en passant par le large de la Louisiane, du Mississippi et de l’Alabama. (Les navires sismologiques produisent ces données 3-D en envoyant sur les formations géologiques souterraines des signaux sonores, dont les retours sont analysés par des ordinateurs).

Jadis, les compagnies de recherche pétrolière décidaient dans quelle zone approximative elles voulaient forer, puis achetaient des lots d’informations sismologiques pour définir les points de forage avec plus de précision. Zilkha fit une proposition aux entreprises productrices de données sismologiques: « Vendez-moi, leur dit-il, mais à un prix forfaitaire, toutes les données que vous ayez jamais produites, et ce jusqu’à leur dernière décimale. » En passant alors au peigne informatique fin ces quantités énormes de données, Zilkha a réussi à sélectionner les zones les plus prometteuses, où il achète des concessions à bas prix ou passe des accords de recherche avec les propriétaires de concessions existantes. Entre 1992 et septembre 1997, Zilkha a obtenu ainsi, sur 79 puits, un taux de réussite de 66%, deux fois supérieur au taux moyen observé dans l’industrie pétrolière.

Grâce à l’emploi de ces nouvelles technologies, le taux de réussite des forages est désormais stable dans le monde, voire en progression, quand bien même les compagnies pétrolières explore des zones qu’il y a quelques années elles jugeaient non-économiques ou épuisées, et où, en conséquence, elles ne se seraient jamais risquées: la mer du Nord, le Texas oriental ou le Golfe du Mexique par exemple.

L’équilibre des forces économiques en a été bouleversé. La production pétrolière des pays non-membres de l’OPEP, qui déclinait depuis des années, s’est remise à croître à partir de 1995. C’est pourquoi le monde, aujourd’hui, au lieu de trembler comme jadis devant les menaces de l’OPEP, a les moyens d’imposer son propre embargo sur le pétrole irakien. Depuis une décennie, jamais les prix du brut ne sont tombés aussi bas même si les prix du gaz naturel, eux, se sont en revanche raffermis.

©1998 « The New York Times Syndicate ».

Le Temps stratégique, No 82, Genève, juillet-août 1998.

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