L’Espagne et l’héritage judéo-arabe

PERSPECTIVES HISTORIQUES

Cinq siècles après
l’Espagne paie encore pour avoir renié son héritage arabe et juif

Par Juan Goytisolo

Pendant des siècles et des siècles, l’Espagne des Chrétiens, des Arabes, et des Juifs, a développé une des cultures les plus brillantes que le monde ait connu. Puis les Chrétiens, ayant pris seul le pouvoir, chassèrent de la Péninsule, sous prétexte d’assurer la pureté de leur sang et de leur religion, les Juifs puis les Arabes, appauvrissant ainsi leur propre culture, jusqu’à la rendre quasiment exsangue… Il y a, pour chacun, quelques leçons à prendre de ce drame historique.

Juan Goytisolo, écrivain espagnol, qui vit aujourd’hui entre Paris et Marrakech, a écrit plusieurs romans, parmi lesquels Pièces d’identité (Paris, Gallimard, 1968), Don Gulian (Paris, Gallimard, 1971) et Paysages après la bataille (Paris, Fayard, 1985). Une première version de ce texte a paru dans la « Revue d’étude palestiniennes » (Washington), No 17, automne 1985.

Plusieurs siècles durant, les Espagnols ont adhéré avec une belle unanimité à la fiction absurde selon laquelle la Péninsule aurait été habitée, depuis ses plus lointaines origines, par des populations déjà « espagnoles », les Tartesos, les Ibériques, les Celtes ou les Celtibères, puis aurait été attaquée par les Phéniciens, les Grecs et les Carthaginois, qui, après avoir affronté la résistance farouche des autochtones (lors des sièges célèbres de Sagonte et de Numance), auraient fini par devenir « espagnols » eux-mêmes: dans cette optique, Sénèque, le philosophe stoïcien, précepteur de Néron, serait, parce que né à Cordoue, espagnol, comme Martial, le poète latin satirique. Et Ortega y Gasset ne dit-il pas de Trajan, l’empereur souverain qui conquit une bonne partie du Proche-Orient et vainquit les Parthes, qu’il est un Sévillan?

Selon cette fiction, la personnalité des Espagnols modernes ne résulterait pas de multiples apports culturels combinés au cours des siècles, mais d’une « essence » espagnole inchangée depuis les origines.

Ce désir d’une origine et d’un lignage historique glorieux ressemble au désir de certains commerçants, à la fortune d’origine douteuse, de se fabriquer une généalogie remontant aux Croisades. Il a pour objet inavoué d’effacer un affront: la présence, huit siècles durant, dans la Péninsule, de conquérants arabes, et qui restèrent arabes.

Il n’y a nulle Espagne essentielle,
inchangée depuis
le fond des âges!

Dans cette perspective déformée, la prise de Grenade la Maure par les Rois Catholiques, en 1492, ferme une longue parenthèse historique et rétablit la continuité espagnole. Et lorsque, la même année, la Couronne expulse les Juifs qui ne se sont pas convertis au christianisme, puis cent vingt ans plus tard, en 1610, chasse les Maures d’Espagne, elle entreprend au fait, sous prétexte d’assurer l’unité religieuse du pays, d’extirper du « corps vrai » du pays les communautés qui, malgré leur longue cohabitation avec le christianisme, ne s’étaient, à la différence supposée des Phéniciens, des Grecs, des Carthaginois, des Romains, des Wisigoths, jamais hispanisées.

Or, comme l’a fort bien démontré l’historien espagnol contemporain Américo Castro, les Ibériques, les Celtes, les Romains et les Wisigoths ne furent jamais des Espagnols; alors que, tout au contraire, musulmans et juifs ont, dès le Xe siècle, forgé avec les chrétiens la très riche civilisation moderne de l’Espagne, et son identité unique en Europe.

On notera d’ailleurs que les royaumes chrétiens espagnols qui combattaient les Maures, adoptèrent la tolérance religieuse traditionnelle de l’islam, puisque, du XIIe au XVe siècle, ils n’ont pas hésité à associer des Maures et des Juifs à la conduite de leurs guerres et à la gestion de leurs gouvernements.

Malheureusement les royaumes chrétiens ont également emprunté à leurs adversaires des idées néfastes: aux Musulmans l’idée de « guerre sainte », aux Juifs celle de « peuple élu », deux concepts qui ont marqué de façon indélébile la volonté dominatrice des Castillans chrétiens.

La longue période de cohabitation des trois communautés les vit se spécialiser en même temps qu’elles s’enrichissaient culturellement les unes les autres. Les Chrétiens se consacraient de préférence à la guerre, les Juifs à la culture, les Maures au travail artisanal. L’une des figures intellectuelles les plus prestigieuses du XIIe siècle, Ramon Llul, écrivit en arabe une grande partie de son œuvre, et fondit en un seul creuset, avec audace et originalité, les cultures juive, arabe et chrétienne.

Cette symbiose apparaît plus clairement encore dans l’architecture des monuments les plus prestigieux de l’islam, la mosquée de Cordoue, la Giralda de Séville, l’Alhambra de Grenade, et dans l’art chrétien mudéjar, c’est-à-dire adoptant le style arabe.

De même, du XIIIe au XVe, voire au XVIe siècle, les Chrétiens firent construire nombre de leurs monuments par des Maures: l’église de la Trinité à Saragosse par Mohamet de Belico (1354); la chartreuse de Paular par Abdel Rahman (1440-1443); l’hôpital de la Latina (aujourd’hui démoli) à Madrid par Maître Hazan; le portique de la Pavoderia de la Seo, à Saragosse, par un architecte nommé Rami. Quant à la Tour Penchée de Saragosse (détruite en 1887), sa construction fut confiée à cinq architectes: deux Chrétiens, deux Musulmans et un Juif. Tout cela en contradiction avec l’interdiction formelle, faite en 1480 à tout Musulman et à tout Juif par Isabelle la Catholique, « d’avoir l’audace de représenter la figure de Notre Sauveur, ou de Sa glorieuse Mère, ou de tout autre saint de notre religion ».

Dès après la conquête de Grenade et la chute de la dernière dynastie maure de la Péninsule, les Rois Catholiques décrétèrent, je l’ai dit plus haut, l’expulsion des Juifs. D’ordinaire, les historiens espagnols affirment que cette décision cimenta l’unité de la communauté juive. Au contraire, elle la divisa, la traumatisa, l’égara. Dès la fin du XIVe siècle, de nombreux Juifs espagnols, pressentant le pogrom, se convertirent au christianisme. En 1492, date de l’Edit d’expulsion, ce furent des communautés entières qui rejoignirent in extremis les rangs des marranes, nom donné à l’époque aux Juifs convertis dont on suspectait qu’ils continuaient à pratiquer le judaïsme en secret.

Le démon de la
discorde espagnole
date de l’expulsion
des Juifs…en 1492

Dès cette date il y eut en Espagne deux catégories de chrétiens, les « anciens » et les « nouveaux », ces derniers étant séparés des premiers par le fait de n’avoir pas la même « pureté de sang » (limpieza de sangre) qu’eux. Les barrières discriminatoires élevées par la communauté « ancienne » dominante affectèrent aussi bien, dans l’immédiat, les convertis sincères (il y en eut), que, durant quatre ou cinq générations, les descendants de convertis. Telle est d’ailleurs l’origine de la discorde séculaire qui fit le malheur des Espagnols. A ce jour les plaies ouvertes par l’Edit d’expulsion ne sont point encore cicatrisées.

Les Castillans, triomphants, autoritaires, convaincus qu’ils étaient le peuple élu de Dieu pour commander aux destinées du monde et instruire l’univers dans la religion chrétienne, cédèrent bientôt à leurs pulsions conquérantes, affermies au feu de leur longue lutte contre l’islam, et portèrent leurs armes jusqu’aux régions les plus reculées d’Europe et d’Amérique – des Flandres à l’Italie, du Mexique au Pérou. Ils obéissaient à une notion de l’honneur et de l’orgueil fondée entièrement sur leur qualité de « vieux chrétiens » au « sang propre », héritiers des castes guerrières qui avaient réussi l’exploit de la Reconquête (Reconquista) sur les Maures. Fiers de leur origine « pure », ils refusaient d’exercer des fonctions intellectuelles ou techniques, infamantes depuis l’âge des Rois Catholiques, et réservées, à les en croire, aux Espagnols d’origine juive ou musulmane.

Contrairement à ce que d’aucuns ont affirmé, ce mépris des Castillans n’a pas pris fin avec le XVIe siècle. Un historien de l’époque de Philippe V, soit plus de deux siècles après l’Édit d’expulsion, cité par Dominguez Ortiz, affirme ainsi que « beaucoup de Juifs sont restés en Espagne. Ces chrétiens nouveaux, médecins, financiers, marchands, confituriers, vivent ordinairement de l’usure; ils sont ambitieux et habiles (…) et se vengent (ainsi) avec force des Chrétiens ». En 1787, Valentin Foronda dénonce les ravages que provoque « le préjugé gothique » selon lequel l’exercice du commerce est déshonorant, et raille la noblesse provinciale attachée à ses vieux parchemins et à ses palais en ruines. Au IXe siècle même, le poète Blanco White note dans ses Lettres d’Espagne (qui datent de 1822) que, dans la société espagnole d’avant l’invasion napoléonienne, « la pureté du sang, c’est-à-dire l’assurance qu’il n’a jamais été mélangé à du sang arabe ou juif, était pour tout bon chrétien de la Péninsule la condition même de son honneur, le piédestal de sa réputation ».

La crainte d’être assimilés à des Juifs amena ainsi les Espagnols chrétiens à négliger, trois siècles durant (du XVIe au XVIIIe), les activités scientifiques et commerciales. Ce mépris précipita la ruine économique du pays, qu’avaient amorcée déjà le dépeuplement des campagnes, l’importation massive d’or américain et les guerres religieuses pratiquement ininterrompues. Les intellectuels d’origine juive durent s’expatrier, comme le philosophe Vives, ou se taire. L’Inquisition, créée par les Rois Catholiques, veilla jalousement sur la pureté de la foi. Et le Saint-Office, bien avant que le luthéranisme ne se manifestât dans le pays, exerça une répression sans pitié contre les marranes et les moriscos. L’humanisme espagnol, qui avait brillé de tous ses feux au XVe siècle, finit par s’éteindre définitivement.

On ne peut comprendre le retard de la bourgeoisie espagnole sur les autres bourgeoisies européennes si l’on ne remonte à ces guerres religieuses et raciales aberrantes, qui en vinrent à faire préférer la pauvreté et l’analphabétisme à une occupation risquant de ternir « la pureté du sang ».

Puis les Chrétiens
tuèrent
en eux-mêmes
toute trace de leur
sensualité arabe…

Cette attitude de rejet radical du savoir et du travail trouve son expression ultime chez Quevedo, le grand écrivain espagnol du XVIIe siècle qui, dans La hora de todos et Los suenos, exalte la carrière des armes comme seule digne d’un Espagnol. Son œuvre dessine l’image d’une Espagne ignorante, orgueilleuse et misérable, où il suffisait d’exprimer quelque inquiétude intellectuelle ou religieuse, de savoir le grec ou l’hébreu, pour être soupçonné de judaïsme. Au point que l’ignorance des premières notions de l’écriture en vint à constituer un titre de gloire. Dans les œuvres de Lope de Vega, notamment, nombreux sont les personnages qui s’enorgueillissent de leur analphabétisme. Les auteurs ironisent-ils à leur propos? Point du tout! Ils célèbrent au contraire leurs vertus. Et seul Cervantes, l’ironique auteur de Don Quichotte, peut faire dire à l’un de ses personnages qu’il refuse d’apprendre à lire parce que les choses écrites « sont des chimères qui envoient les hommes au bûcher ».

En même temps qu’elle témoigne de l’étouffement de l’inquiétude intellectuelle « judaïque », la littérature espagnole des XVIe et XVIIe siècles démontre, par omission, à quel point la sensibilité hispano-arabe a été à cette époque refoulée. Aucun historien n’a, jusqu’à ce jour, évalué l’importance de ce phénomène, et l’impact formidable qu’il a eu sur le caractère national espagnol.

Comme l’observe justement Xavier Domingo, « pour l’Arabe, les sentiments et la sexualité sont indissociables. Pour le Chrétien (en revanche), tout ce qui a trait au sexe est mauvais et peut contaminer l’âme. (…) Tout ce que l’Espagnol porte en lui d’arabe est réprimé impitoyablement, et d’abord la sexualité ».

Alors qu’au Moyen Age la littérature érotique arabo-andalouse, castillane aussi, avait atteint les plus hauts niveaux de l’art, à partir des Rois Catholiques les écrivains entreprirent de haïr le sexe, et toute forme de sensualité. Dans son Antéchrist, Nietzsche rappelle que la première mesure prise par les monarques castillans après la reconquête de Cordoue, fut de fermer les trois cents bains publics qui existaient alors dans la ville.

Et une œuvre comme la Celestina, attribuée à Fernando de Rojas (1502), racontant les manigances d’une vieille sorcière pour favoriser les amours charnelles d’un couple adolescent, ne put être diffusée que parce que le Saint-Office ne contrôlait pas encore complètement la vie et la conscience des Espagnols. Mais dès le milieu du XVIe siècle, l’amour physique disparaît de la littérature de la Péninsule. Seul l’amour idéal obtient désormais l’imprimatur; Pétrarque et son amour virginal pour Laure de Noves remplacent Les mille et une nuits.

Don Quichotte lui-même, « le chevalier à la triste figure », est, comme la quasi-totalité des personnages romanesques de l’époque, un être asexué, aux amours purement platoniques. Chez Quevedo, enfin, la haine de la femme atteint des sommets morbides; la description physiologique qu’il en donne est répugnante. Qu’elle est loin l’atmosphère sensuelle des nuits d’Andalousie, chantées par les poètes: nourritures délicieuses, vins exquis, esclaves blondes, éphèbes languissants.

Certes, au début de cette répression, les tensions morales et les déchirements internes qu’elle provoqua trouvèrent une expression artistique. Mais l’étouffement finit par gagner. A la fin du XVIIe siècle, l’art et la littérature du « Siècle d’or », qui, avec Velazquez, Cervantes, Goangora, avaient étonné le monde, étaient mourants. Et si l’on excepte Goya, ne connurent aucune renaissance jusqu’au début du XXe siècle.

Personne ne peut nier le rôle décisif joué par l’Andalousie dans la formation de la culture castillane, et ce dès les origines. Pourtant, aujourd’hui encore, nous n’admettons cette vérité en Espagne qu’après réserves mentales, marchandages instinctifs, escamotages. Nous continuons à réduire systématiquement l’Arabe à son passé glorieux mais disparu, comme si ce passé n’avait rien à voir avec la culture et la vie espagnoles actuelles. Nous éliminons subrepticement le phénomène d’emprunts à la culture arabe, par osmose, par capillarité, dans une longue cohabitation qui a produit l’art et la littérature, merveilleux entre tous, de stylemudéjar.

Nous continuons à étudier l’histoire des Arabes et des Juifs de la Péninsule comme celle de deux peuples hôtes mais étrangers, irréductiblement opposés au peuple espagnol. Parallèlement à cette mutilation historique, nous persistons à déjudaïser et à désarabiser les grandes œuvres espagnoles. Alors que la langue nouvelle utilisée par les auteurs de la chanson de geste Cantar de mio cid (1140), par l’archiprêtre de Hita pour écrire son poétique Libro de buen amor (1330), par l’infant don Juan Manuel, le Boccace espagnol, dans son œuvre, témoigne de la vitalité, de l’énergie produites par le métissage d’éléments latins et arabes à partir desquels a grandi l’arbre touffu de la littérature espagnole. Et dans ce mélange, le rôle des Juifs est fondamental: lorsque l’Espagne commence à prendre conscience d’elle-même, elle est déjà une terre séfarade, célèbre dans tout le monde connu.

La leçon?
Que sans métissage,
un peuple devient
vite aussi stérile
qu’un caillou…

Ce sont les Arabes qui ont fait apprécier dans la Péninsule l’héritage grec et les littératures orientales, grâce à quoi l’Espagne médiévale devint le creuset de toutes les cultures connues alors et la Castille diffusa dans toute l’Europe le grand savoir classique, d’Aristote à Euclide, traduit dans Tolède la Maure par des Hébreux…

Et puis, au milieu du XVIIe siècle, l’Espagne s’enferme dans ses frontières, cesse de s’intéresser aux autres peuples, aux autres cultures. Ce repli finit par stériliser la culture espagnole, par tuer la production littéraire qui avait surgi en un temps de métissage, de transvasement, d’ouverture féconde sur l’extérieur. D’ailleurs le monde arabe lui-même avait connu une stérilisation et une décadence comparables deux siècles plus tôt, dès lors qu’enfermé sur lui-même dans une tentative futile de préserver sa pureté et son authenticité, il avait cessé d’absorber, d’intégrer à son génie propre, et de transmettre, les héritages grec, romain, persan, indien.

Voilà pourquoi je suis convaincu qu’en Méditerranée notamment, carrefour de cultures et de civilisations nombreuses, il est absurde de chercher d’absolues « identités nationales », en se fondant sur un passé mythique, falsifié, dénaturé, et en niant les apports immenses d’autres peuples. Le poète syro-libanais Adonis dit très justement que l’identité, loin d’être quelque chose de complet et de définitif, est « une possibilité toujours ouverte ». Aujourd’hui comme hier, l’identité vraie est un courant qui ne cesse jamais, alimenté par une infinité de ruisseaux et de rivières.

© Le Temps stratégique, No 17, Genève.

 

Les grands zigs et les grands zags de l’histoire espagnole

Les origines: un manteau d’Arlequin
A l’époque néolithique, vers le IIe millénaire avant J.-C., l’Espagne est envahie par les Ibères, lesquels doivent bientôt faire un peu de place aux Celtes. Les deux races, se fondant en une population celtibère, occupent l’intérieur de la Péninsule, tandis que les côtes se peuplent de Phéniciens, de Grecs, puis de Carthaginois.

Ces derniers infligèrent une première défaite aux Celtibères en 219 avant J.-C., lors de la prise de Sagonte, ville prospère de la côte qui avait eu la mauvaise idée de s’allier aux Romains. Un malheur ne venant jamais seul, ces derniers firent subir un sort encore plus horrible à la ville de Numance en 133 avant J.-C.: ils acculèrent ses habitants assiégés et affamés à se manger entre eux puis à se jeter dans le bûcher géant qu’ils avaient allumé pour mettre fin à leur supplice.

Ainsi pacifiée, l’Hispanie demeura province romaine jusqu’aux invasions barbares. Les Vandales ne firent que passer, mais les Suèves et les Wisigoths s’installèrent dès 418. Tolède devint capitale du royaume wisigothique, qui prospéra jusqu’à la défaite du roi Rodrigue contre les musulmans en 711.

Les Maures: l’affaire d’un petit millénaire
Les Maures, battus en 732 à Poitiers par Charles Martel, occupèrent tout le centre et le sud de l’Espagne et y fondèrent le califat de Cordoue (IXe-Xe siècles) qu’ils appelaient al-Andalus. Se divisant en royaumes indépendants au XIe siècle, l’Espagne maure se laissa dès lors grignoter par les royaumes chrétiens du Nord, malgré les résistances des dynasties Almoravides puis Almohades. A partir de 1260, seul subsista le petit royaume de Grenade, qu’Isabelle et Ferdinand, les Rois catholiques, conquérirent en 1492.

Le siècle d’or, si bien nommé
Stimulés par quatre siècles de croisade contre les Maures, les Espagnols partirent à la conquête de nouveaux espaces: Nouveau Monde d’abord, puis une partie de l’Europe, grâce à l’or ramené d’Amérique. Les politiques impériales de Charles-Quint puis de Philippe II (1556-1598), si elle leur permit de gouverner un « empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais », ruinèrent définitivement l’économie espagnole. L’or américain, servant à financer les guerres et des achats somptueux plutôt qu’à développer l’économie du pays, se trouva en effet très vite dans les poches des fournisseurs hollandais et des mercenaires suisses ou italiens, lesquels s’attachèrent à le faire fructifier mieux que les dépensiers Espagnols.

La chute lente… jusqu’à quand?
Cette politique précipita la décadence de l’Espagne qui ne subit plus, des le XVIIe siècle, qu’une longue série de revers: sécession du Portugal (1640) et des Pays-Bas (1648), perte de l’Artois et du Roussillon (1659), de Gibraltar et de Minorque (1713), invasion française (1808) et indépendance de toutes les colonies d’Amérique (1810-1825), le mouvement se terminant en 1898 par la perte de Cuba et des Philippines.

La faiblesse des monarques et les luttes qui opposèrent libéraux et conservateurs pendant tout le XIXe siècle aboutirent à la dictature de Primo de Rivera (1923-1930) puis à l’avènement de la République (1931). Celle-ci fut bientôt noyée dans le sang par l’armée putschiste conduite par Franco (1936-1939). La dictature du Caudillo devait durer jusqu’à sa mort en 1975, l’Espagne revenant alors à la royauté (constitutionnelle) avec Juan Carlos de Bourbon.

Rugueux champions de la foi

Les Rois Catholiques
Ferdinand II d’Aragon roi d’Aragon et de Sicile, roi de Castille et roi de Naples scella l’unité espagnole en épousant Isabelle de Castille en 1469, associant à l’expansion atlantique de la Castille les ambitions méditerranéennes de l’Aragon.

L’union des deux royaumes permit d’achever la reconquête de la péninsule encore dominée par les Maures. Le bon usage du catholicisme comme bannière de la reconquête tant à l’extérieur – prise de Grenade en 1492 – qu’à l’intérieur – fondation de l’Inquisition en 1478, expulsion des juifs en 1492 – valut au couple royal le titre de « Rois Catholiques » décerné par le pape. Isabelle mourut en 1504. Remarié, Ferdinand n’eut point d’héritiers mâles, et lorsqu’il mourut en 1516, vit lui succéder sur le trône son petit-fils Charles de Gand – Charles Quint.

Le Saint-Office
Institution ecclésiastique, fondée par la cour de Rome, dans le dessein de rechercher et de punir toute atteinte portée à la foi. On fait généralement remonter l’origine de l’Inquisition à l’an 1204, époque où le pape Innocent III, voulant arrêter les progrès de l’hérésie des Albigeois, envoya son légat Pierre de Castelnau et plusieurs autres religieux bénédictins, prêcher dans le Languedoc. De l’Italie, où elle avait été adoptée dans quelques États, l’Inquisition fut apportée et établie en France sous le règne de Saint Louis, en 1255 mais elle trouva une opposition persistante dans le pays même qui lui avait pour ainsi dire, servi de berceau. I1 n en fut pas de même en Espagne, où cette institution, fondée en 1232, fut transformée plus tard sous Ferdinand le Catholique, et reçut, avec une nouvelle organisation, des pouvoirs véritablement formidables. Constituée en 1478, dans l’intention principale de poursuivre les juifs et les Maures relaps, elle prit le nom de Saint Office et fut placée, en 1483, sous la direction d’un grand inquisiteur, auquel on adjoignit le conseil, dit la Suprême, et 45 inquisiteurs généraux. Le premier grand inquisiteur fut le célèbre Thomas de Torquemada, prieur des dominicains de Ségovie; Sixte IV le confirma, bien qu’il désapprouvât dans ses lettres à Ferdinand et à Isabelle, l’esprit de rigueur et les pouvoirs trop étendus du nouveau tribunal. La procédure inquisitoriale devait être secrète: le prévenu, enfermé dans une prison appelée casa santa (maison sainte), était soumis, dans les cas les moins graves, à des peines spirituelles: mais, pour d’autres cas, il pouvait avoir à subir l’amende, la prison ou la mort. Livré, dans cette dernière circonstance, au bras séculier, il était ordinairement conduit au supplice, le corps couvert d’un san benito, robe jaune en forme de sac, ayant une croix devant et derrière, et parsemée de diables: sa sentence, publiquement prononcée, était appelée auto-da-fé. Ce fut surtout sous Philippe II que l’Inquisition signala son zèle rigoureux en Espagne et aussi dans les Pays Bas, où elle eut à combattre l’hérésie. Au XVIIe siècle, Jean VI, roi de Portugal, la supprima dans son royaume: et en 1808, Napoléon Ier l’abolit en Espagne. Ferdinand VII la rétablit en 1814, et les Cortès la supprimèrent définitivement en 1820. L’Inquisition, établie à Rome par Pie VII, ne fut qu’un tribunal de discipline pour le clergé, appelé Congrégation du Saint-Office, jusqu’en 1965, et Congrégation pour la Doctrine de la foi depuis lors.

 

« Dieu qu’elle est jolie, doña Endrina! »

La sensualité hispano-arabe de l’archiprêtre de Hita (1290-1350)
Juan Ruiz, archiprêtre de Hita, est l’auteur de nombreux poèmes burlesques et licencieux qui le firent jeter en prison par l’archevêque de Tolède. Le Libro de Buen Amor, qui est son œuvre majeure, est de conception plus classique et d’esprit moins rabelaisien. C’est un long poème lyrique qui reprend l’un des thèmes principaux de la poésie médiévale: l’opposition entre amour humain et amour divin.

Cette opposition reflète les deux courants de pensée contradictoires qui ont influencé le poète. D’un côté, l’auteur puise son inspiration dans la tradition arabe. Les références au Collier de la Colombe du Cordouan Ibn Hazm (994-1064) sont manifestes. Ce dernier, partant de l’idée que l’amour « n’est pas réprouvé dans la Loi » et que « si Dieu, quand il forma l’homme, avait éprouvé que la femme fût mal, il ne l’eût point donnée a l’homme pour compagne » et que « m’eût-elle été un bien, si noble il ne l’eût pas créée. »

De l’autre, il fait référence au néo-platonisme. Cette doctrine, qui doit beaucoup aux penseurs grecs (Aristote et Platon notamment) et à la mystique orientale, est présente dans tout le bassin méditerranéen depuis le IIIe siècle après J.-C. Elle milite en faveur d’un certain ascétisme mystique, très en vogue chez nombre de penseurs arabes. Ce mélange subtil d’ascèse et de sensualité permet de faire coexister pacifiquement érotisme et religion. « Pour sainte ou saint qu’on soit je ne connais personne qui, vivant seul, ne souhaite une compagnie » affirme l’auteur du Libro de Buen Amor, qui ne dissimule pas ses émotions: « Dieu qu’est jolie dons Endrina sur la place! Sa taille, sa démarche et son long col de cygne! Quels cheveux, quelle bouche, quel teint quel maintien gracieux! Avec des dards d’amour elle frappe en levant les yeux. »

Réalité de l’Espagne par Américo Castro. Paris, Klincksieck, 1963. (Américo Castro, né au Brésil en 1885, fut l’un des plus grands critiques littéraires espagnols de ce siècle. La realidad historica de Espana publiée en 1954, est son œuvre majeure.)

« Baise-la, ses lèvres t’emplâtreront »

Le pessimisme caustique de Quevedo (1580-1645)
Francisco Gomez de Quevedo y Villegas, humoriste impitoyable, excellant dans la satire burlesque et le pamphlet, tourne en ridicule les travers de ses contemporains. Politicien raté, il tomba deux fois en disgrâce et fut condamné deux fois aux arrêts, dans une prison d’abord, puis dans un monastère. Spectateur impuissant des débuts du déclin de l’Espagne, Quevedo est l’auteur baroque par excellence, d’un pessimisme noir et toujours hanté par la mort. Au-delà des jeux de mots, de la truculence de ses expressions et de son style, apparaît l’humeur sombre et le moralisme sentencieux de l’ancien élève des Jésuites. La description qu’il fait de la femme, toujours fardée et artificielle, est éloquente:

« Si elle lavait son visage, tu ne la reconnaîtrais pas. Crois bien qu’il n ‘y a rien de plus travaillé au monde que le cuir d’une belle femme ou l’on épuise, sèche et fond plus d’enduits qu’elles ne revêtent d’habits, tant elles se méfient de leurs avantages naturels. Quand elles veulent flatter quelque odorat, elles font appel aux pastilles, aux parfums, aux lotions. Elles dissimulent parfois les sueurs de leurs pieds dans des pantoufles ointes d’ambre. Je te dis que nos sens sont à jeun de ce qu’est la femme et gavés de ce qu’elle paraît. Baise-la, ses lèvres t’emplâtreront, embrasse-la, tu n’étreindras qu’une planche et tu cabosseras du carton. Si tu couches avec elle, tu en laisses la moitié au pied du lit dans ses souliers à hauts talons. Sa tu la poursuis, tu te fatigues, si tu l’obtiens, tu t’en empêtres, si tu l’entretiens, elle te ruine, si tu la laisses, elle te poursuit, et si tu l’aimes, elle te laisse tomber.

« Fais-moi comprendre ce qu’il y a de bon en elle, et considère maintenant cet animal dont la superbe vient de notre faiblesse, la puissance de nos besoins (et il vaut bien mieux qu’ils demeurent réprimés et insatisfaits) tu verras clairement ta folie. Considère-la au moment de ses règles elle te dégoûtera. Quand elle ne les a plus, souviens-toi qu’elle les a eues, et qu’elle en souffrira encore, et tu auras horreur de ce qui te rend épris. Rougis d’être éperdu pour des choses que dans n’importe quelle statue de bois ont un fondement moins dégoûtant. »

Les Dessous et les dehors du monde.

Pour en savoir plus

Morisques et Chrétiens. Un affrontement polémique (1492-1640), par Louis Cardaillac. Paris, Klincksieck, 1977.

La Réalité historique de l’Espagne, par Americo Castro. Paris, Klincksieck, 1963.

Floresta de Agendas heroicas españolas, par Ramon Menéndes Pidal. Madrid, Espasa Calfe, 1952 (3 vol.).

Structures sociales orientales et occidentales dans l’Espagne musulmane, par Pierre Guichard. Paris, Mouton, 1977.

Les Arabes n’ont jamais envahi l’Espagne, par Ignacio Algue. Paris, Flammarion, 1969.

Histoire d’Espagne, par Jean Descola. Paris, Fayard, 1959.

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