AVEZ-VOUS REMARQUE
QU’EN GROS TOUT LE MONDE
PRÉVOIT LA MÊME CHOSE
AU MÊME MOMENT ?
En 1937, Sir Frank Whittle, un inventeur britannique, mettait au point le premier moteur d’avion à réaction. Par coïncidence, Hans von Ohain, un savant allemand, produisit la même année un moteur semblable. Sir Frank, à qui l’on demandait comment cela était possible, puisque les deux chercheurs ne se connaissaient pas plus qu’ils ne connaissaient leurs travaux respectifs, répondit: « L’arbre de la science tend à porter ses fruits au même moment ».
Il en va à peu près de même pour les prédictions technologiques. Faites à une époque donnée, elles donnent toutes une même vision de l’avenir. Les prédictions des années soixante parlaient de longs voyages dans l’espace, de guidage autoroutier automatique, de moteurs à réaction et de technologie nucléaire. Celles des années soixante-dix parlaient de la crise de l’énergie et des manières que l’on aurait de la maîtriser. Aujourd’hui, l’espace ou la crise du pétrole sont des choses que nous avons presque complètement oubliées. Si , à l’orée des années 90, nous devions à notre tour faire des prédictions, elles révéleraient des préoccupations inconnues des périodes précédentes. Les prédictions nous en apprennent donc moins sur l’avenir à proprement parler que sur l’époque où elles ont été formulées.
Mais comment se fait-il que les prévisionnistes prédisent les mêmes choses au même moment… et se trompent tous en choeur? On pourrait imaginer que cela est dû au fait qu’ils se copient simplement les uns les autres! Il est plus probable, cependant, qu’ils aboutissent aux mêmes conclusions parce qu’ils disposent tous, à un moment donné, du même stock d’informations, et baignent donc tous dans le même « esprit du temps » (Zeitgeist).
Le concept de Zeitgeist implique que le présent porte en lui les semences des développements technologiques à venir. Rien d’étonnant dès lors à ce que ces semences lèvent en même temps dans les cerveaux de plusieurs chercheurs. Dans cette perspective d’ailleurs, les inventions et les découvertes seraient moins le fait d’individus de génie que de l’esprit du temps.
Cet esprit du temps n’est pas fait que d’informations communes, mais d’idées dominantes, d’idéologies en vogue, de tendances sociales lourdes. Ces données emprisonnent le prévisionniste, ancrent sa réflexion, et cadrent ses prédictions.
Le concept de Zeitgeist jette une lumière particulièrement crue sur les méthodes de prédictions par consensus. En 1966, Kaiser Aluminium réalisa une étude avec la méthode de consensus Delphi sous le titre modeste de « Futur ». Les experts réunis à cette occasion reçurent une liste de soixante événements possibles dont ils devaient estimer, en pour cents, quelle était la probabilité qu’ils se produisent dans les vingt années à venir. Les événements dont la réalisation avant 1986 fut jugée probable à 80 % ou plus étaient: la production généralisée, à des conditions parfaitement économiques, d’eau douce à partir d’eau de mer; le décuplement des investissements d’automation; un usage devenu courant de la technique du laser et des métaux ultra-légers. En revanche, les experts ne dirent rien du déclin inexorable, au cours de ces vingt années, de la production d’acier aux États-Unis. Les probabilités que les experts avaient notées n’étaient pas déraisonnables; simplement, dans leur étude prospective, ils n’avaient pas vu l’essentiel. Au lieu de se projeter dans le futur, ils s’étaient concentrés sur les seules questions qui préoccupaient les gens en 1966.
Les prévisionnistes sont donc obnubilés par les thèmes dominants de l’époque à laquelle ils font leurs prévisions. Comme les « thèmes dominants » changeant d’une époque à l’autre, la plupart des prédictions tendent à n’être pas un peu, mais complètement à côté de la plaque! Voyez quelques exemples.
Au début des années 50, les Britanniques mirent en service le premier avion à réaction commercial du monde, le De Haviland. Boeing lança son 707 en 1958. C’est dire qu’au début des années soixante, l’avion à réaction était le grand truc à la mode. Les prévisionnistes, fascinés, se convainquirent que l’extraordinaire technologie du moteur à réaction allait servir à autre chose qu’au transport aérien rapide de vulgaires passagers, et déboucher sur de nouveaux produits et de nouveaux marchés!
En 1966, des experts de l’industrie aéronautique annoncèrent que « le transport maritime semblait prêt à aborder l’âge de la propulsion à réaction ». Pour eux 1968 allait voir les premiers cargos géants propulsés par des turbines à gaz, plus sûres que les moteurs diesel, plus rapides au démarrage, nécessitant moins d’entretien en chantier naval. Seul désavantage: le combustible des turbines coûtait deux fois plus cher que le fuel des moteurs classiques. A l’époque, personne ne prêta attention à ce détail. Négligence fatale.
Les voitures automobiles allaient aussi entrer dans l’ère de la réaction. Les trois principaux constructeurs américains investirent à tout va dans des moteurs à turbine. L’idée finit cependant par se révéler impraticable. Sans doute les ingénieurs automobiles auraient-ils mieux fait de s’exciter moins sur pareille innovation technologique, et davantage sur la concurrence japonaise qui, elle, peu soucieuse de projets exotiques, se contentait d’améliorait sans cesse ses voitures classiques. D’où un boom des importations de voitures nippones, un flop pour le moteur à turbine, et un quasi-flop pour Chrysler, qui en était le plus grand défenseur.
La leçon a-t-elle été apprise? Même pas. Aujourd’hui les constructeurs américains nous rebattent à nouveau les oreilles des technologies fabuleuses qu’ils vont intégrer dans « la voiture du futur »: radars de bord qui devraient permettre de repérer, par temps de brouillard, les animaux sauvages traversant la route; navigation assistée par satellite; conduite à deux manettes qui remplaceront le volant, comme dans les hélicoptères; etc. Nous autres consommateurs en sommes bien sûr émoustillés, il nous semble entrevoir déjà ce futur plein de magie technologique. Pendant que nous rêvons, Hyundai (Corée du Sud) réalise aux États-Unis des ventes record de voitures à bas prix -des voitures sans radar il est vrai.
La dernière manifestation de la rage du moteur à réaction fut le projet de SST, l’avion supersonique. Jusqu’aux années soixante, la tendence à des avions toujours plus rapides paraissait irrésistible. Après l’avion à réaction « normal », il ne pouvait donc y avoir que le SST. Tout le monde allait répétant: « La technologie existe » (The technology is there). En 1963, le président Kennedy suggéra que le gouvernement américain pourrait appuyer un tel projet. Les estimations de coûts se mirent à voler plus vite que l’avion lui-même. Pour examiner le projet, le président Nixon nomma en 1969 un comité qui mit en évidence ses difficultés écologiques et économiques, ce qui conduisit le Congrès à en supprimer en 1971 le financement fédéral. La Grande-Bretagne et la France s’entêtèrent cependant avec Concorde, qui ne trouva preneurs que chez les compagnies captives de l’un ou l’autre pays.
Pourtant les prévisionnistes des années soixante voyaient plus loin encore, avec le HST, ou avion hypersonique. Le projet du HST mourut avec l’enterrement du SST en 1971… Jusqu’à sa résurrection inespérée, en 1986, par la force d’un discours de Ronald Reagan. Aujourd’hui les compagnies aérospatiales américaines ont recommencé à chercher des fonds pour financer le développement d’avions qui voleraient à 28.000 km/h, et feraient Londres-Sydney en 67 minutes. Si vous voulez faire quelque chose pour elles, ne leur envoyez pas de l’argent, mais de l’aspirine: elles ont la fièvre.
La course à l’espace de la fin des années 50 et des années 60 a, elle aussi, coloré un grand nombre des prédictions faites à ces époques. A partir du jour où John Kennedy promit d’envoyer un homme sur la Lune avant la fin des années soixante, les technologies spatiales devinrent une universelle passion. Lorsque le premier homme eut marché sur la Lune, en 1968, chacun se convainquit que ce n’était là que le début de grandes explorations spatiales: des stations orbitales allaient être lancées, puis des hommes débarqués sur Mars, et ainsi de suite, en une enfilade de projets de plus en plus compliqués et coûteux. Se fondant sur ces prémisses, alors admises par tous, les prévisionnistes s’en donnèrent à coeur joie: bases lunaires permanentes et habitées, stations spatiales, fusées pour le transport commercial de passagers, cabotage entre la Terre et les autres planètes.
En 1957, le président de Plough Inc. (aujourd’hui Schering-Plough Corp., un laboratoire pharmaceutique connu) annonça que sa compagnie allait « chercher un remède pour calmer les maux physiques que provoqueraient inévitablement les changements de pression et de température des voyages interplanétaires ». Les petits enfants, en ce temps-là, ne rêvaient point de devenir, comme aujourd’hui, des génies en informatique, mais des astronautes. Les adultes, eux, étaient fascinés par l’idée de voyager bientôt dans l’espace. Mais personne, ou presque, ne vit que la formidable croissance du programme spatial allait s’arrêter dès la fin des années soixante. Après la Lune, en effet, l’espace glissa au second plan.
L’une des raisons essentiel de ce désintérêt, comme du ralentissement des voyages spatiaux habités au cours des années 80, à savoir des coûts excessifs, était déjà présente à la fin des années soixante. Mais confondant désirs et réalités, chacun préféra continuer sur la lancée antérieure plutôt que de regarder les choses en face. Dans une série d’articles sur l’avenir mirifique de la conquête spatiale, le Wall Street Journalnotait prudemment en 1967: « L’obstacle principal sera l’argent. » Dommage qu’il n’ait pas pris garde à son propre avertissement. Un vol habité en direction de Mars aurait coûté de 40 à 100 milliards de dollars. Sans rien dire du coût des fusées nucléaires et autres remorqueurs de l’espace dont il aurait bien fallu s’équiper. Cher? Oui, disait-on alors, mais où est le problème, puisqu’en fin de compte ce serait tout bénéfice: les hommes auraient de meilleures prévisions météorologiques, une meilleure connaissance de leur espace, et récolteraient des montagnes de cailloux spatiaux… A quoi servait-il de discuter d’ailleurs? Les Russes y allaient; les Américains étaient donc obligés d’y aller.
Les années 80 auraient dû être l’âge d’or de l’énergie nucléaire. C’est du moins ce qu’annonçaient avec constance tous les prévisionnistes des années 50 et 60. Le Wall Street Journal publiait en 1966 un article intitulé: « D’immenses centrales nucléaires aideront les États-Unis à satisfaire une demande d’énergie qui ne cesse de croître », dont le texte affirmait: « [Demain] les centrales nucléaires fourniront en quantité pratiquement illimitée une énergie dont on prévoit qu’elle sera un jour la meilleur marché du monde ».
Les compagnies d’électricité n’avaient pas besoin de se casser la tête. Les prévisions leur prouvaient qu’elles devaient construire nucléaire, et vite, et en grand. Leurs seuls problèmes étaient: arriverons-nous à construire assez de centrales pour satisfaire une demande pareillement explosive? N’avons-nous pas sous-estimé encore cette demande? Les spécialistes assuraient qu’en l’an 2000, toutes les usines électriques importantes seraient nucléaires.
L’électricité allait supplanter d’ailleurs les autres formes d’énergie. Westinghouse prédisait que tous les trains américains seraient électrifiés avant la fin du siècle; d’autres défendaient les turbines à gas. Mais sur un point tout ce monde était d’accord: les trains diesel vivaient leurs derniers instants (or en1990 ils sont toujours là).
Les bateaux, eux aussi, seraient à propulsion nucléaire. En 1966, il n’y avait qu’un seul navire marchand atomique, le Savannah, mais l’Administration Maritime Fédérale américaine prévoyait qu’à la fin du siècle les navires atomiques « se compteraient par centaines ». D’autres experts annonçaient que ces futurs bateaux seraient bien plus gros que le Savannah. Or, dans les faits, l’industrie navale américaine ne cessa de décliner. Pour David Klinges, qui préside aux destinées de la construction navale chez Bethlehem Steel: « Il serait impossible de construire [désormais] un bateau dans un chantier naval américain, quand bien même le coût du travail y serait de zéro ».
Les prédictions, en convainquant les constructeurs qu’il leur suffirait d’avoir toujours une étape technologique d’avance sur leurs concurrents pour se tirer d’affaire, leur donnèrent un sentiment de sécurité qui leur a été fatal.
De nombreux prévisionnistes estimaient que les voitures allaient aussi être nucléaires. Pensez, les réacteurs seraient bientôt miniaturisés, jusqu’à n’avoir que la grosseur d’un poing! En 1985, la Smithsonian Institution a exposé à Washington la « Nucleon », une Ford 1958 nucléaire. Le fait même que cette dernière soit aujourd’hui une pièce de musée en dit plus long que cent discours.
Les usines elles-mêmes allaient êtres nucléaires. De petits réacteurs placés sur des tours serviraient de soleils de remplacement, donnant enfin aux hommes le pouvoir de maîtriser le climat.
Les fusées allaient être nucléaires. Durant les années 50 et 60, le gouvernement américain consacra une fortune au projet d’un petit réacteur atomique de bord destiné à chauffer l’hydrogène liquide de propulsion d’une fusée. Les recherches furent abandonnées au début des années 70 sans qu’une seule fusée nucléaire ne se soit élevée fût-ce d’un centimètre au-dessus du sol.
Tout le monde comprend maintenant qu’un projet pareil était un produit de l’esprit de l’époque. Enfin quand je dis tout le monde… En 1987, le projet fut ressuscité par l’Air Force américaine! Qui déclara en avoir besoin pour conquérir l’espace. Avec une parfaite bonne conscience, elle a même déclaré: « Les performances supérieures des moteurs atomiques permettront de réduire les coûts de fonctionnement des fusées, et faire faire au gouvernement des économies ». Ah oui! Sûrement!
Certains spécialistes enfin n’hésitèrent pas à annoncer que l’énergie nucléaire allait transformer le génie civil. En 1965, le président de la Commission de l’Énergie atomique assura le Congrès des États-Unis qu’en 1967 déjà il serait possible de creuser à coups d’explosifs nucléaires les Monts Bristol, au sud de la Californie, pour y installer une route et un chemin de fer. Après quoi l’on creuserait de la même manière un « deuxième canal de Panama » à travers le Nicaragua. La population locale, notait-il avec satisfaction, n’aurait à en subir qu’une irradiation « modérée ». A la même époque, un chercheur de California Institute of Technology (Caltech) vint avec ce qu’il pensait être une meilleure idée: au lieu de creuser des routes à l’explosif atomique, pourquoi ne pas utiliser des réacteurs nucléaires pour imprimer ces routes dans le paysage, en faisant fondre ce dernier comme un couteau tiède fait fondre du beurre?
Hélas pour ces technomaniaques, l’esprit du temps se mit à changer. L’énergie nucléaire que chacun percevait, dans les années 50 et 60, comme une énergie d’avant-garde, si bon marché qu’un jour on l’utiliserait sans compter (d’où économie de compteurs électriques!), changea de visage dans les années 80 pour apparaître sous les traits d’une énergie dangereuse, toujours prête à échapper à ses maîtres humains.
Bref, notre avenir nucléaire devait être un rêve. Or il a tourné au cauchemar. Personne ne sut le prévoir. D’ailleurs quiconque aurait fait une telle prévision dans les années 50 ou 60 eût passé pour un farfelu et personne ne l’aurait cru. Voilà ce qui arrive lorsque l’on n’est pas en synchronie avec l’esprit du temps.
Je mentionnerai enfin, pour la bonne bouche, cet autre grand dada technologique des années 60, les ultrasons. Newsweek annonçait à cette époque qu’en 1970 nous prendrions des douches sans eau: un flot d’ultrasons nous décaperait de toute saleté. En 1967, ce fut au tour de Fortune de prédire que bientôt la vaisselle et sans doute le linge seraient lavés par ultrasons. La même année, le Wall Street Journal y alla de son couplet, annonçant entre autres qu’un système ultrasonique ingénieux, placé à la porte des maisons, nettoierait automatiquement nos habits chaque fois que nous rentrerions chez nous.
Plus tard, Fortune frappa de nouveau, dans un article consacré aux produits du futur, en présentant la machine à coudre ultarsonique développée par Branson Sonic Power, une filiale des Laboratoires Smith, Kline & French. Cette machine soudait les tissus synthétique au lieu de les coudre. Voilà qui allait permettre de fabriquer une boutonnière en moins d’une seconde! La machine à coudre ultrasonique n’avait que quelques petits défauts. Elle ne fonctionnait qu’avec des tissus synthétiques -mais quelle importance, puisque tout le monde savait que les tissus non synthétiques, tel que le coton, étaient voués à une proche disparition. Elle faisait des soudures permanentes; impossible de les découdre, pardon, de les dessouder. Pour allonger ou raccourcir les robes suivant les édits de la mode: plus embêtant ça. Et surtout la mise au point d’une telle machine négligeait de considérer que les femmes travaillaient de plus en plus en dehors de chez elles, et que de ce fait le marché de la machine à coudre, qu’elle fût classique ou ultrasonique, était condamné au déclin… Singer, le plus connu des fabricants de machines classiques, sut retirer ses billes à la fin des années 80, et se concentre aujourd’hui sur la production d’avionique.
En fait les ultrasons n’ont réussi à conquérir aucun des grands marchés annoncés: laves-vaisselle, douches et autres appareils domestiques, et durent se rabattre sur des micro-marchés: machines à nettoyer les bijoux, humidificateurs domestiques, échographes médicaux.
Ce qui est vrai des ultrasons l’est de bien d’autres technologies encore. Les plastiques, dont l’expansion fut explosive dans les années 60, allaient devenir un matériau essentiel dans nos logements; or aujourd’hui les consommateurs préfèrent systématiquement les matériaux traditionnels, une maison à parquet de chêne valant bien plus qu’une maison à parterre en plastique. Les prophètes des années 60 annoncèrent aussi que l’avenir appartiendrait à la maison modulaire; il n’en a rien été. Enfin l’énorme effort financier consenti dès les années 50 pour construire le réseau américain d’autoroutes convainquit chacun qu’une fois le réseau achevé, l’effort se poursuivrait par la création de systèmes de guidage automatique des véhicules. En fait, aujourd’hui, la question qui se pose vraiment est tout autre, à savoir: faut-il conserver, oui on non, un réseau d’autoroutes aussi dense?
Dans les années 70, enfin, l’espoir de ces avenirs technologiques radieux le céda à l’angoisse de la pénurie induite par les crises du pétrole. Les prévisionnistes firent dès lors assaut de pessimisme: non seulement les prix du pétrole ne cesseraient plus de monter désormais, mais il en irait de même avec les prix des produits agricoles et des matières premières. L’humanité, ayant quasiment épuisé épuisé ses ressources naturelles, se trouvait donc au bord du gouffre. Cette conviction domina la décennie.
Les investisseurs se mirent à jouer du couteau pour acquérir des biens tangibles, des sources de matières premières notamment, se préparant à briller dans les années 80 en poursuivant sur la lancée logique des années 70, piégés par leurs propres croyances et celles de leurs experts. Quiconque leur eût dit alors que la pénurie n’aurait qu’un temps (comme cela fut le cas) eût été promptement expulsé de leurs conseils pour ineptie et incompétence crasse.
A l’époque où elles sont faites, les prédictions sont généralement cohérentes. Si elles finissent d’ordinaire par se révéler fausses, c’est que leurs auteurs ont négligé le fait que les préoccupations des gens changent avec les époques. Il est donc impossible de prédire ce qui se passera dans l’ère bleue sur la base des idées dominantes de l’ère rouge. Difficile de ne pas céder à l’esprit du temps. Mais y céder, c’est se condamner à une forme d’aveuglement.
© Le Temps stratégique, No 36, Genève, Octobre 1990.