Prévisions technologiques 1

PRÉVISIONS TECHNOLOGIQUES (I)

LES PRÉVISIONS ? FAUSSES 4 FOIS SUR 5
PARCE QUE CEUX QUI LES FONT SONT DES AMOUREUX FOUS…

…des idées et des technologies qu’ils découvrent. Jugez vous-même d’après ce catalogue de technologies dont on nous promettait qu’elles allaient changer nos vies, mais qui n’ont rien changé du tout parce qu’elles n’ont jamais vu le jour!

Steven Schnaars, auteur des cinq articles centraux de ce numéro spécial, est professeur associé de marketing au Baruch College de la City University of New York. Il a écrit notamment Megamistakes. Forecasting and the Myth of Rapid Technological Change (New York, The Free Press, 1989).

 Le Temps stratégique No 36 Rien n’est plus difficile que de prévoir les innovations technologiques qui vont séduire le public et ouvrir des marchés nouveaux et insatiables: les inconnues à prendre en compte sont si nombreuses, les évolutions possibles si divergentes…

C’est pourquoi la plupart des prédictions technologiques ne sont pas seulement « un peu à côté de la plaque », mais carrément fausses, et, comme on peut le vérifier plus tard, sans rapport aucun avec la manière dont les choses vont se passer réellement.

La raison essentielle en est que les prévisionnistes tombent amoureux des innovations technologiques, et laissent alors voguer leur imagination. « Telle invention, chantent-ils fous d’enthousiasme, est en passe d’affecter la vie quotidienne des hommes, et encore ne sera-ce là qu’un début… ». Dans leur excitation, ils négligent cependant de se demander si le marché a vraiment besoin et envie de cette technologie mirifique. Convaincus que si eux sont emballés les consommateurs le seront aussi, ils tendent à négliger grossièrement toute considération économique de bon sens.

Pour en convaincre le lecteur je citerai quelques exemples notoires. Et d’abord l’un des plus fascinants, celui de « L’enquête sur le futur » (Probe of the Future), réalisée en 1966 par TWR Inc. (………………………………………), dont à l’époque la presse économique américaine avait fait ses gros titres. L’objectif de cette étude était de mettre en évidence ce qu’allaient être les besoins et les désirs du monde en 1986, soit vingt ans plus tard. Business Week notait avec ravissement que « les produits du futur » révélés par TWR ouvraient aux industries de « formidables perspectives de croissance ».

TWR mit en oeuvre une variante de la technique Delphi, qui consiste à faire tomber d’accord sur les évolutions à venir des experts, en l’espèce vingt-sept savants de haut vol. La compagnie était si convaincue de l’importance stratégique de son étude qu’elle n’en publia à l’époque qu’une version censurée. Des 401 prédictions technologiques faites par son panel, elle en garda 66 secrètes, pour son propre bénéfice. Pratiquement toutes les prédictions publiées se sont révélées erronées.

Quel avenir décrivait donc « L’Enquête sur le futur »? Un avenir de pure merveille. Une base habitée provisoire serait établie sur la Lune en 1977, et une base permanente en 1980, fournie en énergie par un centrale nucléaire lunaire de 500 kilowatts. Les vols commerciaux Terre-Lune seraient inaugurés la même année. Et en 1983 une usine solaire serait placée sur orbite, qui transmettrait (sans fil bien sûr!) sa production de courant électrique à la Terre.

En 1990, des soldats-robots intelligents auraient remplacé sur les champs de bataille la plupart des soldats en chair et en os.

Et les transports! En 1977, les individus disposeraient de petits avions personnels à envol vertical. Quant aux malheureux contraints de rouler encore voiture, ils bénéficieraient de la conduite automatique sur les autoroutes. En 1990, la conduite, le freinage et l’accélération des véhicules seraient régulés depuis des stations de contrôle. En 1995 enfin, l’automatisation serait complète: l’automobiliste n’aurait plus qu’à indiquer sa destination et s’y laisser conduire. Pas un mot dans l’enquête, bien sûr, à propos d’éventuels nids de poule et autres désagréables problèmes d’entretien du réseau routier.

Pour ce qui est de l’habitat, l’enquête prévoyait qu’au milieu des années quatre-vingt des entreprises géantes produiraient en masse des modules d’habitation bon marché, en plastique injecté. Ces « maisons du futur » seraient évidemment très sophistiquées. Elles disposeraient de systèmes de conditionnement d’air si parfaits que les germes pathogènes eux-mêmes seraient éliminés. Elles seraient anti-feu, anti-tremblements de terre, anti-ouragans et anti-radiations atomiques. Elles exécuteraient pour leurs habitants toutes les tâches ménagères courantes. Et bien sûr elles pourraient être transformées en permanence pour s’adapter aux besoins changeants des familles.

Les communications seraient elles aussi bouleversées. Les journaux seraient imprimés en fac-similé au domicile de leurs abonnés dès 1978. Deux ans plus tard, les abonnés auraient la possibilité de recevoir dans leur salon, toujours en fac-similé, des journaux établis sur mesure, selon leurs voeux. En 1977, une TV couleur bon marché, avec une image en trois dimensions, permettrait d’organiser des téléconférences qui réduiraient notablement le nombre des voyages d’affaires.

Quant aux centrales nucléaires, quel futur! Elle fournirait au monde, en 1953, la moitié de son énergie totale. La première centrale à fusion serait inaugurée en 1984.

Les océans, enfin, allaient jouer un rôle économique majeur. Dès 1981, la prospection minière sous-marine et l’aquaculture seraient choses courantes. Et 1990 verrait l’inauguration d’un parc d’attractions sous-marin alimenté en énergie par une centrale nucléaire immergée. Pour les usines et les motels sous-marins, il faudrait patienter jusqu’en 1995… Il est vrai que depuis plusieurs années déjà fonctionnent de confortables plateformes off-shore, mais pour l’heure elles sont encore au-dessus de l’eau.

Il tombe sous le sens que les auteurs de « L’Enquête sur le futur » se sont trompés parce que les merveilles de la technologie les fascinaient. Qu’ils n’ont pas songé un instant aux réalités économiques des marchés qu’ils prétendaient « servir ». Qu’ils ont cédé sans autre à leurs plus folles utopies. Rétrospectivement on a de la peine à comprendre comment, à l’époque, ont pu être commises d’aussi patentes erreurs de jugement.

Mais, plus étonnant encore, les recherches que j’ai effectuées m’ont prouvé que les prédictions de TRW étaient typiques des prédictions technologiques faites à l’époque! Personne n’a vu plus juste qu’elle. Tous les prévisionnistes revenaient sans cesse avec les mêmes gadgets qui aujourd’hui nous paraissent farfelus. Tous s’étaient amourachés de technologies exotiques simplement parce qu’elles étaient exotiques, négligeant les besoins réels du marché.

Ainsi par exemple le Wall Street Journal interrogea en 1966 « des experts nombreux et divers » pour pour se faire la meilleur idée possible des développements qui allaient prendre place entre cette date et l’an 2000 dans des domaines tels que la croissance démographique et économique, l’agriculture, les ordinateurs, l’énergie, le transport aérien. Le même journal passa en revue en 1976, avec une honnêteté remarquable, les prédictions qu’il avait publiées dix années auparavant. Force lui fut de conclure qu’elles étaient loin hors de la cible. Ce qui ne l’empêcha pas de s’essayer à de nouvelles prédictions. Près de vingt-cinq ans ont passé depuis son premier jeu de prédictions, quinze depuis le second. Voyez ce qu’ont été les évolutions réelles.

Le journal annonçait en 1966 que les progrès technologiques allaient révolutionner l’agriculture et la pêche. Un de ses experts disait: « En l’an 2000, l’agriculteur sera un manager qui utilisera son ordinateur comme contremaître. » Un économiste de International Harvester voyait, lui, des fermes avec des « tours équipées de scanners surveillant des tracteurs robotisés ». Le directeur d’une une fabrique d’engrais ajoutait que « le propriétaire d’une ferme ne passerait pas plus de temps à conduire son tracteur que le président de General Motors n’en passe à serrer des boulons sur ses chaînes de montage ».

Ces prédictions ont raté l’essentiel: la hausse vertigineuse des prix agricoles dans les années 70 et leur effondrement dans les années 80, qui ont marqué ces deux décennies. Il n’existe aucun tracteur-robot. Et si bien des tracteurs classiques ont disparu des fermes, c’est qu’ils ont été vendus aux enchères par des fermiers ruinés d’avoir cru ceux qui leur prédisaient que les prix des récoltes et des terres n’allaient cesser de monter.

Le journal annonçait aussi que la production maraîchère allait être transformée puisque Sylvania Electric allait développer d’immenses halles de culture éclairées à la lumière artificielle. Personne n’expliqua en quoi ce système serait supérieur à une agriculture à la lumière naturel, là au moins où le soleil brille abondamment.

Les sécheresses seraient vaincues, grâce à une désalinisation massive de l’eau des océans. Des projets hydrauliques mammouths, comme celui du barrage égyptien d’Assouan, transformeraient les pays pauvres en autant de jardins. La mariculture, ou aquaculture marine, permettrait de développer la production d’algues marines au goût de haricot (« les enfants adoreront ça »), d’un hybride de truite et de saumon croissant 250 fois plus vite que les poissons ordinaires. Les ingénieurs interrogés affirmaient que le gros des problèmes posés par ces projets était résolu. Convaincre les consommateurs de manger des algues? Affaire marginale. pas leur problème en tout cas.

Des piscicultures marines élèveraient couramment des saumons qui iraient se nourrir en mer ouverte, comme des chèvres dans la garrigue, et reviendraient d’instinct à la pisciculture une fois prêts à être pêchés. Une fois pris ils seraient irradiés (important de tuer tous les germes!) puis vaporisés avec un préservateur chimique comestible qui servirait en même temps d’emballage. Imaginez la simplification!

La viande de boeuf serait chassée des tables par un plat synthétique, « l’analogue », sans viande, mais plein de protéines. General Foods annonçait d’ailleurs travailler d’arrache-pied à la mise au point « d’analogues ». Un de ses directeurs notait: « Nous pourrons produire des analogues qui satisferont à n’importe quelle exigence diététique, religieuse, ethnique ou géographique… ». Et les produire avec efficacité Efficacité convaincante pour le producteur, bien sûr, mais pas forcément pour le consommateur!

Les prévisionnistes se voulaient cependant réalistes: « La plupart des experts tombent d’accord pour estimer que durant plusieurs années encore la viande et les analogues coexisteront. » Le directeur de la recherche chez Swift & Co, la grande conserverie de viande, affichait la sérénité: « Franchement je pense que les gens des analogues ne s’attaqueront pas directement à nous les gens de la viande et préféreront inventer des aliments auxquels nous n’avons simplement jamais pensé. » Personne ne se souciait de savoir si les gens accepteraient ces inventions alimentaires. Pendant que les gens de la viande discouraient sur le danger que pourraient leur faire courir les « analogues », les consommateurs, eux, se détournaient du boeuf, au profit du poulet et du poisson.

Le Wall Street Journal annonçait, dans ses prédictions de 1966, que quatre révolutions aéronautiques éclateraient avant la fin du siècle. Le SST (supersonique) entrerait en service commercial en 1971. Le HST (hypersonique) emmèneraient ses passagers à 6500 kilomètres à l’heure dès le début des années 90. Mais, disait-il, le HST ne remplacerait pas totalement le SST, parce que « même avec la baisse probable du coût du combustible et des matériaux, le HST sera très cher à construire et à faire voler ». Remarque judicieuse, qui ne suffit cependant pas à décourager les prévisionnistes.

Le « jumbo jet » Boeing 747, prévu pour entrer en service en 1970, serait suivi par des avions dérivés des Lockheed C5A militaires, capables de transporter plus de 1000 passagers. Pan Am se déclarait intéressé. Personne ne prit la peine de signaler quelles routes pourraient avoir besoin de capacités aussi massives.

Et les VSTOL –Vertical or Short Takeoff and Landing Aircrafts ou avions à décollage et atterrissage verticaux ou très courts- feraient des navettes entre les centres des grandes villes. Dans les faits, hélas, difficultés techniques et coûts astronomiques tuèrent les VSTOL.

Les investissements nécessaires au développements des flottes aériennes du futur seraient si massifs que de nombreux experts prévoyaient que l’Etat serait contraint de s’en charger. Un directeur de United Airlines déclarait ainsi dans l’enquête de 1976: « Je me demande si notre gouvernement réalise que l’industrie aéronautique des Etats-Unis est à deux doigts de la nationalisation. » Le gouvernement le réalisait si peu, sans doute, que, quelques années plus tard, il procéda à la « dérégulation » de l’industrie aéronautique américaine…

Pourtant le Wall Street Journal se voulait prudent dans ses prédictions, échaudé, selon lui, parce qu’à la fin des années 40, il avait été prédit, notamment, que les Américains disposeraient bientôt d’hélicoptères personnels, et que la chose ne s’était jamais matérialisée. Malgré cela, il ne put s’empêcher de déclarer que l’avion à propulsion nucléaire, pourtant abandonné par le gouvernement américain après qu’il y eut investi 1 milliard de dollars parce que son blindage était d’un poids qui l’empêchait de voler, pourrait encore, allez savoir, intéresser le Pentagone.

Le même journal prédit qu’en l’an 2000, il serait vendu aux États-Unis 22 millions de voitures. Aujourd’hui, on pense que ce seront plutôt 10 millions. Quoi qu’il en soit, les prévisionnistes ont omis de mentionner la concurrence japonaise, qui est aujourd’hui le vrai problème des constructeurs automobiles américains.

Il est un seul domaine, cependant, où la réalité a non seulement confirmé les prédictions les plus optimistes mais les a dépassées: celui des ordinateurs. En 1956, il y avait aux États-Unis 1000 ordinateurs. En 1966, ils étaient 30.000. RCA annonça alors qu’ils seraient 85.000 en 1989, et 220.000 à la fin du siècle, une augmentation qui apparaissait à peine croyable. Ces chiffres sont évidemment très en dessous de la réalité. Depuis l’avènement des ordinateurs personnels, ce sont des millions de machines qui sont vendues chaque année.

En 1967, Fortune publia une série d’articles consacrés à l’économie, l’habitat, l’automobile, la démographie et les appareils domestiques. Cette enquête, l’une des plus complètes publiées à cette époque, était introduite par un rapport sur « les industries qui feront les années soixante-dix ». Le pessimisme récent des prévisionnistes, avertissait son auteur, n’a plus de raison d’être: nous entrons dans un nouvel âge qui sera dominé par un complexe chimico-électronico-aérospatial; deux phénomènes majeurs contribueront à repousser les limites mêmes du progrès technologiques: 1) l’engagement croissant de l’Etat dans le financement de la recherche et du développement, 2) l’avènement de l’analyse des systèmes. (En 1957, General Electric avait utilisé l’analyse des systèmes pour évaluer la mesure dans laquelle les cargos à propulsion nucléaire affecterait l’économie de l’industrie maritime américaine. General Electric aurait aussi bien pu utiliser une boule de cristal… La méthode utilisée n’a guère d’importance, en effet, si les questions posées sont mauvaises! Le transport maritime ne fut nullement affecté par les cargos nucléaires, mais par les prix limés de la concurrence internationale).

Mais avançons dans le temps. En 1981, Business Week publia une « cover story » sur « Les technologies des années 80 ». Que de merveilles nous attendaient! Le capital-risques, parce qu’il serait abondant, permettrait de développer des technologies « à peine croyables », qui « pourraient bouleverser la manière dont vivent les gens davantage que jadis la lumière électrique, la radio ou l’avion. » L’expérience des décennies antérieures auraient dû mettre la puce à l’oreille des rédacteurs de la revue: il est rarement vrai qu’une nouveauté « change la vie des gens ». Il est rare aussi qu’une nouveauté permette « des bénéfices juteux »: pour une nouveauté qui rapportera gros, cent ne rapporteront rien du tout, et prédire lesquelles tomberont dans la première catégorie, lesquelles dans la seconde, est pratiquement impossible. Mais là où les prévisionnistes peuvent être sûrs de se trompera 100 % , c’est lorsqu’ils claironnent que les changements annoncés vont se produire « à un rythme haletant ». En effet lorsque de vrais changements se produisent, c’est presque toujours avec une majestueuse lenteur.

N’ayant donc rien appris des errements de leurs prédécesseurs immédiats, les rédacteurs de la « cover story » de Business Week ne firent pas mieux qu’eux. Ils annoncèrent qu’en électronique, les changements seraient « étonnants ». Dans la deuxième moitié des années 80, les jonctions de Josephson seraient disponibles dans tous les commerces -dès que serait résolu le problème de son refroidissement cryogénique. Au pire on mettrait ces superordinateurs en orbite (il fait froid là haut) et il leur suffirait de renvoyer leurs informations sur terre par radio. Bien sûr, ajoutaient les rédacteurs, avec ce qu’ils semblaient prendre pour de la prudence, cette technologie ne servira que des marchés étroits, à cause de son coût, bien plus élevée que la technologie traditionnelle au silicone. En fait, il n’y avait, pour cette raison, aucun marché du tout. Le silicone règne toujours en maître, et IBM tua le projet des jonctions de Josephson en 1983, deux ans après la prédiction de Business Week.

Avec le même enthousiasme, Business Week prédisait que l’intelligence artificielle allait « avoir des conséquences plus formidables pour les affaires et pour la société dans son ensemble que toute technologie inventée à ce jour », et se développer plus vite encore que l’industrie des ordinateurs (qui est un exemple d’autant plus remarquable d’innovation technologique ayant réussi à créer un marché en croissance continue qu’il est unique). La prédiction de Business Week s’est en effet révélée bien trop optimiste.

L’intelligence, disait la revue, permettrait la création d’industries entièrement nouvelles, fondées sur le « génie de la connaissance »: des « amplificateurs de cerveaux » permettraient aux chercheurs de discuter avec des ordinateurs superintelligents et d’explorer avec eux des régions qui autrement resteraient inaccessibles à l’esprit humain. Ces développements chambouleraient à leur tour l’organisation de la production industrielle, qui serait dirigée par des robots prenant leurs propres décisions. Accessoirement, à la fin des années 80, des robots intelligents feraient tous les travaux domestiques, se chargeant même de réparer les appareils électroménagers en panne. Avec une apparente prudence, la revue notait que dans les années 50, les prévisionnistes s’étaient largement trompés sur les développements de l’intelligence artificielle. Mais enchaînait aussitôt pour souligner qu’en 1980 les choses étaient tout à fait différentes, heureusement, parce qu’une « explosion entièrement nouvelle » est en cours… En fait d’explosion, c’est la réalité qui explosa à la tête des prévisionnistes. Chacune de leurs prédictions de détail se révéla, en termes de chronologie à tout le moins, hyperoptimiste.

Mêmes perspectives abusivement béates à propos des nouveaux matériaux. Business Week annonçait qu’au cours des années 80 les céramiques serviraient de conducteurs électriques et pourraient être modelées comme du métal. Alcoa annonçait qu’en projetant de l’aluminium liquide sur des surfaces refroidies cryogéniquement, il allait réussir à accroître leur résistance à la corrosion et leur solidité. Le marché des fibres de graphite allait exploser. Des super-batteries et des matériaux conducteurs organiques allaient apparaître sur le marché.

Certaines prédictions dans le domaine de la biotechnologie étaient plus proches de la marque: il allait y avoir (et il y a aujourd’hui dans les faits) un marché fantastique pour les hormones de croissance. D’autres étaient farfelues, telle la création annoncée d’animaux sur mesure et même, carrément, de nouvelles espèces animales.

Enfin la revue américaine annonçait en fanfare que la combinaison satellites/ordinateurs/intelligence artificielle allait aider grandement les géologues à découvrir de nouvelles ressources. Exact. Ce que la prédiction n’avait pas vu, c’est que le prix des énergies fossiles et des minerais allait s’effondrer.

Si l’on s’en tient aux quelques exemples de prédictions mentionnées dans cet article, on peut dire que seuls 20 à 25 % d’entre se sont réalisées. Les enquêtes réalisées sur le degré de justesse des prédictions sont rares. Dans une étude de 1976, publiée dans Futures, Wise examinait 1556 prédictions technologiques énoncées entre 1890 et 1940, pour conclure que 60 % d’entre elles s’étaient révélées erronées, et que les prédictions des non-experts étaient aussi fiables (ou disons: aussi peu fiables) que celles des experts, une remarque qui vaut parfaitement aujourd’hui encore. Une recherche que j’ai conduite avec Conrad Berenson en 1986 m’a donné des résultats comparables: sur l’ensemble des prédictions publiées depuis 1960 dans la grande presse économique à propos des technologies qui allaient bouleverser les marchés, près de la moitié se sont révélées erronées. Mais si l’on tient compte des doublons, des à peu près, des chiffres douteux, le taux de justesse réel doit plutôt s’établir à 20 ou 25 %.

Essayer de repérer les technologies qui « changeront le monde » est une tentation irrésistible, mais risquée, on l’a vu. Au fond personne, professionnel ou amateur, n’a la moindre idée de l’allure technologique qu’aura le monde demain. Je crois que Frank Trippett avait raison, qui écrivait en 1980 dans le magazine Time: « Les graines d’où naîtra l’avenir sont en terre aujourd’hui déjà. Mais elles sont cachées bien trop profond, et germent bien trop subtilement pour que de simples yeux humains, fussent-ils aidés par des ordinateurs, puissent déterminer tous les fruits qu’elles finiront par donner. »

© Le Temps stratégique, No 36, Genève, Octobre 1990.

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