Des « plantes sorcières » d’Amazonie

TEMOIGNAGE

Ce que les « plantes sorcières » d’Amazonie m’ont fait voir *

Expérience chamanique chez les Indiens conibos
d’Amazonie péruvienne. Un classique

Par Michael Harner

Michael Harner, anthopologue américain, a fait le récit de son séjour chez les Indiens jivaros d’Amazonie péruvienne dans Chamane, Paris, Albin Michel, 1982, (traduction, par Zéno Bianu, de l’ouvrage original The Way of the Shaman, New York, 1980, Harper and Row), dont le texte ci-dessous est un extrait adapté. Il a écrit également The Jivaro: People of the Sacred Waterfalls (University of California Press) et Hallucinogens and Shamanism (Harper & Row).


CE QUE J’AI VU

J’ai mené mes premières recherches anthropologiques, il y a maintenant quarante ans, chez les Indiens jivaros, ou Untsuri Shuar, sur les pentes boisées des Andes équatoriales. A cette époque, les Jivaros étaient célèbres parce qu’ils réduisaient les têtes, une coutume qu’ils ont pratiquement abandonnée depuis lors, mais aussi parce qu’ils pratiquaient le chamanisme, une habitude qu’ils maintiennent vivante de nos jours. Durant les années 1956 et 1957, je recueillis de nombreuses informations sur la culture des Jivaros, mais restai un observateur extérieur du monde des chamanes.

Deux ans plus tard, le Musée Américain d’Histoire Naturelle m’ayant proposé d’entreprendre une expédition en Amazonie péruvienne pour y étudier la culture des Indiens conibos de la région d’Uyucali, j’acceptai, enchanté par l’idée de conduire de plus amples recherches sur les cultures fascinantes des forêts de la Haute-Amazonie. Je menai ces recherches en 1960 et 1961.

A l’origine de ma découverte de la voie du chamane, il y a une expérience que je fis avec les Conibos et que j’aimerais partager ici avec vous.

J’avais déjà passé près d’une année dans un village conibo situé sur les rives d’un lac proche de l’un des affluents du Río Ucayali. Les recherches que je menais sur la culture des Conibos me donnaient pleine satisfaction, en revanche mes efforts pour obtenir des informations sur leur religion ne rencontraient guère de succès. Certes, les gens étaient amicaux, mais ils hésitaient à me parler de surnaturel. Finalement, ils me dirent que si je voulais vraiment apprendre, il fallait que je boive la boisson sacrée des chamanes, une potion à base d’ayahuasca,  » la plante de l’âme ». J’acceptai avec curiosité et inquiétude, car ils m’avaient averti que l’expérience allait être effrayante.

Le lendemain matin, mon ami Tomás, l’ancien du village, partit cueillir les plantes dans la forêt. Avant de me quitter, il me dit de manger très peu: un déjeuner léger et pas de lunch. A midi, il revint avec assez de plantes d’ayahuasca et de feuilles de cawa pour remplir une marmite d’une soixantaine de litres, qu’il mit à bouillir tout l’après-midi, jusqu’à ce que ne restent plus que trois ou quatre litres d’un liquide noirâtre, dont il versa une partie dans une vieille bouteille, pour qu’il refroidisse jusqu’au crépuscule, moment où, disait-il, nous le boirions.

Je vis des dragons noirs
échappés de l’espace
qui dirent être les maîtres
de toute vie sur la Terre

Les Indiens muselèrent les chiens du village pour les empêcher d’aboyer parce que le bruit, m’expliquèrent-ils, peut rendre fou un homme ayant pris de l’ayahuasca. Ils recommandèrent en outre aux enfants de se tenir tranquilles. Si bien qu’au coucher du soleil, la petite communauté se trouva plongée dans le silence.

A l’instant où le bref crépuscule équatorial fit place à l’obscurité, Tomás versa un tiers de la bouteille dans une calebasse, et me tendit cette dernière. Les autres Indiens nous observaient. Je me sentais comme Socrate acceptant la ciguë au milieu des Athéniens – et soudain je me rappelai que les populations de l’Amazonie péruvienne donnent aussi à l’ayahuasca le nom de « petite mort ». Je bus la potion d’un trait. Son goût était étrange, légèrement amer. Puis j’attendis que Tomas bût à son tour, mais il me déclara qu’il avait finalement décidé de s’abstenir.

Les Indiens m’avaient fait allonger sur la plate-forme de bambou sous le grand toit de chaume de la maison communautaire. On n’entendait aucun bruit, hormis le grésillement des criquets et l’appel d’un singe hurleur loin dans la jungle.

Alors que je regardais vers le haut, dans l’obscurité, des traits de lumière à peine perceptibles m’apparurent. Brusquement, ils augmentèrent de netteté et de complexité, puis éclatèrent en couleurs brillantes.

Je vis un crocodile géant
dont les mâchoires
laissaient échapper
un flot tumultueux

De très loin, un son me parvint semblable à celui d’une chute d’eau. Il augmenta progressivement, jusqu’à m’emplir les oreilles. Quelques minutes auparavant j’éprouvais de la déception, persuadé que l’ayahuascan’aurait aucun effet sur moi. Mais à présent, le bruit du torrent impétueux inondait mon cerveau. Mes mâchoires commençaient à s’engourdir. L’engourdissement gagna mes tempes.

Au-dessus de ma tête, les traits de lumière devinrent plus brillants. Ils s’entrelacèrent, jusqu’à former une voûte semblable à la mosaïque géométrique d’un vitrail. Un camaïeu de violet éclatant forma au-dessus de moi un toit qui ne cessait de s’étendre. Au coeur de cette caverne céleste, le bruit de l’eau devint de plus en plus fort, et je percus de pâles figures se mouvant comme des ombres.

Comme si mes yeux s’accoutumaient aux ténèbres, cette scène mouvante se transforma en une sorte de foire, en un carnaval surnaturel de démons. Au milieu, présidant aux activités, regardant droit dans ma direction, une gigantesque tête de crocodile grimaçait, dont les mâchoires caverneuses laissaient jaillir un flot torrentiel. Lentement, les eaux et la voûte s’élevèrent, jusqu’à ce que la scène se métamorphosa en une simple image divisée en deux: le ciel bleu en haut, la mer en bas. Toutes les créatures s’étaient évanouies.

Alors, d’une position proche de la surface de l’eau, je commençai à apercevoir deux bateaux étranges qui flottaient dans l’air et qui, tout en se balançant d’avant en arrière, se rapprochaient de plus en plus de moi. Alors, lentement, ils se fondirent l’un dans l’autre pour devenir un seul vaisseau, orné à sa proue d’une énorme tête de dragon, un peu comme sur les navires vikings. Au milieu du bateau, se dressait une voile carrée. A mesure que le bateau flottait doucement, en avant, en arrière, au-dessus de moi, j’en vins à entendre un chuintement rythmé. Je me rendis compte qu’il s’agissait du bruit cadencé de centaines de rames qui faisaient avancer une galère géante.

Dans le même temps, je pris conscience du plus beau chant que j’aie entendu de ma vie, aigu, éthéré. Il émanait de myriades de voix à bord de la galère. En examinant plus attentivement le pont du navire, je pus discerner un grand nombre de personnages à tête de geai bleu et corps d’être humain, semblables aux dieux à tête d’oiseau figurant sur les peintures anciennes des tombes égyptiennes. Dans le même temps, une sorte d’essence-énergie commenca à sortir de ma poitrine et à flotter vers le navire. Moi qui me croyais un athée, j’éprouvai à cet instant la certitude absolue que j’étais en train de mourir et que les personnages à tête d’oiseaux étaient venus afin d’emporter mon âme sur leur navire.

Alors que les flots de mon âme continuaient à me sortir de la poitrine, je sentais que mes bras et mes jambes s’engourdissaient et que mon corps se transformait en béton. Je ne pouvais plus ni bouger ni parler. Lorsque l’engourdissement commença à gagner ma poitrine et mon coeur, j’essayai d’ordonner à ma bouche d’appeler à l’aide, de demander aux Indiens de me donner un antidote. Mais j’eus beau essayer, je ne parvins pas à rassembler suffisamment de forces pour prononcer un seul mot. Simultanément, il me sembla que mon abdomen se transformait en pierre, et je dus faire des efforts démesurés pour que mon coeur continue à battre. Je me mis à parler à mon coeur, à l’appeler « mon ami », « mon ami le plus cher », et, de toute l’énergie qui me restait, à l’encourager de continuer à battre.

Je pris conscience de mon cerveau. Je sentais – physiquement – qu’il avait été divisé en quatre niveaux distincts. Sur le niveau élevé, la plus proche de la surface, se trouvait l’observateur-commandant, conscient de la condition de mon corps et responsable de la tentative de continuer à faire battre mon coeur. Ce niveau percevait, en tant que spectateur uniquement, les visions émanant de ce qui semblait être les niveaux inférieurs de mon cerveau. Juste au-dessous du niveau le plus élevé, je sentais une couche engourdie, qui paraissait avoir été mise hors service par la drogue; elle était tout simplement absente. Mes visions, y compris mes visions du bateau aux âmes, émanaient du niveau juste en dessous de celui-là.

Oui, à ce moment-là, j’étais pratiquement certain de mourir. Mais alors que j’essayai de me faire à cette idée, un niveau de mon cerveau encore plus profond commença à me transmettre d’autres visions, d’autres informations. J’entendis que l’on me « disait » que je pouvais recevoir ces révélations sans risque de les trahir puisque j’étais en train de mourir. J’entendis que l’on me « disait » que ces secrets étaient réservés aux mourants et aux morts. Je percevais très confusément que ces pensées m’étaient inspirées par des créatures reptiliennes géantes reposant mollement sur les couches les plus profondes de mon cerveau, là où ce dernier rejoint le sommet de la colonne vertébrale.

Je discernais vaguement ces créatures au coeur de gouffres lugubres et ténébreux. Elles projetèrent alors une scène devant mes yeux. Elles commencèrent par me montrer la planète Terre telle qu’elle était il y a une éternité, avant que n’y apparaisse la vie. Je vis un océan, une terre aride, et un ciel bleu lumineux.

Puis, par centaines, des grains noirs se mirent à tomber du ciel sur le paysage désolé en face de moi. Je vis alors que ces « grains » étaient en réalité de grandes créatures noires et brillantes aux larges ailes de ptérodactyle et au corps de baleine. Je ne pouvais voir leur gueule. Elles s’affalèrent, épuisées par leur voyage, reposant pour une éternité. Elles m’expliquèrent en une sorte de langage mental qu’elles fuyaient quelque chose situé loin dans l’espace. Qu’elles étaient venues sur Terre pour échapper à leur ennemi.

Elles me montrèrent de quelle manière elles avaient créé la vie sur la planète afin de se cacher au sein de formes multiples et dissimuler ainsi leur présence. Devant moi, la magnificence de la création et de la différenciation des animaux et des plantes en espèces – le résultat de centaines de millions d’années d’activité – s’imposa avec une force et un éclat impossibles à décrire. J’appris que les créatures-dragons résidaient à l’intérieur de toutes les formes de vie, homme y compris. Je dirais en rétrospective qu’elles étaient presque comme de l’ADN, mais en ce temps-là, en 1961, je ne savais rien de l’ADN.

Elles étaient les vraies maîtresses de l’humanité et de la planète, m’expliquèrent-elles. Nous autres humains n’étions que leurs réceptacles et leurs serviteurs. C’est pourquoi elles pouvaient me parler de l’intérieur de moi-même.

Ces révélations, jaillissant des profondeurs de mon esprit, alternaient avec les visions de la galère dont l’équipage à tête de geai bleu avait presque fini de hisser mon âme à bord. Le bateau s’éloignait peu à peu vers un large fjord flanqué de collines arides et usées, entraînant ma force vitale. Je savais qu’il ne me restait qu’un instant à vivre. Etrangement, les hommes à tête d’oiseau ne me faisaient pas peur; je n’avais pas d’objection à ce qu’ils prennent mon âme, s’ils étaient capables de la garder. Mais je craignais que d’une façon ou d’une autre, mon âme ne pût demeurer sur le plan horizontal du fjord, mais que, par un processus inconnu, mais pressenti et redoutable, elle fût capturée ou recapturée par les dragons habitant les profondeurs.

J’appelai mon coeur
« mon ami le plus cher »
et le suppliai de
continuer à battre

Je ressentis brusquement ce qui faisait mon humanité, le contraste entre mon espèce et nos lointains ancêtres reptiliens. Je commençai à me battre pour ne pas retourner chez eux; je les ressentais de plus en plus comme étrangers, et peut-être malfaisants. Chaque battement de mon coeur représentait pour moi un effort énorme. Je cherchai une aide humaine.

Au prix d’un effort inimaginable et ultime, je parvins à murmurer aux Indiens un mot: « médicament ». Je les vis se précipiter pour préparer un antidote, mais savais qu’ils n’y parviendraient pas à temps. J’avais besoin d’un gardien capable de défaire les dragons et essayai frénétiquement de faire surgir un être puissant qui me protège des créatures reptiliennes étrangères. Un tel être apparut devant moi; c’est le moment où les Indiens ouvrirent ma bouche de force et me contraignirent à boire l’antidote. Progressivement, les dragons retournèrent dans leurs profondeurs; le navire des âmes et le fjord s’étaient évanouis. Je me détendis, soulagé.

L’antidote m’apaisa complètement, mais j’eus néanmoins de nombreuses autres visions, d’une nature plus superficielle, maîtrisables et agréables. Je fis à volonté des voyages fabuleux à travers des régions lointaines, aux confins mêmes de la galaxie; je créai d’incroyables architectures; j’utilisai des démons grimaçants et sardoniques pour réaliser des fantasmes. Souvent, je me surpris à rire de l’incongruité de mes aventures.

Enfin, je m’endormis.

Lorsque je me réveillai, les rayons du soleil perçaient le toit de palme au-dessus de moi. J’étais toujours allongé sur la plate-forme de bambou, et entendais les bruits usuels du matin: les Indiens parlant entre eux, des bébés en pleurs, un coq qui chantait. Je fus surpris de me découvrir revigoré et paisible. Alors que je reposais là, contemplant le magnifique réseau tissé du toit, les souvenirs de la nuit précédente dérivèrent à travers mon esprit. Cessant momentanément de solliciter ma mémoire, j’allai chercher un magnétophone dans mon sac marin. Comme je fouillais dans le sac, plusieurs Indiens me saluèrent en souriant. Une vieille femme, l’épouse de Tomás, me donna comme déjeuner un bol de soupe de poisson et de plantain. Le goût en était extraordinaire. Puis je retournai sur la plate-forme, impatient d’enregistrer mes expériences de la nuit avant d’oublier l’un ou l’autre détail.

Le travail de remémoration fut aisé, sauf pour une période de la transe que je n’arrivais pas à me rappeler: elle restait vide, comme si la bande avait été effacée. Je luttai des heures pour me souvenir de ce qui s’était produit durant cette partie de l’expérience; je dus littéralement extraire cette évocation de force des profondeurs de ma conscience. Ce dont j’avais tant de peine à me souvenir, c’étaient les révélations que m’avaient faites les créatures à forme de dragon, sur leur rôle dans l’évolution de la vie sur cette planète et sur leur contrôle inné de toute matière vivante, homme compris. La remémoration de cet épisode me mit dans un état de grande excitation, et je ne pus m’empêcher de ressentir que je n’aurais peut-être pas dû le rapporter des régions inférieures de mon esprit.

J’éprouvais même une sentiment étrange de crainte pour ma sécurité, puisque je possédais à présent un secret dont les créatures m’avaient indiqué qu’il était réservé aux mourants. Je décidai sur-le-champ de partager cette connaissance avec d’autres afin que le « secret » ne réside pas chez moi seul et éviter que ma vie soit mise en péril. Je fixai mon moteur hors-bord sur une pirogue et partit pour une mission évangélique américaine proche du village, où j’arrivai vers midi.

Athée complet, j’eus
en vérité, et sans le savoir,
les mêmes visions que
Jean dans l’Apocalypse…

Le couple qui tenait la mission, Bob et Millie, accueillants, pleins d’humour, compatissants, sortait du lot des évangélistes ordinairement envoyés par les Etats-Unis. Je leur racontai mon histoire. Lorsque j’en vins à la description du reptile de la gueule duquel jaillissaient des flots, ils échangèrent un regard, prirent leur Bible et me lurent le verset suivant, extrait du chapitre XII de l’Apocalypse:

Alors le serpent vomit comme un fleuve d’eau.

Ils m’expliquèrent que dans la Bible le mot « serpent » était un synonyme des mots « dragon » et « Satan ». Je continuai mon récit. Lorsque j’en arrivai aux créatures à forme de dragon fuyant des ennemis situés au-delà de la Terre et atterrissant sur notre planète pour s’y cacher, Bob et Millie, surexcités, me lurent à nouveau un extrait du même passage de l’Apocalypse:

Il y eut alors un combat dans le ciel: Michaël et ses anges combattirent contre le dragon. Et le dragon lui aussi combattait avec ses anges, mais il n’eut pas le dessus; il ne se trouva plus de place pour eux dans le ciel. Il fut précipité le grand dragon, celui qu’on nomme Diable et Satan, le séducteur du monde entier, il fut précipité sur la terre et ses anges avec lui.

J’écoutais avec surprise et émerveillement. Les deux missionnaires semblaient impressionnés, quant à eux, par le fait qu’un breuvage de « sorciers » ait apparemment pu révéler certains éléments sacrés de l’Apocalypse. Lorsque j’eus terminé mon récit, je me sentis soulagé d’avoir partagé ma nouvelle connaissance, mais j’étais aussi épuisé. Je m’endormis sur le lit des missionnaires, les laissant poursuivre leur conversation à propos de mon expérience.

Ce soir-là, alors que je retournais au village, ma tête commença à battre au même rythme que le bruit du hors-bord; je pensai que je devenais fou; je dus me boucher les oreilles pour que cette impression cesse. Je dormis bien, mais le lendemain matin, remarquai un engourdissement, une sorte de pression dans ma tête.

J’étais à présent pressé de solliciter l’opinion professionnelle de l’Indien le plus informé de ces choses surnaturelles, un chamane aveugle qui, à l’aide de l’ayahuasca, avait fait maintes incursions dans le monde des esprits. Il me semblait judicieux qu’un aveugle fût mon guide au pays des tenèbres.

Je me rendis dans sa hutte et, à l’aide de mes notes, lui décrivis mes visions point par point. Au début, je lui parlai seulement des moments les plus spectaculaires; en évoquant les créatures à forme de dragon, j’omis donc de lui dire qu’elles arrivaient de l’espace et expliquai seulement: « C’étaient des animaux noirs géants, quelque chose comme de grandes chauves-souris, plus longues que la longueur de cette maison. Ils disaient être les vrais maîtres du monde. » En conibo, il n’y a pas de mot pour dragon; « chauve-souris géante » me semblait être l’image la plus précise pour décrire ce que j’avais vu.

Le chamane leva vers moi ses yeux aveugles et dit avec un sourire narquois: « Oh, ils disent toujours ça. Mais ils sont seulement les Maîtres des Ténèbres Extérieures. » Désinvolte, il désigna le ciel de la main. Je sentis un frisson monter dans ma colonne vertébrale: je ne lui avais pas encore dit que j’avais vu, dans ma transe, les dragons venir de l’espace intersidéral.

J’étais abasourdi. Ce que j’avais éprouvé était déjà connu de cet aveugle aux pieds nus, qui l’avait découvert en explorant le même monde où je venais de m’aventurer. C’est à ce moment que je décidai d’apprendre tout ce qu’il me serait possible d’apprendre sur le chamanisme.

© 1982 Albin Michel.

* Cet article est paru dans Le Temps stratégique, No 73, décembre 1996.

 

Carlos Castañeda et Michael Harner:
comparaison entre deux « visionnaires »

 

En 1960, Carlos Castañeda, jeune anthropologue de l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA), entreprend de collecter des données sur l’usage des plantes médicinales en Arizona. Il rencontre Juan Matus, un Indien yaqui de près de 70 ans, dont il devient, six années durant, l’apprenti. Il expérimente durant toute cette période l’usage d’herbes et de champignons hallucinogènes, pratique divers actes de sorcellerie et de divination, s’entretient longuement avec le vieil Indien et atteint divers « états de conscience non ordinaire ».
Herbe du Diable

Castañeda va tirer de cette immersion culturelle sa thèse de doctorat en anthropologie (L’Herbe du Diable et la petite fumée, une voie Yaqui de la connaissance, Paris, Soleil Noir, 1975) La subjectivité assumée du chercheur et son observation participante vont susciter dans les milieux académiques de nombreux débats, quand bien même Castañeda a posé des questions nouvelles et utiles en sciences sociales.

Après quoi, Castañeda publie plusieurs volumes (de Voir: Les enseignements d’un sorcier yaqui [1971 en anglais, 1973 en français chez Galllimard/NRF] jusqu’à La force du silence [1977/NRF 1978]), en passant parLe voyage à Ixtlan, Histoires de pouvoir, Le second anneau de pouvoir, Le Don de l’Aigle et Le feu du dedans] dans lesquels il évoque douze années de ses relations avec Don Juan. Ces ouvrages furent de véritables best-sellers littéraires et déclenchèrent, dans la mouvance de la contre-culture, un véritable culte de Castañeda, dont le principal intéressé joue en entretenant autour de lui un mystère savamment dosé.

Recettes ou initiation?

L’expérience chamanique de Michael Harner peut être comparée à celle de Castañeda. Tous deux affirment avoir exploré des champs de la réalité non ordinaire tels que le font depuis des millénaires les chamanes, et concluent que la « réalité de consensus » n’est qu’un petit segment (occidental) du spectre de ce que l’homme (universel) peut percevoir du réel. Si les deux anthropologues ont vulgarisé le chamanisme, leurs démarches diffèrent toutefois: Michael Harner a développé une méthode permettant à chacun de s’exercer à des techniques chamaniques d’altération de la conscience [The Foundation for Shamanic Studies, P.O. Pox 1939, Mill Valley, California 94942; sur Internet: http://www.shamanism.org/], au risque de développer des espèces de « recettes » chamaniques, tandis que Castañeda continue de distiller par écrit les enseignements d’un vieil indien Yaqui, Don Juan, un véritable gourou.

Bibliographie

La voie spirituelle du chamane, par Michael Harner. Paris, Albin Michel, 1982.

La voie des chamans, sous la direction de Gary Doore. Paris, J’ai Lu, 1989.

Hallucinogens and Shamanism, éd. par J. M. Harner. New York, Oxford University Press, 1973.

Et pour connaître les Indiens d’Amazonie
« Setuuma, chamane indien », par Michel Perrin. « Le Temps stratégique », hors-série No 3, novembre 1985.

« Chez les indiens la drogue structure, chez nous elle détruit… », par Michel Perrin. « Le Temps stratégique », No 12, printemps 1985.

« Rufino Sarrasara, indien jivaro », par Paulus Drost. « Le Temps stratégique » No 10, automne 1984.

« Ce que les Jivaros m’ont appris », par Philippe Descola, « Le Temps stratégique » No 70, juin 1996.

Les commentaires sont fermés