Les financiers occidentaux et l’Asie

TÉMOIGNAGE

« Les financiers occidentaux s’enrichissent
en appauvrissant l’Asie.
C’est inadmissible et stupide »

Par Mohamed Mahathir, Premier ministre de Malaisie

Mohamad Mahathir, médecin, Premier ministre de Malaisie depuis 1981, a écrit notamment The Voice of Asia: Leaders Discuss the Coming Century, avec Shintaro Ishihara (Tokyo, Kodansha, 1996) et Regionalism, Globalism and Spheres of Influence (Singapour, ISEAS, 1989). On peut correspondre avec le Premier ministre de Malaisie via son site Internet: www.smpke.jpm.my/about2.htm. Le texte qui suit, titré et sous-titré par la rédaction du « Temps stratégique », a été extrait et adapté du discours qu’il a prononcé à Hong Kong devant les participants au Séminaire annuel de la Banque Mondiale, le 20 septembre 1997. A cette date, la « crise asiatique » faisait ses premiers ravages, frappant, après la Thailande, la Malaisie, les Philippines, l’Indonésie et la Corée du sud.

Le Temps stratégique, No 82Pendant près d’un demi-siècle, les pays d’Asie du sud-est ont travaillé jour et nuit pour améliorer leur sort . Lorsque la Malaisie est devenue indépendante, en 1957, ses 5 millions d’habitants disposaient d’un revenu par tête de 350 dollars. En juin 1997, après quarante longues années de labeur et de sueur, ses 20 millions d’habitants disposaient en revanche d’un revenu par tête de près de 5000 dollars.

Durant ces quarante années, nous nous sommes efforcés de complaire aux riches et aux puissants. Nous avons ouvert nos marchés. Y compris notre marché boursier et notre marché des capitaux. La plupart des entreprises étrangères opérant dans notre pays, elles, rejetaient toute participation locale. Malgré ce manque d’ouverture, nous n’avons pas protesté. Les profits qu’elles faisaient allaient aux actionnaires de leur pays d’origine. Elles ne payaient pratiquement pas d’impôts.On nous a dit, alors, que nous devions permettre que notre monnaie devienne un objet de commerce hors de Malaisie. On nous a dit que nous devions permettre le short selling [la vente d’actions que l’on n’a pas encore achetées], et même légaliser le commerce d’actions empruntées. On nous a dit que nous devions permettre la spéculation. Tout ce que l’on nous a dit, nous l’avons fait. Mais alors on nous a dit que nous n’en avions pas encore assez fait. Que nous devions ralentir notre croissance. Qu’elle ne pouvait se maintenir à ce niveau, sous peine de provoquer une surchauffe qui serait mauvaise pour nous. Que nous devions, en particulier, ne point nous aventurer dans nos grands projets, nos méga-projets, même s’ils ne visaient qu’à créer des infrastructures nécessaires. Mais on nous a dit aussi qu’à défaut de créer ces infrastructures, nous ne réussirions pas à croître. Vraiment déroutant.Et pourtant, la Malaisie et ses voisins d’Asie du sud-est ont continué à croître et à prospérer, en parvenus désobéissants, récalcitrants et impudents! La Malaisie, en particulier, s’est fixé non sans témérité des objectifs plus ambitieux que les pays tout puissants qui font et défont le monde.Je ne sais ce qu’en pense l’homme de la rue [des pays développés]. Mais j’observe que, [dans ces pays], beaucoup de gens des media et de la grande finance veulent que l’Asie du sud-est, la Malaisie en particulier, arrête de se battre pour rattraper ses supérieurs, qu’elle apprenne plutôt à rester à sa place. Au cas où elle n’obtempèrerait pas, ils semblent déterminés à la contraindre. Ils ont les ressources et les moyens qu’il faut pour cela.Sans doute n’y a-t-il pas là une conspiration à proprement parler, mais un petit nombre de media et de gérants de fonds ont manifestement leur idée sur ce qui devrait se passer, et sont déterminés à passer de la théorie aux actes.Nous avons toujours fait bon accueil aux investissements des étrangers et même à leurs spéculations. Ils peuvent venir chez nous, acheter des actions, puis s’en aller quand ils le veulent et quelles que soient leurs raisons. En revanche, lorsque les grands fonds [d’investissement] jouent de leur poids énorme pour faire monter ou descendre le cours de nos actions et en tirer d’énormes profits, c’est trop d’attendre que nous leur réservions le même accueil chaleureux, en particulier si leurs profits se traduisent pour nous par des pertes massives.Il est parfaitement normal d’acheter et de vendre des monnaies pour financer le commerce international. Mais à partir de cette évidence, s’est développé un commerce où les monnaies sont devenues une marchandise comme une autre.C’est ainsi que la valeur des monnaies achetées et vendues [aujourd’hui dans le monde] est 20 fois supérieure à la valeur des biens et des services réellement échangés. Ce commerce énorme produit profits et pertes pour les « traders » qui s’y consacrent, mais n’est source d’aucun bénéfice tangible pour les autres. Il ne crée aucun emploi de substance, aucun produit, aucun service dont le citoyen moyen puisse tirer avantage. L’ensemble de ce commerce des sommes énormes déplacées de banques en banques est mystérieux et un peu louche. Il ne s’agit pas d’argent réel, ce sont juste des chiffres. Il faudrait en effet un camion énorme pour transporter de lieu en lieu un milliard de ringgits malaisiens. Sauf à voir se répéter des centaines de fois le grand vol du Train Postal, ce serait impossible.Les « traders » font apparemment des milliards à chaque transaction. Ils disposent de fonds énormes. Par leurs décisions d’investissements ou de désinvestissement, ils sont en situation d’influer sur la valeur des monnaies. Ce marché devient alors, pour eux, une vraie « pompe à finance » (cash cow). Peu importe que les indices montent ou descendent: ils font des profits à tout coup.

L’ennui est qu’ils s’enrichissent en appauvrissant les autres, y compris les pays et les gens déjà pauvres. Ils ont pris pour cibles les pays d’Asie du sud-est parce que, bien que nous ayons de l’argent, nous n’en avons pas assez pour nous défendre [contre leurs attaques].

On nous dit que si nous n’apprécions pas le fonctionnement du marché financier international, c’est que nous ne sommes pas à la hauteur. De grands pays nous disent d’accepter de nous retrouver appauvris, parce que la finance internationale ça marche comme ça. A leurs yeux, que nous ne soyons pas disposés à perdre de l’argent pour permettre à des manipulateurs de s’enrichir, prouve à l’évidence que nous manquons de sophistication.On nous avertit également que ces manipulateurs sont des gens puissants. Que si nous faisons du tapage ou les gênons de quelque manière que ce soit, ils vont s’énerver. Et que lorsqu’ils s’énervent, ils ont les moyens de nous détruire complètement. On nous dit que nous devons accepter l’existence de ces manipulateurs parce qu’ils existeront toujours et que nous n’y pouvons rien changer. On nous dit qu’il leur revient de décider de notre prospérité.Les pays d’Asie du sud-est, si on leur en donnait la moitié d’une chance, pourraient [en vérité] proposer des systèmes et des stratégies capables de propulser toute une série de pays d’Asie et des autres parties du monde en développement vers la croissance.Si ces pays en développement devenaient [à leur tour] développés, qu’arriverait-il? Si le monde dans lequel nous vivons est un jeu à somme nulle c’est-à-dire que les pays ne peuvent s’enrichir qu’en appauvrissent leurs voisins le monde [aujourd’hui] développé serait condamné à s’appauvrir, à s’affaiblir, et courrait le risque d’être colonisé [à son tour] par les pays nouvellement développés. Si cette hypothèse était la bonne, les pays [aujourd’hui] développés devraient alors, en bonne logique, tout faire pour empêcher l’Asie du nord-est et du sud-est de se développer, pour l’appauvrir, pour la maintenir dans un état d’instabilité perpétuelle. Ils devraient également miner le sous-continent indien, appelé à devenir, semble-t-il, la prochaine grande zone de croissance. Bref, ils devraient interdire au milliard deux cents millions d’habitants de l’Asie du sud, et aux deux milliards d’habitants de l’Asie de l’est, de se développer. Au péril jaune de jadis s’ajouterait alors un péril brun; les Européens seraient submergés; Genghis Khan reprendrait sa chevauchée, et patati et patata.La vérité est que ceux qui ont inventé le jeu à somme nulle sont des pessimistes, des xénophobes, de ces gens qui annoncent le choc des civilisations. Or, que ce choc se produise ou non va dépendre largement de nos attitudes et de nos actes présents. La tentative [occidentale] d’interdire l’accès des matières premières aux industries japonaises n’a-t-elle pas conduit, en 1941, l’Empire du Soleil Levant à se lancer dans la guerre du Pacifique?Alors que si tous les pays du monde acceptent de considérer l’enrichissement de leurs voisins comme une chance unique de s’enrichir eux-mêmes, nul n’aura plus à craindre la croissance économique et les succès technologiques des pays en développement.Lorsque, il y a des dizaines d’années déjà, le Japon s’est mis à investir dans les industries de Malaisie, nous avons non seulement pu accéder à la prospérité, mais sommes aussi devenus pour le Japon un marché majeur. La balance commerciale entre nos deux pays lui est aujourd’hui massivement favorable. Sans rien dire des profits directs énormes que le Japon a tirés de de ses investissements directs dans notre pays.Nos relations avec le Japon ne sont pas inscrites dans un jeu à somme nulle, puisque nous étions les uns et les autres gagnants. En nous aidant, le Japon et d’autres se sont aidés eux-mêmes. Les pays tiers ont également bénéficié de cette coopération. Grâce aux investissements japonais, nous avons pu réduire nos coûts [de production] et rendre accessible aux gens pauvres, des pays déshérités notamment, une large gamme de biens indutriels. La croissance de notre richesse et de nos besoins croissants a, de surcroît, fait de nous un marché intéressant pour les produits de tous les pays développés.Je le répète, les pays développés n’ont rien à craindre des pays en développement, et n’ont donc aucun intérêt à essayer de les contenir, de les miner, de les empêcher de se parler entre eux ou de parler avec leurs voisins plus riches. Le choc des civilisations n’aura pas lieu.Bien sûr, jamais le monde ne sera totalement paisible. Des guerres locales continueront à éclater. Des armes continueront à être produites et vendues à grand profit. Il n’en reste pas moins qu’un monde développé et prospère a toutes les chances d’être meilleur qu’un monde divisé entre très riches et très pauvres.Comment les pays en développement peuvent-ils croître? Nous prétendons savoir deux ou trois choses à ce propos. En tout cas, si la Malaisie est devenue un « tigre » économique, ce n’est pas pour avoir écouté les media et les grands sorciers de la finance. En vérité, nous nous sommes développés en faisant exactement le contraire de ce qu’ils nous disaient de faire. Et aujourd’hui nous pensons, outrageusement, impudemment, que la même formule peut aider d’autres pays à se développer.Parmi nos comportements jugés peu conventionnels, il y a notre volonté de voir grand. L’autoroute nord-sud de 830 km, les six kilomètres de quais du nouveau West Port, le pont de Penang, la tour de télécommunication de Kuala Lumpur, les tours jumelles de Petronas, et tant d’autres projets majeurs que nous avons menés à chef, ont contribué à notre croissance et à notre richesse. Ces constructions ne sont pas de vulgaires monuments, mais des infrastructures de base.De même, à Kuala Lumpur, nous construisons actuellement le plus grand aéroport d’Asie, parce que notre aéroport actuel, construit il y a 33 ans pour 400’000 passagers, doit en accueillir désormais 16 millions et ne peut plus s’étendre.Oui, nous aimons voir grand, et nous avons même de grandes idées pour enrichir d’autres pays. C’est ainsi que nous avons proposé de développer la vallée du Mékong, et de commencer par la construction d’un chemin de fer entre Singapour et Kunming, en Chine; nous savons en effet que les moyens de transport stimulent le développement économique. Enorme, ce projet? Oui, parce que les petits projets n’ont, sur l’économie, que de petits effets.Nous voulons [aussi] rattacher nos lignes de chemin de fer à celles de la Chine et de l’Asie centrale, et par là à celles de l’Europe. L’Asie centrale est privée d’accès à la mer et ne parvient pas, pour cette raison, à se développer. Puisque l’on construit bien des porte-conteneurs géants pour transporter du pétrole et du fret général, pourquoi ne pourrait-on construire une ligne de chemin de fer à voie très large, qui permettrait à des trains de 2 km de long d’assurer le trafic marchandises des républiques d’Asie centrale? Ces républiques accéderaient ainsi à la prospérité, et le monde verrait s’ouvrir là un immense marché neuf.On dirait cependant que ces grands projets nous n’allons pas pouvoir les réaliser parce que vous, en Occident, n’aimez pas que nous ayons de grandes idées. Parce que vous trouvez impudent que nous essayions de les réaliser ou disions simplement vouloir essayer. Parce que si nous disons que nous réaliserons ces grands projets lorsque nous aurons l’argent nécessaire, vous vous arrangez pour que cet argent nous ne l’ayons pas. Comment? En nous forçant à dévaluer notre monnaie. Je vous le dis, votre comportement n’est pas correct.Malgré cela, nous Asiatiques ne nous liguerons jamais contre vous. Parce que nous n’avons pas entre nous les mêmes liens ethniques que vous avez entre vous en Europe. Parce que nos peaux sont de couleurs et de tonalités très diverses, que nous pratiquons des religions distinctes, que nous parlons des langues différentes, que nous vivons dans des cultures hétérogènes. Parce que nous sommes toujours en désaccord les uns avec les autres et parfois même nous entre-déchirons. Cela ne nous laisse guère le loisir de nous confronter à vous. Notre prospérité et notre bien-être ne doivent pas vous inspirer de la crainte. Vous avez au contraire tout à y gagner. Notre prospérité contribuera à votre prospérité. Elle contribuera à la prospérité du reste du monde. L’Asie est pour vous une chance: saisissez-la.

© Le Temps stratégique, No 82, Genève, juillet-août 1998.

 

ADDENDA
Petit chrono d’une crise financière

Malaise en Malaisie

Début mai 1997: des responsables japonais, inquiets de la baisse du yen, évoquent l’hypothèse d’une hausse des taux d’intérêts nippons. Les grands investisseurs internationaux entreprennent aussitôt de se débarrasser de grandes quantités de devises des pays du sud-est asiatique, dont le cours se met à chuter. Les bourses locales réagissent également à la baisse.

Haro sur le baht!

14-15 mai 1997: les spéculateurs se débarrassent massivement de leurs bahts thaïlandais, puis de leurs pesos philippins.

8 juillet 1997: la Banque centrale malaysienne décide, à l’instar des Banques centrales thaïlandaise et philippine, d’intervenir massivement pour défendre le ringgit malaysien. La manoeuvre réussit provisoirement.

14 juillet 1997: la Banque centrale malaysienne renonce à soutenir le ringgit, tandis que le dollar singapourien tombe à son niveau le plus bas depuis février 1995.

24 juillet 1997: les devises asiatiques s’écroulent. Le premier ministre Mohamad Mahathir s’en prend aux « spéculateurs malhonnêtes » (rogue speculators).

Echange de gracieusetés

26 juillet 1997: Mohamad Mahathir accuse le financier américain George Soros d’être le principal responsable du « raid contre le ringgit ».

23 août 1997: Mohamad Mahathir insiste: « Tous ces pays [asiatiques] ont consacré quarante années d’efforts pour construire leurs économies, et il faut alors que survienne un idiot (moron) comme Soros… »

4 septembre 1997: Mohamad Mahathir retarde plusieurs méga-projets de construction chiffrés à plusieurs milliards de dollars.

20 septembre 1997: Mohamad Mahathir déclare à Hong Kong, devant les participants du séminaire annuel de la Banque Mondiale, que la spéculation sur les devises est immorale et devrait ne plus avoir cours.

21 septembre 1997: George Soros déclare: « Le docteur Mahathir est une menace pour son propre pays ».

Mahathir serre la ceinture

1er octobre 1997: Mohamad Mahathir réitère son appel pour un contrôle serré ou l’interdiction totale du commerce de devises. En l’espace de deux heures, le ringgit perd 4% de sa valeur.

17 octobre 1997: la Malaisie présente un budget redimensionné pour tenter de renverser la tendance récessive de son économie.

20-23 octobre 1997: la bourse de Hong Kong connaît la plus forte baisse de son histoire; en quatre jours, les titres qu’elle traite perdent le quart de leur valeur. La crise boursière s’étend à Wall Street et aux marchés émergents d’Amérique latine.

8 décembre 1997: La Malaisie instaure un programme d’austérité budgétaire. Les dépenses du gouvernement seront réduites de 18%, un frein sera mis aux importations et les crédits bancaires seront restreints. Ces mesures signalent la fin d’une décennie marquée par une croissance extrêmement rapide (7,5% de croissance en 1997 encore). Même si le ringgit a perdu 33% de sa valeur par rapport au dollar depuis juillet 1997, la Malaysie s’en sort mieux, économiquement, que la Thaïlande, l’Indonésie, les Philippines ou la Corée du Sud, tous pays qui souffrent d’un endettement extérieur important et ont dû en appeler à l’aide financière du FMI (Fonds Monétaire International). Le premier ministre malais s’est fait quant à lui un point d’honneur à ne pas demander l’aide du FMI.


Sources
: « The International Herald Tribune » & revue de presse on-line du professeur Nouriel Roubini.

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