Le Cygne/Signe noir

Nassim Nicholas Taleb Le Cygne noirNassim Nicholas Taleb, Le Cygne noir. La puissance de l’imprévisible, Les Belles Lettres, 2008.

Pourquoi les prévisionnistes sont-ils pratiquement tous des arnaqueurs ?

Ce livre révèle tout des Cygnes Noirs, ces événements aléatoires, hautement improbables, qui jalonnent notre vie : ils ont un impact énorme, sont presque impossibles à prévoir, et pourtant, a posteriori, nous essayons toujours de leur trouver une explication rationnelle.

Dans cet ouvrage, Taleb nous exhorte à ne pas tenir compte des propos des « experts », et nous montre comment cesser de tout prévoir ou comment tirer parti de l’incertitude.

Libano-américain, Nassim Nicholas Taleb est écrivain et philosophe des sciences du hasard. Depuis 2007, il est l’essayiste le plus lu et le plus traduit dans le monde. Ancien trader des marchés, Taleb se consacre aujourd’hui à l’écriture et enseigne les rapports entre l’épistémologie et les sciences de l’incertitude à l’Institut polytechnique de la New York University. Best-seller traduit en vingt-cinq langues, son premier ouvrage, Le Hasard sauvage a paru aux Belles Lettres en 2005.

Extraits:

« Prenez une dinde que l’on nourrit tous les jours. Chaque apport de nourriture va la renforcer dans sa croyance que la règle générale de la vie est d’être nourrie quotidiennement par de sympathiques membres de la race humaine « soucieux de ses intérêts », comme le disent les hommes politiques. Le mercredi après-midi précédant Noël, quelque chose d’inattendu va arriver à la dinde, qui va l’amener à réviser ses croyances. »

(…)

Il pourrait sembler à un dilettante amateur de citations – c’est-à-dire à l’un de ces écrivains et universitaires qui émaillent leurs textes de formules émanant de figures d’autorité défuntes – que, selon la formule de Hobbes : « Tels antécédents, telles conséquences. » Que ceux qui croient aux bienfaits inconditionnels de l’expérience passée méditent sur ce petit bijou de sagesse attribué à un célèbre capitaine de vaisseau :

Mais de toute ma carrière, je n’ai jamais connu d’accident
[…] d’aucune sorte qui vaille la peine d’être mentionné. Pendant
toutes ces années passées en mer, je n’ai vu qu’un seul navire
en détresse. Je n’ai jamais vu de bateau échoué et je n’ai jamais
échoué moi-même, ni été dans une situation difficile qui menaçait
de tourner au désastre.

(E. J. Smith, 1907, capitaine du Titanic.)

Le navire du capitaine Smith sombra en 1912 lors de ce qui devint le naufrage le plus commenté de l’histoire.

 

Chapitre 4
Mille et un jours, ou comment ne pas être une dupe

Surprise, surprise. – Méthodes sophistiquées pour apprendre de l’avenir. – Sextus a toujours été en avance. – L’idée principale est de ne pas être une dupe. – Allons au Médiocristan, si nous arrivons à le trouver.

Ce qui nous ramène au problème du cygne noir dans sa forme initiale.

Imaginez une personne d’un certain niveau hiérarchique, qui travaille dans un environnement où la position hiérarchique a son importance – disons un ministère ou une très grande entreprise. Ce pourrait être un journaliste politique verbeux de Fox News [1]vissé devant vous au club de remise en forme (impossible d’éviter de regarder l’écran), un président de société discutant du « brillant avenir qui s’annonce », un médecin platonique ayant catégoriquement exclu l’utilité du lait maternel (parce qu’il ne voit pas ce qu’il contient de spécial), ou un professeur de Harvard que vos blagues laissent absolument de marbre. Il prend ce qu’il sait un peu trop au sérieux.

Mettons qu’un jour, un petit plaisantin le surprenne pendant un moment de détente en lui chatouillant subrepticement les narines à l’aide d’une plume très fine. Quelle réaction sa dignité pleine de morgue opposerait-elle à cette surprise? Comparez son attitude autoritaire au choc causé par le fait d’être touché par une chose totalement inattendue qu’il ne comprend pas. L’espace d’un bref instant, avant qu’il ne retrouve une contenance, vous verrez que son visage exprime le désarroi.

J’avoue avoir développé un goût incorrigible pour ce genre de plaisanterie au cours de ma première colonie de vacances. Introduite dans la narine d’un campeur endormi, la plume provoquait chez lui une panique soudaine. J’ai passé une partie de mon enfance à imaginer des variantes de ce tour: à la place d’une fine plume, on peut confectionner une sorte de cornet avec un mouchoir en papier. J’ai pratiqué cette variante-là sur mon frère cadet. Une plaisanterie tout aussi efficace consisterait à glisser un glaçon dans le col d’une personne au moment où elle s’y attend le moins – pendant un dîner officiel, par exemple. en prenant de l’âge, j’ai bien sûr été obligé de renoncer à ces plaisanteries, mais l’image d’une plume, ou celle d’un glaçon, me vient souvent à l’esprit malgré moi quand je m’ennuie à mourir au cours d’une réunion avec des hommes d’affaires à l’air sérieux (costumes sombres et esprits formatés) qui théorisent, expliquent, ou parlent d’événements aléatoires en truffant leur conversation de « parce que ». je fais mentalement un gros plan sur l’un d’eux et j’imagine le glaçon glisser le long de son dos – il serait moins chic mais sûrement plus spectaculaire de remplacer le glaçon par une souris vivante, surtout si la personne est chatouilleuse et porte une cravate, laquelle obstruerait le chemin de la sortie normal du rongeur[2].

Les petits plaisantins sont capables de compassion. Je me souviens de mes débuts de trader; j’avais environ vingt-cinq ans et l’argent commençait à devenir facile. je prenais des taxis, et si le chauffeur parlait un anglais très sommaire et avait l’air particulièrement déprimé, je lui laissais un billet de cent dollars en guise de pourboire, juste pour lui causer un petit choc et me réjouir de sa surprise. Je le regardais déplier le billet et le considérer avec une certaine déception (un million de dollars aurait certainement été mieux mais ce n’était pas dans mes moyens). C’était aussi une expérience hédoniste simple: illuminer la journée de quelqu’un avec la bagatelle de cent dollars me faisait me sentir l’âme plus élevée. Je finis néanmoins par arrêter; quand nous nous enrichissons et que nous nous mettons à prendre l’argent au sérieux, nous devenons tous radins et calculateurs.

Je n’ai pas besoin du destin pour me divertir à plus grande échelle: la réalité nous oblige si souvent à réviser nos croyances – et la plupart du temps, de façon tout à fait spectaculaire. En fait, toute la recherche de la connaissance consiste à prendre la sagesse conventionnelle et les croyances scientifiques admises et à les mettre en pièces avec de nouvelles preuves contre-intuitives, que ce soit à microéchelle (chaque découverte scientifique est une tentative de produire un micro-cygne noir) ou à plus grande échelle (comme avec la relativité de Poincaré et d’Einstein). Les scientifiques ont peut-être coutume de rire de leurs prédécesseurs, mais, eu égard à toute une série de dispositions mentales propres aux êtres humains, peu d’entre eux se rendent compte que dans le futur (proche, hélas!) quelqu’un d’autre rira à son tour de leurs croyances. Dans ce cas, mes lecteurs et moi sommes en train de rire de l’état présent de la connaissance sociale. Ces gros bonnets ne voient pas venir l’inévitable remaniement de leur travail, ce qui signifie qu’ils ne sont pas le genre de personnes dont on peut attendre qu’elles soient préparées à une surprise.

Comment tirer la leçon de la dinde

Le grand philosophe Bertrand Russell propose une variante particulièrement nocive du choc provoqué par la surprise de mon chauffeur de taxi lorsqu’il illustre ce que ses condisciples appellent le « problème de l’induction » ou « problème de la connaissance inductive » (les majuscules indiquent qu’il s’agit d’un sujet sérieux) – cause indubitable de tous les problèmes dans la vie. Comment pouvons-nous logiquement partir d’exemples spécifiques pour aboutir à des conclusions générales ? Comment savons-nous ce que nous savons ? Comment savons-nous que ce que nous avons observé sur la base d’objets et d’événements donnés suffit à nous permettre de comprendre leurs autres propriétés? Il y a des pièges inhérents à toute forme de connaissance tirée de l’observation.

Prenez une dinde que l’on nourrit tous les jours. Chaque apport de nourriture va la renforcer dans sa croyance que la règle générale de la vie est d’être nourrie quotidiennement par de sympathiques membres de la race humaine « soucieux de ses intérêts », comme le disent les hommes politiques. le mercredi après-midi précédant noël, quelque chose d’inattendu va arriver à la dinde, qui va l’amener à réviser ses croyances[3].

Le reste de ce chapitre va rendre brièvement compte du cygne noir dans sa forme originale: comment pouvons-nous connaître l’avenir en nous fondant sur ce que nous savons du passé? Ou, plus généralement, comment pouvons-nous arriver à comprendre les propriétés de l’inconnu (infini) sur la base du connu (fini) ? Repensez à cette histoire de nourriture quotidienne: que peut apprendre une dinde sur ce que lui réserve le lendemain en se basant sur les événements de la veille? Beaucoup de choses, peut-être, mais sans doute un peu moins qu’elle ne le croit, et c’est simplement ce « un peu moins » qui fait toute la différence.

Le problème de la dinde peut être généralisé à toute situation dans laquelle « la main qui vous nourrit peut être celle qui vous tord le cou ». Songez au cas des juifs allemands dont l’intégration en Allemagne n’avait fait que croître et embellir dans les années 1930, ou à ma description, au chapitre 1, de la façon dont la population libanaise se laissa endormir dans une fausse sécurité par une amitié et une tolérance mutuelle apparentes.

Allons un peu plus loin, et examinons l’aspect le plus inquiétant de l’induction: le fait d’apprendre de manière analeptique. Considérons qu’au lieu de n’avoir aucune valeur, l’expérience de la dinde puisse avoir une valeur négative. Cette volaille a appris par l’observation, comme on nous conseille à tous de le faire (après tout, c’est ce que l’on considère comme la méthode scientifique). Sa confiance augmentait en proportion du nombre de fois, de plus en plus important, où on la nourrissait amicalement, et son sentiment de sécurité s’accroissait alors même que l’échéance de sa mort approchait. Songez que c’est quand le risque était maximum que ce sentiment de sécurité était le plus fort! Mais le problème est encore plus général que cela; il touche la nature même de la connaissance empirique. Une chose a fonctionné dans le passé, jusqu’à ce que… eh bien, contre toute attente, ce ne soit plus le cas, et que la leçon du passé se révèle, au mieux dénuée de pertinence ou fausse, et au pire, cruellement trompeuse.

La Figure n° 1 illustre le cas type du problème de l’induction tel qu’on le rencontre dans la vraie vie. On observe une variable hypothétique pour mille jours. Elle pourrait correspondre à tout (avec quelques légères modifications): les ventes de livres, la pression artérielle, les crimes, votre revenu personnel, une action donnée, l’intérêt sur un prêt, la fréquentation dominicale d’une église orthodoxe grecque bien particulière. Vous tirez par la suite, sur la seule base des données concernant le passé, quelques conclusions concernant les propriétés de ce modèle avec des prévisions pour les mille, voire les cinq mille jours suivants. Le mille et unième jour, boom! Voilà qu’un énorme changement se produit, auquel le passé n’avait absolument pas permis de se préparer.

Voyez la stupéfaction que provoqua la Grande Guerre. Après les guerres napoléoniennes, le monde avait connu une longue période de paix qui incitait tout observateur à croire en la disparition des conflits destructeurs. Et pourtant, surprise! Cette guerre se révéla la plus meurtrière que l’humanité ait connue jusqu’alors.
Notez qu’après que l’événement a eu lieu, vous commencez à prévoir la possibilité que d’autres aberrations se produisent localement, c’est-­à-dire, de connaître une surprise semblable à celle que vous venez de vivre, mais pas d’autres grands événements. Après le krach boursier de 1987, la moitié des traders américains se mit à attendre de pied ferme le prochain tous les ans au mois d’octobre – sans tenir compte du fait que le premier n’avait eu aucun précédent. Nous nous inquiétons trop tard – a posteriori. Le fait de prendre une observation naïve du passé pour quelque chose de définitif ou de représentatif du futur est la seule et unique raison de notre incapacité à comprendre le cygne noir.

Il pourrait sembler à un dilettante amateur de citations – c’est-à-dire à l’un de ces écrivains et universitaires qui émaillent leurs textes de formules émanant de figures d’autorité défuntes – que, selon la formule de Hobbes: «tels antécédents, telles conséquences.» que ceux qui croient aux bienfaits inconditionnels de l’expérience passée méditent sur ce petit bijou de sagesse attribué à un célèbre capitaine de vaisseau:

Mais de toute ma carrière, je n’ai jamais connu d’accident […] d’aucune sorte qui vaille la peine d’être mentionné. Pendant toutes ces années passées en mer, je n’ai vu qu’un seul navire en détresse. Je n’ai jamais vu de bateau échoué et je n’ai jamais échoué moi-même, ni été dans une situation difficile qui menaçait de tourner au désastre.

(E. J. Smith, 1907, capitaine du Titanic.)

le navire du capitaine Smith sombra en 1912 lors de ce qui devint le naufrage le plus commenté de l’histoire[4].

 

Formés pour être ennuyeux

De même, songez à un directeur de banque dont l’établissement réalise des profits stables sur une longue période avant de tout perdre en un seul revers de fortune. Les banquiers de la catégorie « prêteurs » sont toujours replets, rasés de près et vêtus de la manière la plus rassurante et la plus monotone qui soit – costumes sombres, chemises blanches et cravates rouges. De fait, pour prendre en charge l’activité de prêt, les banques embauchent des gens ennuyeux qu’ils forment à le devenir encore plus. Mais ce n’est que pour l’effet. S’ils ont l’air extrêmement prudents, c’est parce que leurs prêts ne réservent que très, très rarement de mauvaises surprises. Il n’existe aucun moyen de mesurer l’efficacité de leur activité en l’observant pendant une journée, une semaine, un mois ou même… un siècle! Durant l’été 1982, de grosses banques américaines perdirent presque tous leurs gains passés, soit tous les profits réalisés dans l’histoire de la banque américaine – absolument tout. Elles avaient prêté à des pays d’Amérique centrale et d’Amérique du sud qui, tous en même temps – « fait exceptionnel » – ne purent honorer leur dette. Il suffit donc d’un seul été pour comprendre que tout cela était une affaire de dupes et que tous leurs gains provenaient d’un jeu très risqué. Et pendant tout ce temps, les banquiers avaient amené tout le monde, surtout eux-mêmes, à croire qu’ils étaient « extrêmement prudents ». Ils ne le sont pas; ils sont juste incroyablement doués pour s’aveugler en évinçant la possibilité d’une perte considérable et dévastatrice. En fait, la supercherie se reproduisit dix ans plus tard, quand les grandes banques « sensibilisées aux problèmes des risques », se retrouvèrent une fois de plus sous pression, certaines d’entre elles, même, au bord de la faillite, après l’effondrement immobilier du début des années 1990 pour lequel l’industrie du crédit immobilier aujourd’hui défunte réclama un renflouement de plus d’un demi-trilliard de dollars aux frais du contribuable. La réserve fédérale américaine protégea ces banques à notre détriment: quand les banquiers « extrêmement prudents » réalisent des profits, ce sont eux qui en bénéficient; quand ils subissent des revers, c’est nous qui en assumons les frais.

Après avoir été diplômé de Wharton, je travaillai d’abord pour le Bankers trust (aujourd’hui disparu). Oubliant un peu vite l’his­toire de 1982, le bureau du président annonçait chaque trimestre les résultats de la société à la radio en expliquant à quel point ses employés étaient intelligents, rentables, prudents (et beaux). Il était évident que leurs profits n’étaient que du liquide emprunté à la destinée avec un délai de remboursement aléatoire. Je n’ai aucun problème avec la prise de risques, c’est juste que… de grâce, s’il vous plaît ! Ne vous dites pas « extrêmement prudents » en traitant avec condescendance d’autres structures moins enclines que vous aux cygnes noirs.

Autre événement récent: la faillite quasi instantanée, en 1998,d’une société d’investissement financier (fonds alternatif) appelée Gestion de capital à long terme (GCLT), qui utilisait les méthodes et l’expertise en matière de risque de deux « prix Nobel d’économie », que l’on qualifiait de « génies » mais qui recouraient en fait à des mathématiques bidons de type courbe en cloche tout en réussissant à se convaincre eux-mêmes que c’était de la science de très grande qualité, faisant ainsi de tout l’establishment financier une bande de dupes. Une des pertes les plus importantes de toute l’histoire du trading se produisit quasiment en un clin d’œil, sans aucun signe avant-coureur (vous trouverez bien, bien plus d’informations sur ce sujet dans le chapitre 17)[5].


Un Cygne Noir est relatif à la connaissance

Du point de vue de la dinde, la privation de nourriture qui a lieu le mille et unième jour est un cygne noir. en revanche, ça n’en est pas un pour le boucher; pour lui, cet événement n’est pas inattendu. on peut voir ici que le cygne noir est un problème de dupe. en d’autres termes, il se produit en fonction de l’attente que l’on en a. on s’aperçoit que l’on peut éliminer un cygne noir en recourant à ses connaissances (si l’on en est capable), ou en gardant l’esprit ouvert. bien sûr, à l’instar des gens du GCLT, on peut créer des cygnes noirs avec les connaissances, en assurant aux gens qu’il est impossible qu’ils se produisent – c’est ainsi que la connaissance transforme des citoyens moyens en dupes.

Notez qu’il n’est pas nécessaire que ces événements nous surprennent instantanément. Certaines fractures historiques que je mentionne au chapitre 1 ont duré quelques décennies – l’informatique, par exem­ple, qui a eu des effets importants sur la société sans que l’on remarque particulièrement le jour où elle a envahi nos vie. Certains cygnes noirs peuvent provenir de la lente accumulation de changements progressifs dans la même direction; c’est le cas des livres qui se vendent en grande quantité sur des années sans jamais figurer sur les listes des best-sellers, ou des technologies qui montent lentement mais sûrement. de même, l’augmentation des titres du Nasdaq à la fin des années 1990 a pris quelques années – mais cette croissance apparaîtrait encore plus nette si l’on devait en tracer une courbe historique longue. On devrait considérer les choses sur une échelle temps relative et non pas absolue; les tremblements de terre durent des minutes, le 11 septembre a duré des heures, mais les changements historiques et les mises en œuvre technologiques sont des cygnes noirs qui peuvent prendre des décennies. En général, les effets des cygnes noirs positifs mettent un certain temps à se faire sentir, alors que les cygnes noirs négatifs se produisent extrêmement vite – il est beaucoup plus facile et rapide de détruire que de construire. (Pendant la guerre du Liban, la maison de mes parents à Amioun et celle de mon grand-père, dans un village proche, furent détruites en quelques heures seulement, plastiquées par les ennemis de mon grand-père qui contrôlaient la région. Il fallut sept mille fois plus de temps – deux ans – pour les reconstruire. cette asymétrie des durées explique la difficulté à faire marche arrière dans le temps.)

Brève histoire du problème du Cygne noir

Ce problème de dinde (ou problème de l’induction) est très ancien, mais pour une raison que j’ignore, votre professeur de philosophie à l’université du coin le qualifiera probablement de « problème de Hume ».

Les gens nous imaginent, nous les sceptiques et autres empiris­tes, comme moroses, paranoïaques et torturés dans le privé, ce qui est probablement l’exact opposé de ce que montre l’histoire (et mon expérience personnelle). À l’instar de nombreux sceptiques que je fréquente, Hume était un homme jovial et un bon vivant en quête de célébrité littéraire, de salons à fréquenter et de conversations divertissantes. Sa vie n’est pas dénuée d’anecdotes savoureuses. Un jour, il tomba dans un marécage près de la maison qu’il se faisait construire à Édimbourg. Eu égard à sa réputation d’athée parmi les gens du cru, une femme refusa de l’aider à en sortir s’il ne récitait pas le Notre Père et le Credo – ce qu’il fit, étant de nature pragmatique… mais pas avant d’avoir débattu avec elle sur la question de savoir si les chrétiens avaient l’obligation d’aider leurs ennemis. Hume paraissait peu avenant. « Il affichait l’air préoccupé du savant que les personnes manquant de discernement jugent si souvent idiot », écrit un biographe.

Fait étrange à son époque, ce n’est pas pour les œuvres qui ont fait sa réputation actuelle que Hume était le plus connu – il devint riche et célèbre grâce à une histoire de l’Angleterre qui fut un best-seller. En effet, l’ironie du sort veut que de son vivant, les œuvres philosophiques pour lesquelles nous le connaissons aujourd’hui « tombaient mort-nées des presses à imprimer », tandis que celles qui faisaient sa célébrité à l’époque sont aujourd’hui plus difficiles à trouver. Ses écrits sont d’une telle limpidité qu’il est largement supérieur à presque tous les penseurs contemporains, et sans aucun doute à tous les philosophes allemands inscrits au programme à l’université. Contrairement à Kant, Fichte, Schopenhauer et Hegel, Hume est le genre de penseur qui est parfois lu par la personne qui fait référence à son travail.

J’entends souvent mentionner « le problème de Hume » en relation avec celui de l’induction, mais ce problème est ancien, plus ancien que cet intéressant Écossais, peut-être aussi ancien que la philosophie elle-même – probablement autant que les discussions d’oliveraies. Revenons maintenant au passé, puisque les anciens formulaient ce problème avec tout autant de précision.

Sextus Empiricus (hélas)

Écrivain farouchement antiuniversitaire et activiste antidogma­tique, sextus empiricus officia près de mille cinq cents ans avant Hume, et énonça le problème de la dinde avec une grande précision. Nous savons très peu de chose de lui ; nous ignorons s’il était philosophe ou s’il s’apparentait davantage à un copiste de textes philosophiques aujourd’hui inconnus de nous. on suppose qu’il vécut à Alexandrie au IIe siècle de notre ère. Il appartenait à une école de médecine appelée « empirique » car ses membres mettaient en doute les théories et la causalité et s’appuyaient sur l’expérience passée pour les guider dans les traitements qu’ils prescrivaient, sans tou­tefois lui accorder une grande confiance. De plus, ils ne croyaient pas que l’anatomie révèle le fonctionnement du corps de manière si évidente que cela. On dit que le partisan le plus célèbre de l’école empirique, Ménodote de Nicomédie, qui fusionna empirisme et scepticisme philosophique, pratiquait la médecine comme un art, non comme une « science », et dissociait son exercice des problèmes de la science dogmatique. L’exercice de la médecine explique l’ajout d’« Empiricus » (« l’empirique ») au nom de sextus.

Sextus représenta et notifia les idées de l’école sceptique de Pyrrhon qui offriraient une certaine forme de thérapie intellectuelle résultant d’une suspension de la croyance. êtes-vous confronté à l’éventualité d’une adversité ? Ne vous inquiétez pas. Qui sait, les choses pourraient tourner en votre faveur. Douter des conséquences d’une issue vous permettra de conserver un calme imperturbable. Les sceptiques de Pyrrhon étaient des citoyens dociles qui suivaient les coutumes et les traditions aussi souvent que possible, mais apprenaient à douter systématiquement de tout, atteignant ainsi un certain niveau de sérénité. Cependant, bien que de mœurs conservatrices, ils combattaient les dogmes avec fanatisme.

Parmi les œuvres qui nous restent de Sextus se trouve une diatribe portant le beau titre de Adversos mathematicos, qui pourrait en grande partie avoir été écrite hier soir!

Là où Sextus est surtout intéressant pour mes idées, c’est qu’il réalise dans sa pratique ce mélange rare de philosophie et de prise de décision. C’était un homme d’action, c’est pourquoi les universitaires classiques ne disent pas du bien de lui. Les méthodes de la médecine empirique, qui reposent sur des tâtonnements apparemment vains, joueront un rôle central dans mes idées sur les pronostics et les prévisions, et sur la façon de tirer parti du cygne noir.

Quand je décidai de voler de mes propres ailes en 1998, je baptisai « empirica » mon laboratoire de recherche et société de trading, non pour les mêmes raisons antidogmatiques, mais à cause de la pensée bien plus déprimante qu’il avait fallu attendre quatorze siècles après les travaux de l’école de médecine empirique pour que la médecine change et devienne adogmatique, profondément sceptique, qu’elle se méfie des théorisations et se fonde sur des preuves! la leçon à en tirer? Avoir conscience d’un problème ne veut pas dire grand-chose – surtout quand il y a des intérêts particuliers et des institutions intéressées en jeu.

 

Algazel

Le troisième grand penseur à avoir traité le problème fut, au XIe siècle, le sceptique arabophone al-Ghazali, connu en latin sous le nom d’Algazel. il surnommait « ghabi » une catégorie d’universitaires dogmatiques – littéralement, « les imbéciles » –, terme arabe plus amusant que « crétin » et plus parlant qu’« obscurantiste ». Algazel écrivit lui aussi son Adversos mathematicos sous la forme d’une diatribe intitulée Tahafut al-falasifah, que je traduirai par « l’incompétence de la philosophie ». Elle était dirigée contre l’école appelée « fala­sifah » – l’establishment intellectuel arabe était l’héritier direct de la philosophie classique de l’académie, et il arrivait à la réconcilier avec l’islam à travers une argumentation rationnelle.

La critique de la connaissance « scientifique » par Algazel fut à l’origine d’un débat avec Averroès, philosophe médiéval qui, de tous les penseurs de son époque, fut finalement celui qui exerça l’influence la plus profonde (sur les juifs et les chrétiens, mais pas sur les musulmans). Malheureusement, ce débat fut finalement remporté par les deux. Peu de temps après, nombre de penseurs arabes religieux intégrèrent en l’exagérant le scepticisme d’Algazel par rapport à la méthode scientifique, préférant laisser à Dieu les considérations causales (c’était en fait une extrapolation de son idée). L’occident épousa le rationalisme d’Averroès, fondé sur celui d’Aristote, qui survécut à travers Saint Thomas d’Aquin et les philosophes juifs – lesquels se qualifièrent eux-mêmes pendant longtemps d’averroésiens. Nombre de penseurs déplorent que, sous l’influence d’Algazel, les arabes aient ensuite abandonné la méthode scientifique. Algazel finit par nourrir le mysticisme soufi, dans lequel l’adepte tente d’entrer en communion avec Dieu, cou­pant tout lien avec les préoccupations d’ordre terrestre. Tout cela venait du problème du cygne noir.


Le sceptique, ami de la religion

Alors que les sceptiques anciens professaient l’ignorance érudite comme première étape d’une recherche honnête de la vérité, les sceptiques tant musulmans que chrétiens de la fin du Moyen Âge se servirent du scepticisme comme d’un outil permettant d’éviter ce que nous nommons aujourd’hui la science. Croyance à l’importance du problème du cygne noir, inquiétudes à pro­pos du problème de l’induction et scepticisme peuvent rendre cer­tains arguments religieux plus séduisants, bien que sous une forme dépouillée, anticléricale et théiste. Cette idée de s’en remettre à la foi, non à la raison, était connue sous le nom de fidéisme. Il y a donc une tradition de sceptiques croyant aux cygnes noirs qui trouvaient une consolation dans la religion ; le meilleur exemple en est Pierre Bayle, érudit, philosophe et théologien protestant français qui, exilé en Hollande, bâtit une architecture philosophique complète liée aux sceptiques pyrrhoniens. Ses écrits exercèrent une influence considérable sur Hume, l’introduisant au scepticisme ancien – au point qu’il reprit en bloc certaines idées de Bayle. Le Dictionnaire historique et critique de Bayle fut l’ouvrage universi­taire le plus lu au XVIIIe siècle, mais comme nombre de mes héros français (tel Frédéric Bastiat), Bayle ne semble pas faire partie du cursus universitaire et est presque impossible à trouver en vieux français. Il en va de même pour Nicolas d’Autrecourt, disciple d’Algazel au XIVe siècle.

De fait, on ignore que l’exposé le plus complet des idées du scepticisme reste jusqu’à une période récente l’œuvre d’un puissant évêque catholique et auguste membre de l’académie française. C’est en 1690 que Pierre-Daniel Huet écrivit son Traité philosophi­que de la faiblesse de l’esprit humain, ouvrage remarquable qui fustige les dogmes et remet en question la perception humaine. Huet présente des arguments extrêmement percutants contre la causalité, déclarant, par exemple, que tout événement peut avoir un nombre infini de causes possibles.

Huet et Bayle étaient tous deux des érudits qui passèrent leur vie dans les livres. Huet, qui vécut jusqu’à quatre-vingt-dix ans, avait un domestique qui le suivait avec un livre et lui faisait la lecture pendant ses repas et ses pauses, afin d’éviter toute perte de temps. Il était considéré comme la personne la plus érudite de son temps. Permettez-moi d’insister sur l’importance que j’attache à l’érudition. C’est un signe de véritable curiosité intellectuelle, qui va de pair avec l’ouverture d’esprit et le désir de sonder les idées d’autrui. Surtout, un érudit peut être insatisfait de son propre savoir, et cette insatisfaction est un merveilleux garde-fou contre la platonicité, les simplifications outrancières du manager pressé ou le philistinisme de l’universitaire hyperspécia­lisé. De fait, le savoir universitaire sans érudition peut avoir des conséquences désastreuses.


Je ne veux pas être le dindon de la farce

Toutefois, promouvoir le scepticisme philosophique n’est pas exactement la mission de ce livre. Si la conscience du problème du cygne noir peut inciter au retrait et à un extrême scepticisme, je prends ici la direction diamétralement opposée. Je m’intéresse aux actes et au véritable empirisme. Ce livre n’a donc pas été écrit par un mystique soufi, ni par un sceptique au sens ancien, médiéval ou même (ainsi que nous le verrons) philosophique du terme, mais par un praticien dont l’objectif principal est de ne pas être une dupe quand il s’agit de choses importantes, point barre.

Hume était d’un scepticisme radical dans son cabinet de philosophie, mais, faute de parvenir à les mettre en pratique, il mettait ses idées de côté dans la vie quotidienne. C’est exactement le contraire que je fais ici: je suis sceptique sur les questions qui ont des répercussions dans le quotidien. D’une certaine manière, tout ce qui m’importe, c’est de prendre une décision sans être le dindon de la farce.

Cela fait vingt ans que l’on ne cesse de me demander:«Taleb, quand on a comme vous cette conscience extrême du risque, comment peut-on traverser la rue? » ou que l’on me fait cette remarque plus stupide encore: «Vous nous demandez de ne prendre absolument aucun risque. » Je ne me fais bien évidemment pas le champion d’une complète phobie du risque (nous verrons que je suis favorable à une forme de prise de risques offensive) : tout ce que je vais vous montrer dans ce livre, c’est comment éviter de traverser la rueles yeux bandés.


Nous voulons vivre au Médiocristan

Je viens de présenter le problème du cygne noir sous l’angle histo­rique: la difficulté majeure qu’il y a à généraliser à partir des informations dont on dispose ou à apprendre du passé, de ce que l’on connaît et voit. J’ai également présenté la liste des personnes que je considère comme les figures historiques les plus importantes.

Comme vous pouvez le voir, il est extrêmement commode pour nous de penser que nous vivons au Médiocristan. Pourquoi? parce que cela nous permet d’exclure les surprises de type cygnes noirs! si l’on vit au Médiocristan, ce problème n’existe pas ou n’a pas grande importance.

Une telle supposition éloigne comme par magie le problème de l’induction, qui accable l’histoire de la pensée depuis Sextus Empiricus. Le statisticien peut se passer de l’épistémologie.

Vœux pieux ! Nous ne vivons pas au Médiocristan, et le cygne noir nécessite une autre mentalité. Comme nous ne pouvons évacuer le problème, nous allons devoir le creuser davantage. ce n’est pas une difficulté insurmontable – et nous pouvons même en retirer des avantages.

Cependant, notre cécité face au cygne noir soulève d’autres problèmes:

J’aborderai chacun de ces points dans les cinq chapitres qui suivent. Puis, dans la conclusion de la première partie, je montrerai qu’ils constituent en fait le même sujet.

a. l’erreur de confirmation : nous nous focalisons sur des seg­ments présélectionnés de ce que nous voyons et les générali­ sons à ce que nous ne voyons pas ;

b. l’erreur de narration : nous nous leurrons avec des histoires qui étanchent notre soif platonique de modèles différents;

c. la nature humaine n’est pas programmée pour les cygnes noirs: nous faisons comme s’ils n’existaient pas;

d. le problème de diagoras : ce que nous voyons ne reflète pas nécessairement toute la réalité. L’histoire nous cache les cygnes noirs et nous donne une idée erronée des chances qu’ils ont de se produire;

e. nous avons des œillères : nous nous focalisons sur des sour­ces d’incertitude bien définies, sur une liste trop spécifique de cygnes noirs (au détriment des autres qui ne viennent pas facilement à l’esprit).


[1] Chaîne d’information américaine privée et de droite (N.d.T.).


[2] pour ma part, je ne crains rien puisque je ne porte jamais de cravate (excepté aux enterrements).

[3] L’exemple original de Russell portait sur un poulet; j’en livre ici la version nord-américaine améliorée.

[4] Les déclarations comme celle du capitaine Smith sont tellement courantes qu’elles ne sont même pas drôles. En septembre 2006, un fonds baptisé Amaranthe, du nom – ironie du sort – d’une fleur « immortelle », fut obligé de fermer après avoir perdu près de 7 milliards de dollars en quelques jours, soit la perte la plus impressionnante de toute l’histoire du trading (autre ironie du sort: j’ai partagé le même bureau que ses traders). Quelques jours avant l’événement, la société avait fait une déclaration pour expliquer aux investisseurs qu’il ne fallait pas qu’ils s’inquiètent, car elle employait douze gestionnaires de risque – ces gens qui se servent de modèles du passé pour mesurer les risques de survenue d’un événement de ce genre. Même si la compagnie avait eu cent douze gestionnaires de risque, cela n’aurait pas fait grande différence; elle aurait sauté quand même. Il est clairement impossible de fabriquer plus d’informations que le passé ne peut en fournir; si vous achetiez cent exemplaires du New York Times, je ne suis pas sûr que cela vous aiderait à acquérir une connaissance progressive du futur. Nous ne connaissons tout simplement pas la quantité d’informations que recèle le passé.

[5] La tragédie essentielle de l’événement combinant impact élevé et faible pro­babilité vient de la disparité entre le temps que l’on prend à indemniser une per­sonne et le temps nécessaire pour s’assurer qu’elle n’est pas en train de parier que l’événement rare n’aura pas lieu. les gens sont encouragés financièrement à parier contre ce dernier, ou à profiter du système; en effet, ils peuvent recevoir une prime reflétant leur performance annuelle alors qu’ils ne font en réalité que présenter des bénéfices illusoires qu’ils reperdront un jour. de fait, la tragédie du capitalisme est que, la qualité des bénéfices n’étant pas observable sur la base de données passées, les propriétaires des sociétés, c’est-à-dire les actionnaires, peuvent être menés en bateau par les directeurs qui font état des bénéfices apparents alors qu’ils prennent peut-être des risques cachés.

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