Prévisions technologiques 5

PRÉVISIONS TECHNOLOGIQUES (V)

POUR ÉVITER DE VOUS « PLANTER »
COMPLETEMENT UNE SEULE METHODE: LA RUSE!

Petite liste « rusologique »: inventez des tas de scénarios; laissez vos concurrents essuyer les plâtres, puis volez-leur le marché (même si ça n’est pas moral); ne perdez pas de temps à consulter des gourous; innovez sans relâche; essayez enfin d’être les maîtres des standards internationaux.

Par Steven Schnaars

 

 Le Temps stratégique No 36

Il n’existe aucun moyen magique de prévoir sans erreur si un produit nouveau va « marcher » ou, au contraire, disparaître vite fait dans les oubliettes de l’Histoire. Prétendre le contraire c’est mentir aux autres ou, pire encore, se mentir à soi-même.

Faut-il baisser les bras pour autant? Non, bien sûr. Et puisque les prévisions sont fondamentalement dénuées de fiabilité, hé bien il faut ruser et se passer d’elles!

A tout seigneur tout honneur, la première de ces ruses est celle du scénario. Au lieu de prédire l’avenir, le scénario propose en effet un éventail de futurs plausibles, dont aucun n’est certain mais qui tous sont possibles.

L’idée de tels scénarios n’est pas nouvelle, mais a été popularisée dans les années 50 par Hermann Kahn, qui travaillait à l’époque à la Rand Corporation. Depuis lors les méthodes de construction de scénarios se sont beaucoup sophistiquées, et même mathématisées, au point de faire souvent perdre de vue le problème de base que l’on voulait résoudre.

En général, les scénarios sont des récits en prose, écrits avec intuition, créativité et imagination, qui mettent en évidence les folles incertitudes de l’avenir. Ils se situent donc à l’opposé des prévisions et des prédictions, qui résultent souvent de calculs savants et donnent l’illusion que l’avenir est cernable à quatre décimales près. Les scénarios décrivent d’ordinaire de possibles cheminements entre aujourd’hui et l’avenir. On les utilise d’ordinaire en multipacks, pour éviter de bloquer la réflexion sur un seul jeu d’hypothèses. Les scénarios permettent de formuler trois types de stratégies: les stratégies rustiques, les flexibles et les tous azimuts…

Une stratégie rustique est une stratégie tous terrains, défensive, solide, qui garantit des résultats acceptables quelle que soit l’évolution de la situation. C’est une stratégie sûre, mais peu performante; pour nombre d’industries à forte intensité de capital, qui doivent choisir entre oui et non, tout et rien, se lancer ou ne pas se lancer, elle est même carrément impraticable en raison même de sa nature mi-figue mi-raisin.

La stratégie flexible, elle, requiert de garder ses options ouvertes aussi longtemps que possible, et puis, lorsque la situation devient enfin limpide, d’agir avec la rapidité de l’éclair.

La planification « toutes éventualités » (contingency planning), très prisée des états-majors militaires, est un exemple classique de stratégie flexible: elle prévoit toutes sortes d’hypothèses, le type de comportement que chacune de ces hypothèses devrait entraîner, et postule alors une vigilance de tous les instants, de manière à ce que la bonne hypothèse soit détectée au plus tôt et l’action déclenchée dans les meilleurs délais… Comme disait un manager de Dow Chemical: « Les plans sont trop inflexibles. Ce qui compte c’est de réagir vite ». Pareille flexibilité est particulièrement judicieuse lors du lancement de nouvelles technologies, un stade où les prévisions, on l’a vu, sont particulièrement peu fiables.

Au milieu des années 80, la compagnie pétrolière ARCO, confrontée à l’évolution éminemment incertaine des prix du pétrole, examina ainsi des centaines de scénarios du style »Que ferions-nous si… », et conclut que le scénario-catastrophe d’une chute du prix du pétrole était une possibilité réelle, quoique incertaine. Elle décida donc de réduire ses dépenses d’explorations géologiques et de production, de fermer ses entreprises en aval comme d’ailleurs ses usines chimiques les plus marginales. Mais elle se prépara aussi pour le cas où les prix du pétrole reprendraient de la hauteur, en testant de façon intensive ses énormes gisements pétroliers d’Alaska. Toutes options ouvertes, ARCO s’était donc mise en situation de foncer quelle que soit la tournure que prendraient les événements.

La stratégie tous azimuts, enfin, consiste à lancer plusieurs projets à la fois, pour ne décider qu’ultérieurement lequel est le bon. Cette stratégie est inapplicable par les petites entreprises, bien sûr, mais est en revanche idéale pour une entreprise qui a des ressources importantes: elle lui donne en effet l’assurance de ne rater aucun bon coup. C’est ainsi qu’à la fin des années 60 et durant les années 70, RCA, incapable de prévoir laquelle de deux technologies, le vidéodisque et l’enregistreur vidéo serait la bonne, développa les deux à la fois. Le vidéodisque fut un échec commercial. RCA n’en eut cure: grâce à l’enregistreur vidéo qu’elle avait en réserve, elle fut la première compagnie américaine à lancer sur le marché un enregistreur vidéo de format VHS (le format de Matsuhita) pour contrer le Betamax de Sony.

Un mot d’avertissement enfin à ceux qui, disposant de multiples scénarios, n’en considèrent pourtant qu’un seul: ils perdent ce faisant tout le bénéfice qu’ils eussent tiré de l’obligation de garder à l’esprit des hypothèses divergentes, voire contradictoires. Le scénario unique n’étant finalement rien d’autre qu’une vulgaire prédiction.

Hélas, la tentation se rabattre sur un seul scénarios semble être de l’ordre du besoin physiologique, comme la faim ou le désir sexuel! Pour échapper à cette tentation, je suggère de ne jamais affecter aux différents scénarios des probabilités (dans le style: plus probable/moins probable, ou: optimiste/pessimiste/hypothèse moyenne). L’intérêt des scénarios multiples est en effet qu’ils soient tous d’une égale vraisemblance afin de créer dans l’esprit de ceux qui y recourent une forme d’incertitude permanente. Chaque fois que l’on attribue aux scénarios des probabilités, les utilisateurs ne retiennent que le scénario « moyen », et négligent les autres. Plutôt que des probabilités, mieux vaut donc donner aux scénarios des titres, dans le style: « cas où le marché réagirait lentement », « cas où surgirait une technologie concurrente », qui attirent l’attention sur les problèmes qui risquent de surgir et non sur une illusoire échelle de certitudes croissantes.

Si l’usage de scénarios ne suffit pas, on peut imaginer de tâter d’une stratégie prédatrice. Certaines entreprise ne faisant elles-mêmes aucune recherche vont ainsi attendre qu’une entreprise innovatrice ait défriché un nouveau marché, pour le lui « voler » alors grâce à la puissance de leurs moyens financiers, l’extension de leurs réseaux de distribution, le pouvoir de leur publicité, etc. Comme le disait un responsable du marketing de Coca-Cola: « Relax, en observateurs, nous laissons les autres sortir du bois, et alors nous décidons de faire ce qu’il faut pour leur prendre le marché » (« We let others come out, stand back and watch, and then see what it takes to take the category over. »)

La stratégie prédatrice n’est pas très morale, mais est appliquée souvent et avec succès, quand bien même la « sagesse des nations » assure que l’entreprise osant se lancer la première et s’emparer d’une large part du marché, a de bonnes chances de la conserver par la suite, pour le plus grand embarras de ses concurrents moins innovateurs, plus timides, contraints alors, paraît-il, de « payer un prix élevé pour s’être réveillés trop tard ». L’un des rares auteurs à s’être inscrit en faux contre cette manière de voir hyperclassique, Ted Levitt, écrivait avec humour, en 1965 déjà, dans la Harvard Business Review: « L’ennui d’être pionnier est que les pionniers sont tués par les Indiens. » Une année plus tard, il reconnaissait, dans la même revue, que dire du mal de l’innovation était aussi mal vu que dire du mal de la maternité ou de la tarte aux pommes. « N’empêche, insistait-il, l’imitation est non seulement plus fréquente que l’innovation, mais elle conduit bien plus sûrement qu’elle à la croissance et aux profits ».

L’Histoire conforte cette analyse. En 1947, Cott fut le pionnier des soft drinks sans sucre, qui ne connurent alors guère de succès. Dans les années 50, Kirsch lança sa ligne de boissons « No-Cal » pour diabétiques: il fit beaucoup de publicité et de marketing et découvrit que la moitié de ses clients étaient des gens qui n’étaient pas diabétiques mais essayaient simplement de perdre du poids. En 1957, il vendait 7.5 millions de caisses de soft drink sans sucre. En 1962, Royal Crown lança son Diet Rite Cola, en en abaissant le prix au niveau de ceux des soft drinks sucrés. Ce fut un assez grand succès: le timing, la forme du produit, les consommateurs, tout était favorable. En 1962, Royal Crown vendit 50 millions de caisses de Diet Rite Cola. Des concurrents régionaux surgirent. Coca-Cola et Pepsi continuèrent à ne pas bouger, doutant du potentiel de ces boissons sans sucre. Une année plus tard, cependant, les deux géants révisèrent leur jugement et lancèrent, respectivement, Tab et Patio Cola. Patio Cola fut un échec et remplacé rapidement par Diet Pepsi. Grâce à des campagnes publicitaires massives, Coca et Pepsi se retrouvèrent très vite leaders du marché.

Dans un tout autre domaine, l’enregistreurs vidéo, même phénomène. Durant la décennie 60, diverses entreprises pionnières essayèrent de le lancer, sans succès. En 1975, Sony leur vola le marché avec le Betamax , puis se fit éjecter à son tour par Matsushita.

Cela prouve bien qu’être pionnier est une démarche lourde de risques. Le pionnier, outre le fait qu’il n’est, malgré les prévisions et les prédictions des spécialistes de marketing, jamais sûr qu’un marché existera vraiment pour son produit, va consacrer à son aventure des sommes et une énergie folles, qu’il aurait pu consacrer à des ambitions plus classiques et plus avantageuses. Il paie la recherche, construit les premières fabriques, doit convaincre les consommateurs, et si, par chance, il tire le bon numéro, doit défendre alors son marché contre des imitateurs disposant d’une force de frappe marketing plus grande que la sienne, qui auront eu le temps d’améliorer le produit original et le produiront en série à des coûts limés.

Il y a une justice pourtant: une stratégie prédatrice ne met nullement à l’abri de nouveaux nouveaux-venus plus prédateurs encore. Aussi longtemps que les ordinateurs personnels ont évolué, IBM pouvait attendre que les innovateurs se lancent et leur voler alors le marché; mais aujourd’hui que les ordinateurs personnels sont des produits plus ou moins stabilisés, IBM subit à son tour la menace d’entreprises prédatrices produisant à l’étranger des imitations à bas prix.

Une troisième manière de contourner l’impossibilité de prévisions fiables est d’innover en permanence: faire de tout pour être sûr de ne rien rater; agir sans cesse au lieu de mener des études et de consulter des gourous.

L’industrie de la chaussure de course applique cette stratégie avec système. Elle lance constamment de nouveaux modèles -avec bulles de gaz, coussinets de colloïde, pour toutes sortes de coureurs, souffrant de toutes sortes d’affections- qui ont une durée de vie très courte. Certains, comme l’Air Max de Nike sont de fabuleux succès. D’autres ne quittent guère les entrepôts de stockage. Mais l’industrie, plutôt que de se casser la tête à prévoir quels modèles se vendront bien, en lance une multitude dont elle sait que deux ou trois seulement connaîtront le boom.

Une stratégie d’innovation perpétuelle réussira d’autant mieux qu’elle observera les trois règles de conduite suivantes: commencer petit, faire des tas d’essais, puis, une fois le temps venu d’entrer sur le marché, faire les choses en grand.

Avec leurs produits nouveaux, plutôt que prétendre emporter le jackpot d’emblée, les entreprises ont intérêt à trouver des niches sûres, petites mais profitables. A partir de ces niches elles pourront alors se lanceront sur le marché plus vaste, le jour où elles seront vraiment convaincues qu’un tel marché existe.

Voyez le cas des cellules photovoltaïques. Pour qu’elles puissent conquérir de vastes marchés, il eût fallu que leur coût de fabrication tombe de façon dramatique, ce qui n’est point encore produit. L’électricité photovoltaïque reste donc beaucoup plus chère que l’électricité classique. La chutes des prix du pétrole n’a fait qu’aggraver cette évidence.

Cela n’a pas empêché le gouvernement américain de consacrer à la recherche dans ce domaine des fonds fédéraux considérables, dans l’espoir de voir construites un jour de véritables usines photovoltaïques capables d’accroître l’indépendance énergétique du pays. L’industrie privée étant, quant à elle, plus intéressée à obtenir ces fonds de recherche gouvernementaux qu’à faire de l’argent avec les cellules photovoltaïques elles-mêmes! Devant le peu de résultats concrets de ces recherches grandioses, le public américain finit par perdre son intérêt et l’argent fédéral par se faire rare.

Dans le même temps, les Japonais, intéressés eux aussi par cette technologie, au lieu d’afficher des ambitions mammouths, cherchèrent (et trouvèrent) des niches profitables: cellules photovoltaïques pour les montres, les calculatrices de poche et autres machines nécessitant de très faibles quantités d’énergie. Si donc un jour le marché des cellules photovoltaïques explose (ce que nul ne saurait prédire avec assurance aujourd’hui), les Japonais disposeront , pour le conquérir, d’une tête de pont toute prête, alors que les Américains, eux, se seront découragés depuis longtemps.

Partir petit est donc important. Mais il est au moins aussi important de financer à la fois plusieurs projets de recherche limités, afin de n’être jamais pris au dépourvu par l’explosion (par définition inattendue) de nouveaux marchés. Bien qu’IBM, par exemple, ait attendu qu’Apple et Tandy et bien d’autres déblaient le marché des ordinateurs personnels avec de s’y lancer, il n’a cessé de travaillé, durant toutes ces années, sur des prototypes qui lui ont permis d’entrer sur le marché le jour même où il décida que, pour lui, la situation était mûre.

Ce jour là, IBM fit naturellement les choses en grand. Ce qui est le plus sûr moyen, et à vrai dire le seul, on l’a vu plus haut, de déloger les concurrents pionniers de leur position dominante.

Une quatrième et dernière manière de se passer de prévisions lors du lancement de produits technologiquement neufs est de modifier à son avantage les conditions mêmes du jeu.

D’abord en établissant des standards, dont l’existence limite pour le consommateur le risque de se retrouver avec une machine condamnée à une rapide obsolescence parce qu’incompatible avec d’autres machines ou d’autres systèmes. Souvenez-vous des deux cas exposés dans un article précédent: celui du système de quadriphonie, qui se lança sur le marché dans une incroyable confusion de standards concurrents, et connut l’échec, et celui du tourne-disques pour disques compacts, qui fut l’un des grands succès commerciaux des années 80 parce que les fabricants avaient réussi à se mettre d’emblée d’accord sur un standard pour l’ensemble de l’industrie.

Les précédents historiques sont eux-mêmes innombrables. Dans les années 1880, aux États-Unis, lorsque débuta l’électrification des ménages, la bataille était rude entre un George Westinghouse, qui préconisait le courant alternatif, et un Thomas Edison, qui ne jurait que par le courant continu. L’électrification stagna jusqu’au jour jusqu’au jour où fut enfin établi comme standard pour tout le pays le courant alternatif à 110 volts et 60 cycles.

Les standards sont établis de manières très variées. Le gouvernement peut les suggérer ou les imposer. Les entreprises d’une même branche peuvent coopérer pour en un définir un qui leur soit commun. Ce mode coopératif, courant en Europe et au Japon, est de plus en plus accepté aux États-Unis par le gouvernement et par l’opinion publique. Les entreprises qui y recourent afin de contrebattre la concurrence transatlantique et transpacifique, risquent néanmoins de se voir encore accusées, au titre des lois antitrusts, de collusion en vue de faire obstacle au libre commerce.

L’entreprise la plus forte peut enfin, par son seul poids sur la marché, imposer son propre standard. C’est ce qu’a fait IBM avec le standard MS-DOS pour les ordinateurs personnels, en dépit du fait que le géant américain ne soit entré sur ce marché que bien des années après les entreprises pionnières.

Mais quelle que soit la méthode utilisée, l’établissement d’un standard est, pour une entreprise novatrice, une manière extrêmement efficace de contrôler autant que faire se peut un environnement toujours incertain et augmenter ainsi ses chances de réussite.

Dans le même ordre d’idée, une façon radicale de contrôler l’environnement est, lors le cas et la possibilité s’en présentent, de créer soi-même ex nihilo toute l’infrastructure nécessaire à la nouvelle technologie. C’est ainsi que Thomas Edison, encore lui, organisa le financement du système de distribution du courant électrique aux États-Unis, depuis les centrales à l’ampoule, en passant par les poteaux et les câbles électriques.

Il arrive aussi que certaines innovations aient besoin, pour se développer, d’autres produits, un problème que l’entreprise innovatrice aura souvent intérêt à affronter carrément. La croissance du marché des enregistreurs vidéo fut freinée pendant près d’une décennie parce que les fabricants potentiels se disaient: nous n’avons pas de films à vendre avec nos machines. Certains décidèrent alors: faisons alliance avec une compagnie cinématographique. CBS joua cette stratégie au début de l’année 70, proposant à ses clients sa machine et des films préenregistrés. Il perdit des dizaines de millions de dollars, et déclara forfait en 1971. AVCO, Montgomery-Ward, tâtèrent ensuite de ce marché et y échouèrent aussi. Sony, considérant que ces échecs étaient dus au fait que le nombre des films proposés aux acheteurs d’enregistreurs vidéo était trop faible, mit l’accent sur la capacité de son Betamax à enregistrer des programmes TV et appuya ce positionnement par la plus grande campagne promotionnelle de son histoire. Grâce à quoi elle domina ce marché plusieurs années durant… jusqu’à ce que Matsushita, une nouvelle nouvelle-venue, lui vole sa place.

Il arrive enfin que certains produits coûtent trop cher pour réussir à conquérir le marché qu’ils convoitaient. Même dans ce cas il est possible de contourner l’obstacle. Les machines à photocopier lancées par Xerox coûtaient à l’origine les yeux de la tête (quelque 4000 dollars, soit quelque 6500 francs suisses au cours actuel). A ce prix, faisaient remarquer les experts, il ne sera pas possible d’en vendre plus de quelques milliers d’exemplaires, la concurrence du papier carbone, qui ne coûte presque rien, étant trop forte, et les entreprises n’ayant après tout pas besoin de faire tant de copies… Xerox contourna la difficulté en offrant ses photocopieuses en leasing, jusqu’à ce que les utilisateurs, séduits par la facilité d’emploi et la qualité des copies produites, mettent d’eux-mêmes les avantages du nouveau procédé dans un plateau de la balance, son coût dans l’autre, et cessent peu à peu d’utiliser leur papier carbone. Pourtant même cet équilibre prix/avantages n’a pas réussi à faire démarrer en flèche les photocopieurs. Il fallut attendre que de nouvelles technologies ajoutent encore aux avantages offerts et permettent d’abaisser les prix pour que, tout à coup, un juste équilibre prix/avantages soit trouvé et le marché des photocopieurs explose.

L’ai-je assez répété, prévisions et prédictions sont fausses neuf fois sur dix. J’ai suggéré ici quelques moyens d’échapper à cette difficulté. Il en est un dernier, qui relève de la philosophie plus que du marketing, par lequel j’aimerais conclure: contrairement à ce que la plupart des gens, entraîné dans l’agitation de l’époque, finissent par croire, demain, pour vous et moi, ne sera pas très différent d’hier. Il n’y aura pas de « chocs du futur » et autres « changements d’époques radicaux », en vogue dans les années 60. Bien sûr il y aura des changements, mais bien moins profonds et, surtout, beaucoup plus lents, qu’on ne le croit encore aujourd’hui, intoxiqués que nous sommes par l’idée que le monde change de plus en plus vite. L’inertie fondamentale des sociétés humaines suffit à expliquer pourquoi les prévisions et prédictions évoquées dans cette série d’articles ratent presque toujours leur cible, et de beaucoup.

Nos vies, demain, seront très semblables à ce qu’elles sont aujourd’hui. Les goûts et les styles changeront. Un certain nombre de découvertes et d’inventions inédites nous rendront de réels services. Mais nous ne vivrons pas de manière radicalement différente. Nous dormirons dans des maisons en matériaux traditionnels. Nous porterons du coton et de la laine. Croire que le monde demain sera complètement différent, en déduire de formidables prévisions, c’est s’emplir la tête de bulles de savon.

© Le Temps stratégique, No 36, Genève, Octobre 1990.

 

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