L’image

Un bouclier

Hommage à Charles-Albert Cingria

Par Nicolas Bouvier

Le Temps stratégique, No 66Avez-vous peur des militaires ?

– Extrêmement: quand j’étais sous l’uniforme, avec mes cartouchières et mon lourd fusil je me faisais peur à moi-même. J’aurais pu me tirer dans les pieds. Des dizaines de millions de personnes partagent ce sentiment pour de meilleures raisons que moi.

– Les soldats ont-ils peur eux-aussi ?

– Le « brave soldat Schweik » en tout cas, le fantassin Bardamu du « Voyage au bout de la nuit » (Céline) aussi, et ils l’avouent. Quant aux autres, je crois qu’ils passent la moitié de leur vie dans cette même frayeur qu’ils nous inspirent, au moins je l’espère. Je crois d’ailleurs que certains choisissent cette profession par pure couardise: traverser l’existence casqués et cuirassés comme des homards leur donne un futile sentiment de sécurité.

– Comment ça, futile ?

– Parce qu’il suffirait de les faire trébucher pour qu’ils s’embrochent sur leur propre épée. Celui que je vous présente ici est exemplaire: le moins qu’on puisse dire c’est que, malgré son large bouclier et ce petit bout de moustache en croc qu’on devine, il n’en mène pas large. Il me rappelle l’antique adage des stratèges chinois: « Hésitant à avancer d’un pas, je choisis de reculer de deux ». Si vous tapiez du pied, poussiez un cri rauque ou brandissiez le poing, il déguerpirait à reculons comme une écrevisse, peut-être jusqu’à l’horizon.

– Où avez-vous trouvé ce matamore poltron qui semble vous réconforter ?

– Non seulement il me réconforte, mais il m’amuse et je saisirai toute occasion de le publier. Je l’ai trouvé dans un « Maniement d’armes » flamand du début du XVIIè siècle, aux « Estampes » de la Bibliothèque Nationale de Paris, à l’époque où cette institution était encore fréquentable.

– C’est-à-dire ?

– Une époque où l’on avait accès aux originaux, que l’on feuilletait avec l’émerveillement qui monte des grimoires ou des vieux livres à planches et que l’on photographiait ensuite avec tout le soin et les précautions qu’ils méritent. Ce temps est hélas révolu. Quant à ce fantassin qui me semble plutôt appartenir à la redoutable infanterie espagnole formée au XVIè siècle par six mille instructeurs suisses, je n’envie pas du tout son sort: on aimerait savoir quel géant ou quel monstre il a en face de lui pour avoir une telle frousse.

– Quand l’avez-vous photographié?

– Il y a trente-cinq ans, en illustrant une « Histoire de l’armement ». Cette recherche m’a valu des heures enchanteresses, comme celles faites sur l’histoire de la médecine, des voyages, de la zoologie, de la botanique. C’est dans ces domaines que les plus somptueuses images inédites sommeillent et vous attendent comme « belle-au-bois-dormant ». Lorsqu’on les trouve, on fond en larmes. Tuer, guérir, découvrir, observer, classifier, sont les grandes marottes de notre espèce; les machines à tuer, en particulier, sont d’une ingéniosité qui stupéfie.

– L’amour?

– Presque tous les grands peintres ont fait des érotiques que leurs veuves ou leurs maîtresses, devenues dévotes, ont ensuite détruites. C’est le cas de Füssli qui dessinait les corps accouplés avec une élégance et un galvanisme inégalables: seuls quatre ou cinq de ces merveilleux dessins gouachés ont survécu à l’autodafé. Ou alors, les oeuvres qui avaient passé cette censure étaient remisées à « L’Enfer » des différentes bibliothèques et pratiquement inaccessibles. Cette pruderie judéo-christiano-victorienne s’est heureusement beaucoup relâchée ces dernières décennies.

– Donc une bonne nouvelle.

– Je ne vous le fais pas dire !

© Le Temps stratégique, No 66, Genève, octobre 1995.

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