Ladakh, transe et guérison

Lha-Tsan, génie des cimes*

Texte de Jean-Baptiste Rabouan

Guidés par les dieux ou possédés par les démons, les villageois de l’Himalaya vivent en permanence avec les êtres de l’invisible. Celui qui les ignore ou les irrite s’expose à leur courroux. Les chamans saignent, les astrologues frémissent. Voyage en quête de mystères réels.

Col Wori, 4700 mètres d’altitude. Comme moi, Nawang est calé à l’abri du vent, derrière un rocher, face à la pente. Une tasse de thé chaud à la main, nous admirons en silence le jeu des nuages et du vent sur les montagnes. Les cumulus se défont en lambeaux sur les cimes et les rayons du soleil lancent une lumière frisante. Me voilà une nouvelle fois dans les hauteurs du Ladakh, à la recherche de réalités mystérieuses. Face aux dimensions écrasantes de l’Himalaya, je pense aux sages bouddhistes qui conçoivent l’existence de chaque être vivant comme une étincelle dans un flux d’énergie. Cette énergie est bien là. Nous la sentons qui tourbillonne en nous et autour de nous.

D’un seul coup, les ombres des montagnes font basculer notre camp dans l’obscurité. La température chute de 20 à 0 degré. Nous quittons notre poste d’observation pour rejoindre le cuisinier et les muletiers de l’expédition. Ils sont rassemblés sous la tente-cuisine, autour des réchauds à pétrole. Le plus âgé des muletiers a l’air inquiet. « Il y a de puissants Tsan sur ce col, dit-il. Ils suivent le vent et descendent chaque nuit dans la vallée. On ne peut pas les voir, mais celui qui se trouve sur leur chemin risque la folie, et même la mort! » Mon compagnon Nawang connaît bien les craintes de ces montagnards. D’une voix sereine, il rassure le muletier:

« Écoute-moi, Tsering, la bénédiction de Sha Rimpoche en personne nous protège. Jamais un Tsan ne pourra nous faire du mal. »

Une offrande d’edelweiss
Lorsque j’avais proposé à Nawang de m’accompagner sur la route des esprits magiques, les Tsan et les Lha, il avait tout de suite accepté, mais en ajoutant qu’il ne partirait pas sans la bénédiction d’un grand lama. Dans tout le pays, Sha Rimpoche est connu pour être un des grands mystiques du bouddhisme tibétain. Après plusieurs démarches, c’est lui qui nous avait accordé sa bénédiction. En entendant Nawang prononcer son nom, les muletiers se calment aussitôt. Quelques instants plus tard, ils ne pensent déjà plus aux entités menaçantes qui rôdent dans la montagne.

Le lendemain, le soleil est déjà haut quand notre petite caravane passe le col. Sur le chemin, Nawang me fait remarquer des signes favorables: trois yaks sauvages et de nombreuses marmottes. Au point le plus haut, nous trouvons un amoncellement de pierres et de crânes de yaks peints en rouge. Surmonté de drapeaux de prières, c’est un lhato dédié au Lha qui habite le col et les environs. En passant, chacun s’écrie trois fois: « Ki ki, so so, Lha gyalo! » (les dieux sont victorieux!). Nawang et Tsering cueillent un bouquet d’edelweiss et le déposent entre les dents d’un crâne de yak. Cette offrande nous protégera pendant la descente vers le village de Tanjer.

Le conseil du lama
Après deux jours de marche à travers pierriers et tourbe molle, nous parvenons dans une étroite vallée où gronde un affluent de la rivière Shyok. A moitié enfoui dans un piton rocheux, le monastère de Tanjer domine la vallée. Aujourd’hui la gompa n’est plus habitée que par un lama solitaire. Chaque jour il officie, pratiquant les rituels qui permettent aux bouddhas et aux bodhisattvas de vivre à Tanjer.

Lorsqu’il reconnaît parmi nous son ami Nawang, le lama nous reçoit à bras ouverts. En quelques minutes, il dispose sous l’auvent de la gompa des tapis autour d’une table basse tibétaine ornée de dragons sculptés, et nous prépare du thé au beurre. Le moine veut savoir ce qui nous amène à Tanjer.

Quand il apprend que nous cherchons à repérer les itinéraires suivis depuis toujours par les Lha et les Tsan, son visage s’aggrave. « N’oubliez pas que les Tsan et même les Lha sont comme nous prisonniers du samsara. Ils naissent, vivent et meurent dans le même cycle du monde phénoménal. Leur existence est parfois très longue, mais comme nous ils sont soumis à la loi de l’impermanence et connaissent la souffrance. Si nous leur construisons des lhatos ou des tsandos chargés de prières et de mantras, c’est avant tout pour les aider à comprendre les enseignements du Bouddha et les libérer du samsara. Mais on doit surtout veiller à ne pas les irriter. » Avant de prendre congé, nous donnons quelques roupies au lama pour qu’il dédie un rituel à Tara Bouddha, celle qui écarte les obstacles et protège les voyageurs. Le lama nous met en garde contre les gués devenus dangereux avec la fonte des neiges. Malgré la protection de Tara, il nous suggère même de consulter le lhaba, chaman local, avant de poursuivre notre route.

La maison du lhaba est à l’écart du village. C’est une demeure modeste, mais les drapeaux de prières et le lhato construit sur la terrasse attestent de son importance religieuse. Entièrement peint en rouge, le lhato est dédié à un Lha-Tsan, c’est-à-dire une entité courroucée mais qu’un karma positif a élevé au rang de divinité. A l’intérieur, nous trouvons une dizaine de villageois assis par terre. Malades ou simplement préoccupés, ils sont venus quérir auprès du lhaba une guérison, un soulagement ou même une réponse. Devant l’âtre, un petit autel est couvert d’offrandes: du riz, de l’orge, de l’eau lustrale et de l’encens. Ces quelques richesses votives inviteront le Lha-Tsan à prendre possession du lhaba.

La soie, le sang et l’oracle
Ce dernier, agenouillé devant l’autel, a commencé de réciter des mantras. Il est peu à peu saisi de convulsions, signe que le Lha-Tsan répond à ses invocations. La possession se confirme lorsqu’il se jette violemment contre le mur et se martèle le dos à coups de poing. Soudain, il saisit sur l’autel un couteau et s’entaille la langue d’un geste vif. Puis, devant l’assistance médusée et apeurée, il laisse couler son sang sur un miroir de cuivre. L’assistant fait signe au premier patient de s’avancer à genoux. Après avoir déposé une écharpe de soie blanche sur les épaules du lhaba, il peut alors le questionner: « Lhaba, ma fille veut épouser un musulman de Kargil, et… » Interrompant le villageois, le lhaba, toujours agité de convulsions, scrute son miroir taché de sang et déclame: « Va au monastère de Sakti et commande aux moines de dire pour toi cent mille mantras dédiés à Padma Sambhava, puis envoie ta fille travailler une année avec les jeunes de l’association bouddhiste de Leh. Allez, va maintenant. »

A chacun il ordonne des dévotions particulières. Il commande parfois d’aller trouver le médecin traditionnel et dispense des conseils avec beaucoup de bon sens. Lorsque vient mon tour, je pose avec respect l’écharpe sur ses épaules. Mais avant que j’aie pu dire quoi que ce soit, il se redresse brutalement, entaille une nouvelle fois sa langue, faisant jaillir un peu plus de sang sur l’autel. D’une voix rauque, il énonce l’oracle. Nawang, devenu blême, me traduit les propos du lhaba. « Ne va pas à Likir, car un gongmo t’attend pour te détruire. Il viendra à toi par l’esprit de l’eau… Tu cherches trop à comprendre la puissance des êtres de l’invisible. Certains magiciens n’aiment pas ça. Ce sont eux qui ont lancé un gongmo à tes trousses. Prends cette écharpe de soie et noue-là autour de ta taille. Elle te protégera, mais ne t’avance jamais au-delà de Likir. »

Le karma et la jeune fille
Naturellement, nous avions prévu de rejoindre la vallée de l’Indus en passant par Likir, mais les effrayantes prédictions du lhaba me font hésiter. Depuis des années je sillonne le Ladakh, et j’ai appris à faire confiance aux signes, en dépit de toute raison cartésienne. Mais le bouddhisme m’a aussi enseigné que chacun porte ses joies et ses souffrances au fond de lui-même, et qu’il faudra inévitablement les rencontrer lorsque les causes engendrées par le karma seront arrivées à maturité. Je dois accepter les risques du voyage à Likir, pas seulement parce que c’est un site majeur pour mes recherches, mais aussi pour moi-même. Je ne doute pas de la véracité de l’oracle, mais je suis encore plus convaincu que la route qui m’attend a été tracée bien avant ma naissance. En Occident, on appelle ça le destin.

Après plusieurs jours de marche, nous atteignons Likir. En apercevant le monastère, je remets en ceinture l’écharpe donnée par le lhaba. Ma gourde est percée, je n’ai plus d’eau et l’air sec brûle ma gorge. Nous croisons une jeune fille toute parée de bijoux d’argent. Entre ses nattes resplendit une coiffe de turquoise qui lui descend jusqu’aux hanches. Troublé par sa beauté, je la salue en joignant mes paumes au niveau du coeur. Elle me répond par un regard appuyé, presque effronté. Puis elle me sourit, ce qui m’étonne fort, car les femmes ladakhies sont à l’ordinaire plutôt timides. Encouragé, je me présente et lui demande si elle connaît une source d’eau potable. Elle sort de son sac une bouteille d’eau claire et me la donne. Avant de continuer son chemin, elle m’invite à venir chez elle lors de mon prochain passage. Tout excité par cette rencontre galante, je pars d’un pas léger, oubliant les avertissements du lhaba. Une heure plus tard, en enjambant un minuscule ruisseau, voilà que je perds l’équilibre. Je chute dans les pierres. La bouteille de la belle se brise et l’un des tessons s’enfonce profondément dans mon bras. La blessure est méchante. Le sang coule abondamment et je reste à moitié assommé entre les pierres. Nawang ne sait que faire. Nous sommes encore loin du village, les muletiers nous ont quittés la veille et il n’y a plus personne alentour.

Un allié muet
Soudain, par je ne sais quel miracle, un lama surgit de derrière un rocher. Rayonnant d’un sourire complice, il s’approche sans dire un mot et sort de sa besace quelques fioles et un bandage. Je retrouve mes esprits tandis que ses mains expertes nettoient la plaie et appliquent un pansement serré. Après m’avoir soigné sans se défaire de son sourire ni prononcer une seule parole, il nous quitte aussi rapidement qu’il est apparu. Nawang n’en croit pas ses yeux. Pour lui, il s’agit d’un authentique Tulpa, un être matérialisé par l’énergie psychique d’un yogi qui peut agir dans le monde réel mais ne peut parler. Dès que je retrouve la force de me lever et de marcher, Nawang me conduit chez l’ompo du premier village, à quatre heures de marche, pour exorciser définitivement le gongmo.

Le vieil homme nous reçoit dans sa cuisine, au milieu de livres élimés et d’ustensiles sacrés. Nawang expose alors la situation. L’ompo déroule une carte du ciel et se livre à de savants calculs. D’après lui, l’écharpe du lhaba a détourné de mon ventre le tesson de bouteille, m’évitant ainsi une blessure beaucoup plus grave. Puis il confectionne rapidement une statuette avec de la farine et du beurre. Pas plus grande qu’une main d’enfant, l’effigie me représente. L’ompo prononce alors des formules d’une voix énergique pour attirer la force malveillante. Lorsqu’il est certain que le gongmo a été leurré par le rituel, il saisit l’effigie, se précipite à l’extérieur et la lance le plus loin possible. Les chiens errants se régaleront de ce gâteau de tsampa. L’ompo me donne une tape amicale sur le dos. « Tu peux continuer ta route en paix, dit-il, mais observe toujours bien les signes de la nature: c’est le langage des dieux! »

Ce qui reste de cette histoire, c’est une cicatrice sur mon bras droit. Je ne saurai probablement jamais quelle a été la part de réel et celle de l’imaginaire dans cette aventure. Le monde des dieux et des êtres divins, tel que j’ai pu l’approcher au Ladakh, est un monde qui prend racine dans les profondeurs de la conscience humaine. Comme le dit souvent Nawang: « Un voyage sur terre a toujours une fin, mais un voyage dans l’esprit ne se terminera jamais. »

Passionné par le monde indo-tibétain, Jean-Baptiste Rabouan travaille depuis plus de quinze années sur les aspects magico-religieux inhérents aux traditions de l’Himalaya. Son expérience lui a valu de guider au Ladakh une équipe de l’Université de Louvain pour une étude de psycho-ethnologie sur les médecines tibétaines. Son ouvrage « Ladakh – De la Transe à l’Extase » est publié aux Editions Peuples du Monde, à Paris.

 

* Cet article est paru dans Animan, No 78, février 1997.

 

Les commentaires sont fermés