Brève histoire d’un indigène de la République

Le tirailleur Ben Bella

par Charles-Henri Favrod

article paru dans le journal Le Temps, Genève, Jeudi 5 octobre 2006

Le film «Indigènes» a inspiré à l’ancien directeur du Musée de l’Elysée ce récit de souvenirs où il rappelle que le célèbre Algérien aurait lui aussi droit à une meilleure pension!

Indigènes, le film de Rachid Bouchareb, défraie la chronique hexagonale. L’opinion publique découvre soudain que les forces françaises libres partirent d’Afrique et furent en grande partie constituées de Maghrébins. Un point demeure pourtant obscur. Le 8 mai 1945, lors du défilé de la victoire à Sétif, des Algériens arborèrent le drapeau national et provoquèrent une riposte de la police locale.

Un vrai massacre eut lieu ensuite dans le Constantinois, véritable début de la guerre d’indépendance, au moment où les tirailleurs commençaient à rentrer au pays. Parmi eux, deux futurs présidents, Mohamed Boudiaf et Ahmed Ben Bella. L’un et l’autre m’ont raconté le traumatisme qui s’ensuivit.

En 1982, lorsqu’il retrouva la liberté, je réalisai un film sur Ben Bella. Il me précisa qu’en 1939, il ambitionnait de rejoindre l’OM de Marseille et ne put devenir un futur Mekloufi ou Zidane parce qu’aussitôt mobilisé. Et ce fut ensuite, dès 1943, la campagne de Tunisie et d’Italie, dont en particulier la terrible bataille de Cassino. «Alors, me dit Ben Bella, nous, les Français, nous étions les meilleurs!»

Comme je lui faisais remarquer qu’on pouvait reprendre l’enregistrement et renoncer à ce passage compromettant pour lui, il protesta: «Non, nous nous battions résolument contre le fascisme et pour la France, donc pour une nouvelle Algérie. Nous ne pouvions pas prévoir Sétif.»

Ben Bella est donc un de ces anciens tirailleurs qui devrait bénéficier d’une meilleure pension! Natif de Marnia, donc de l’Ouest algérien, il avait été versé parmi les Tabors et avait le grade de sergent-chef au 5e régiment de tirailleurs marocains. Décoré déjà en 1940, il accumula les citations durant la campagne d’Italie. Il obtint ainsi plusieurs fois la Médaille militaire avec étoile de vermeil, puis d’argent, au titre du corps d’armée et de la division, et enfin la Croix de guerre avec palme, le 9 novembre 1944, par décret signé du général de Gaulle lui-même.

Parmi les faits d’armes de Ben Bella figure le sauvetage de son capitaine blessé et ramené dans les lignes françaises. En 1982, lors de la réalisation du film, je souhaitais le témoignage du rescapé. Je me rendis à Vincennes, aux archives de l’Armée, pour découvrir que celui-ci, devenu colonel, n’était plus. Mais, dans son dossier, figurait une singulière affectation, à Alger, de juillet 1962 à juin 1965, donc jusqu’à la chute de Ben Bella, sans qu’il l’ait jamais su.

Quand je le lui appris, il me dit son chagrin et la joie qu’il aurait eue à le revoir. Nul doute qu’il s’agissait d’une carte secrète du président de Gaulle au cas où il eût fallu une démarche sentimentale.

En 1959, tandis que se poursuivaient les contacts secrets pour la négociation, je remis à Pierre Racine, chef de cabinet de Michel Debré, une note sur les états de service du sergent-chef Ben Bella. J’eus la surprise, comme tous mes confrères, quelques semaines plus tard, d’entendre le général de Gaulle, lors de la conférence de presse de l’Elysée, déclarer: «On m’a posé une question sur Ben Bella…»

Stupéfaction générale. Personne n’aurait osé risquer un tel crime de lèse-majesté. Mais Ben Bella permettait d’aborder le thème de «la paix des braves». Du coup naquit aussi la formule de «Ben Bella et ses compagnons» qui créa l’animosité parmi les chefs historiques du FLN détenus avec lui à l’île d’Aix et fut finalement à l’origine de la crise dès 1961.

De Gaulle, en juin 1960, renonça à l’opportunité de la venue à Melun de deux représentants du GPRA, pour recevoir au même moment, en grand uniforme, une délégation de la willaya 4 (Alger) conduite par Si Salah à l’Elysée, dans le plus grand secret. Cette initiative, vite connue, entraîna une violente riposte du FLN et la décision qu’il n’y aurait plus de négociation directe avec la France sans caution internationale. Naquit ainsi la solution des bons offices de la Suisse.

Durant l’année 1961, le chef de l’armée des frontières, Houari Boumediene, tenta de convaincre Mohamed Boudiaf de se rallier à lui, par l’intermédiaire du futur président Abdelaziz Bouteflika, envoyé au château de Turquant avec un sauf-conduit de la France. Boudiaf se déroba, mais Ben Bella accepta. De Gaulle, comme d’ailleurs Gamal Abdel Nasser, continuait de miser sur lui et comptait d’ailleurs bien le restituer directement, à la signature future des Accords d’Evian, à son Compagnon de la Libération, MohamedV, pour réparer l’impair de l’arraisonnement de l’avion royal en octobre 1956.

A signaler qu’alors, Ben Bella refusa avec véhémence ce transfert symbolique et exigea une voiture pour rejoindre le Signal de Bougy et les négociateurs à qui il reprocha trop de concessions.

Il faut méditer la fascination qu’exerça sur De Gaulle l’ancien sergent-chef de la France libre. Après les turbulences de l’été 1962 et le triomphe de Ben Bella, soutenu alors par Houari Boumediene et l’armée des frontières garante de l’ordre en Algérie avec la caution de l’Elysée, De Gaulle rencontra en tête-à-tête Ben Bella au château de Champs-sur-Marne.

Saura-t-on jamais ce qu’il y fut dit? Ben Bella, toujours loquace, n’a jamais voulu répondre à mes questions à ce sujet, se bornant à célébrer la beauté des jardins et la somptueuse décoration du constructeur Pierre Bullet au XVIIe siècle!

L’année dernière, sa ville natale, Marnia, a célébré le jubilé de l’ancien président, à grand renfort de fantasias, concerts, matches de football et remise d’un doctorat honoris causa de l’Université de Tlemcen. Jovial, épanoui, infatigable, Ben Bella a bien voulu célébrer à la tribune du stade mon rôle d’intermédiaire d’autrefois, mais je n’ai pas réussi à lever le voile sur le mystère de Champs et je défie quiconque d’y parvenir.

Il me faudrait plus de place ici pour citer tous les états de service de Ben Bella, sergent-chef. Je me bornerai à reproduire l’extrait de l’ordre général No 35, du 9 mars 1944, signé par le futur maréchal Juin. «Sous-officier de renseignements d’un courage exemplaire. Au cours de l’attaque des 12 et 13 janvier, a sans cesse stimulé les tirailleurs de sa section par son audace et son exemple. A rempli de nombreuses missions de liaison, malgré les bombardements et les tirs d’armes automatiques. Toujours volontaire pour relever les blessés et les panser quand il n’avait pas d’autre mission. Le 14 décembre 1943, avait relevé lui-même d’un champ de mines exposé aux vues et aux tirs de l’ennemi le corps d’un tirailleur de sa compagnie.»

Les soldats du corps expéditionnaire ont contribué à permettre au général de Lattre de Tassigny sa présence à la signature de la reddition sans conditions du Troisième Reich, à Berlin en 1945. A son entrée dans la salle, le maréchal von Keitel s’indigna: «Die Franzosen hier, Skandal!»

Pour ma part, je conclurai avec un souvenir de 1960. Lors de la proclamation de l’indépendance du Tchad, à Fort-Lamy, j’eus comme tous la surprise d’entendre André Malraux, dans la chaleur et la poussière du désert, s’exclamer en exorde: «La neige… la neige… la neige de Strasbourg!» Il célébrait ainsi le glorieux cheminement de la colonne Leclerc, inauguré par les tirailleurs noirs, ceux qu’on appelle invariablement Sénégalais, et qui méritent aussi la reconnaissance de la France.

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