Ibn Tufayl. Penser en solitaire  [حي بن يقظان .ابن طفيل]

 Vivien, l’éveillé loin de la foule moutonnière

Ibn Tufayl, Le philosophe autodidacte (Hayy bin Yaqdan), traduction de l’arabe par Léon Gauthier, revue par Séverine Auffret et Ghassan Ferzli et postface de Séverine Auffret, Mille et une nuits, 1999.

Véritable roman philosophique, dont la forme préfigure Gracián, Voltaire et Diderot, l’ouvrage relate la « formation » d’un homme isolé sur une île déserte. Hayy, le héros solitaire, mi-Robinson mi-Tarzan, part à la conquête de lui-même et du monde, et ses aventures nourrissent une réflexion sur les rapports de la nature et de la culture, de la civilisation et de la vie « sauvage ». Le philosophe arabe Ibn Tufayl (1100-1181) fut le maître d’Averroès. Son œuvre mêle la tradition mystique et le rationalisme, illustrant parfaitement la situation de l’Andalousie médiévale, carrefour entre Orient et Occident, entre Antiquité et modernité.

 

« Il examina tous les corps qui existent dans le monde de la génération et de la corruption : les animaux des différentes espèces, les plantes, les minéraux, les pierres de diverses sortes, la terre, l’eau, la vapeur, la glace, la neige, la grêle, la fumée, la flamme, la braise. Il constata en eux des propriétés nombreuses, des modes d’action variés, des mouvements tantôt concordants, tantôt opposés. Les ayant étudiés attentivement, il vit qu’ils ont certains caractères communs et d’autres différents ; que par leurs caractères communs ils ne font qu’un ; que par leurs différences ils sont multiples et divers. » (p. 55)

« Tous les corps lui apparurent de la sorte comme une seule chose, vivants ou inanimés, se mouvant ou non, avec cette différence que certains d’entre eux semblaient produire des actes au moyen d’organes. Mais il ne savait pas si ces actes leur étaient essentiels ou s’ils leur étaient déférés par une autre chose. Il ne connaissait jusqu’ici que des corps, et la totalité des êtres, ainsi considérés, lui semblait se réduire à une chose unique, tandis qu’au premier point de vue elle lui apparaissait comme une multitude innombrable et infinie. Il demeura dans cet état d’esprit pendant un certain temps. » (p. 60)

« Il lui fut donc évident que l’essence de chacun de ces deux corps, le lourd et le , se compose de deux attributs. Le premier est ce qui leur appartient en commun : l’attribut ‘corporéité’. Le second est ce qui distingue l’essence de chacun d’eux de celle de l’autre, soit pour l’un la pesanteur, pour l’autre la légèreté, jointes de part et d’autre à l’attribut ‘corporéité’ : c’est l’attribut par lequel l’un se dirige vers le haut, l’autre vers le bas. » (p. 63)

« Ce fut pour lui la première apparition du monde spirituel , puisque ces formes ne peuvent être saisies par les sens, mais seulement par un certain mode de spéculation intellectuelle. Il comprit en particulier que l’esprit animal, logé dans le cœur (…) doit nécessairement avoir lui aussi un attribut surajouté à sa ‘corporéité’, qui le mette en état d’accomplir ces actes admirables : les différentes sortes de sensations, d’opérations représentatives, de mouvements. Cet attribut particulier est sa forme, la différence spécifique par laquelle il se distingue de tous les autres corps ; c’est lui que les philosophes nomment ‘l’âme animale’. » (p. 63-64)

« Il chercha donc s’il trouverait une qualité commune à tous les corps, vivants et inanimés, et ne trouva rien de tel, hormis celle commune à tous, de l’ ‘étendue’, déployée dans les trois dimensions qu’on nomme longueur, largeur et profondeur. Il reconnut qu’elle appartenait au corps en tant que corps. Mais ses sens ne lui révélaient l’existence d’aucun corps doté de cette seule qualité, d’aucun corps dépourvu de toute propriété ajoutée à cette étendue, totalement dénué de toutes les autres formes. Il se demanda donc si oui ou non cette étendue à trois dimensions constitue l’attribut même du corps, sans que rien d’autre ne s’y ajoute, mais il vit que cette étendue suppose autre chose : ce en quoi elle existe. Car l’étendue, isolée, ne saurait subsister par elle-même, pas plus que la chose étendue ne saurait subsister sans l’étendue. » (p. 67)

« Il conclut de ces considérations que le corps en tant que corps est composé essentiellement de deux éléments, dont l’un joue le rôle de l’argile dans la sphère prise pour exemple, et l’autre le dôle des dimensions de longueur, largeur et profondeur d’une sphère, d’un cube ou de toute autre figure pouvant affecter cette argile. On ne peut concevoir de corps qui ne soit composé de ces deux éléments, et aucun des deux ne peut exister sans l’autre. Celui ‘matière’ ou hyle. Elle est totalement dénuée de formes. » (p. 68)

« Lorsque , la forme même disparaît, et la forme aqueuse abandonne ce corps dès lors qu’il manifeste des actions dont la nature est d’émaner d’une autre forme. Il survient en lui une autre forme qu’il n’avait pas auparavant, et, grâce à cette nouvelle forme, il émane de ce corps des actions dont la nature n’est pas d’en émaner tant qu’il possède la première forme. Or il savait, en vertu d’un principe nécessaire, que tout ce qui est produit exige un producteur. Ainsi se dessina dans son âme, sous des lignes générales et vagues, l’idée d’un Auteur de la forme. » (pp. 69-70)

« Parvenu à ce degré de science, il reconnut que la sphère céleste toute entière, avec tout ce qu’elle comprend, est comme un corps unique dont les parties forment un tout continu ; que tous les corps qu’il avait autrefois examinés – la terre, l’eau, les plantes, les animaux et autres de même sorte –, y sont intégralement contenus, qu’aucun ne peut être en dehors d’elle ; qu’en son ensemble elle est tout à fait semblable à un individu parmi les animaux. Les astres brillants qui s’y trouvent correspondent aux sens de l’animal ; les diverses sphères qu’elle contient, ajustées l’une à l’autre, en représentent les membres, ou organes. Enfin ce qui constitue dans le sein de cette sphère le monde de la génération et de la corruption joue le rôle qu’ont le ventre de l’animal, les divers excréments et humeurs, dans lesquels se forment assez souvent aussi des animaux, comme dans le macrocosme. » (p. 75-76)

« Lorsqu’il eut compris que tout est en réalité comme un seul individu, lorsqu’il eut saisi dans leur unité ses parties multiples, en se plaçant d’un point de vue semblable à celui d’où il avait saisi dans leur unité les corps situés dans le monde de la génération et de la corruption, il se demanda si le monde dans son ensemble est une chose qui n’aurait commencé d’être après qu’elle n’était pas, qui aurait surgi du néant à l’existence, ou bien une chose qui n’aurait jamais manqué d’exister dans le passé, n’ayant jamais été précédée du néant. Cette question le laissa perplexe, aucune des deux suppositions ne l’emportant sur l’autre dans sa pensée. » (p. 76)

« S’il admettait ailleurs que le monde est éternel dans le passé, qu’il a toujours été tel qu’il est et que le néant ne l’a pas précédé, il en résulterait nécessairement que son mouvement est éternel, sans commencement, puisqu’il n’a pas été précédé d’un repos à la suite duquel il aurait commencé. Mais tout mouvement exige nécessairement un moteur. Et le moteur doit être ou bien une force répandue dans un corps (…) ou bien une force qui n’est pas répandue et dispersée dans un corps. Or toute force répandue dans un corps, dispersée en lui, est divisée par la division de ce corps, doublée par sa duplication. (…) Mais il est démontré que tout corps est indubitablement fini, par conséquent, toute force qui réside dans un corps est indubitablement finie. Si donc nous trouvons une force capable de produire une action infinie, cette force ne peut résider dans un corps. » (pp. 78-79)

« Il arriva donc par cette voie au même résultat que par la première, sans que son doute sur l’éternité du monde ou sa création y ait fait obstacle : les deux thèses établissaient également l’existence d’un auteur incorporel, n’étant joint à aucun corps, ne se tenant ni à l’intérieur ni à l’extérieur d’aucun corps (…). La matière, dans tout corps, ayant besoin de la forme (…) et la forme ne tenant son existence que de cet auteur, il comprit que toutes les choses qui existent ont besoin de cet auteur pour exister et qu’aucune d’entre elles ne peut subsister que par lui. » (pp. 80-81)

Séverine Auffret, Postface (pp. 150-155).

« Peu lu de nos jours en Europe, inexplicablement, [Le Philosophe autodidacte] constitue l’un des premiers best-sellers, antérieur même à l’imprimerie. D’abord diffusé et commenté dans les pays de langue arabe, traduit en hébreu et objet d’un commentaire de Moïse de Narbonne en 1349, l’Europe du nord s’en empare, avec la traduction latine d’Edward Pococke (Oxford, 1671), sous le titre Philosophus autodidacticus (Le Philosophe autodidacte ) adopté dans le monde de langue latine, d’où suivent une série de traductions : anglaises, néerlandaises, allemandes, françaises, puis échelonnées jusqu’à notre époque, espagnoles, russes, etc.

[…]

Que les auteurs modernes de fictions d’île déserte en aient saisi les lointains échos est au moins probable. On remarque en tout cas que la première partie du Robinson de Daniel Defoë, parue en 1719, suit de peu la traduction du livre d’Ibn Tufayl par Ockley, à Londres, en 1708. Il serait dommage de ne pas tirer l’original de l’ombre.

Le succès populaire ancien de l’ouvrage tient d’abord à sa forme : le roman.

[…]

À la fois « roman d’aventures », « roman philosophique » servant des thèses, comme bientôt ceux de Baltasar Gracían, puis de Voltaire et Diderot, « roman d’éducation » comme l’Emile de Rousseau, Hayy ben Yaqzân illustre […] cette veine qui est celle du « roman d’initiation ».

L’existence du personnage se déroule en effet sous la forme d’un parcours initiatique, aux résonnances symboliques. Sa vie comprend des étapes soigneusement chiffrées : quarante-neuf ans, soit sept fois sept ans. Chacune de ces étapes correspond à l’un des moments d’un parcours qui est à la fois celui d’une intelligence et celui d’une âme. […] Ce n’est qu’à la cinquième étape […] que Hayy se hausse vers la méditation métaphysique, pour ensuite atteindre la sagesse (réflexion sur l’homme et sur l’âme), enfin une pratique religieuse exempte de toute révélation externe, allant jusqu’à l’extase mystique, l’ascèse, l’intuition et l’union.

Le roman pourrait s’arrêter là, et il faut remarquer le caractère abrupt et précipité de la suite [qui] offre pourtant les moments les plus animés du livre : ceux qui résultent de la confrontation du solitaire et de la « civilisation ». [Açal,] le Vendredi de ce Robinson, précisément, n’est pas un sauvage. […] Aucun des deux hommes ne vise à faire de l’autre son esclave, mais le plus civilisé trouve en ce « sauvage » le maître en intelligence et en bonté qu’il n’aurait osé rêver.

Le cours plutôt tranquille de l’histoire prend un tournant soudain dramatique quand le solitaire s’en va découvrir en son lieu même la « civilisation ». […] Peut-elle tolérer qu’on veuille s’écarter d’elle et qu’on prenne en dérision ses observances ?

Non, répond l’auteur. Pour ces hommes, la grande masse, qui ne savent qu’obéir et craindre les menaces de l’au-delà, la religion de la foule, de l’autorité et des symboles est nécessaire : elle les jugule.

Devançant des exactions imminentes, les deux sages retournent au désert de l’île.

Le cercle de la solitude se referme. [Hayy] a gagné un ami : Açal. À eux deux dans l’île, ils ne forment pas une société, mais la communauté élective et mutuellement respectueuse d’une amitié. »

Bibliographie:

GAUTHIER, LEON, Ibn Thofaïl, sa vie, ses œuvres, Paris, Vrin, 1983 [d’après les éditions Ernest Ledoux, Paris, 1900 et 1909].

GERMANN, NADJA, « Philosophizing without Philosophy? On the Concept of Philosophy in Ibn Tufayl’s Íayy ibn Yaqzân », Recherches de Théologie et Philosophie Médiévales 75.2 (2008), pp. 97-127.

IBN TUFAYL, Der Philosoph als Autodidakt. Hayy ibn Yaqzân. Ein philosophischer Inselroman, übersetzt, mit einer Einleitung und Anmnerkungen herausgegeben von Patric O. Schaerer, Hamburg, Felix Meiner, 2004.

IBN TUFAYL, Le philosophe autodidacte [= Hay ben Yaqzân], traduction de l’arabe par Léon Gauthier, revue par Séverine Auffret et Ghassan Ferzli, Paris, Editions Mille et une nuits, 1999 [réimprimé en 2008, disponible pour 4 €].

KUKKONEN, TANELI, « Ibn Tufayl and the Wisdon from the East : on Apprehending the Divine », in P. Vassilopoulou, S. R.L. Clark (éds.), Late Antique Epistemology. Other Ways to Truth, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009, pp. 87-102.


ابن طفيل
حي بن يقظان

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قصة الكتاب :
الكتاب الذي خلد ابن طفيل ورفعه إلى مصاف فلاسفة العالم. وهي القصة التي أفشى فيها السر وهتك الحجاب كما يقول. وتوصل بها إلى معالجة اختلاف المذاهب الدينية في أبرز مدارسها: الظاهرية والباطنية، متمثلتين في أسال الظاهري وسلامان الباطني. وهما رجلان كانا يسكنان في جزيرة، قرب جزيرة حي بن يقظان، ولكل منهما تلاميذ وأصحاب. قال: (فأما أسال فكان أشد غوصاً على الباطن وأطمع في التأويل، وأما سلامان فكان أكثر احتفالا بالظاهر وأشد بعداً عن التأويل. وكان اختلافهما في الرأي سبب افتراقهما). فقصد أسال جزيرة للانقطاع والتبتل، وفيها التقى بحي بن يقظان، وكانت تلك المرة الأولى التي تقع فيها عين حي على إنسان. وبعد مدة وجيزة علّمه اللسان العربي. وعرض عليه أصول ديانته وملخصها. فرضي بأشياء وأبى أشياء، زعم أن الناس ألحقوها بالدين. وسأل أسال أن يأخذه إلى جزيرته، ليهدي أهلها. فنصحه أسال أن يلتقي أصحابه، وأعلمه أن تلك الطائفة هم أقرب إلى الفهم والذكاء من جميع الناس، وأنه إن عجز عن تعليمهم فهو عن تعليم الجمهور أعجز. فلما أتيا الجزيرة، كان سلامان قد أصبح رئيساً لها. وجمعه أسال بأصحابه. (فلما ترقى إلى وصف ما سبق إلى فهمهم خلافُه، جعلوا ينقبضون منه، وتشمئز نفوسهم مما يأتي به. وما زادهم استلطافه لهم إلا نبواً. مع إنهم كانوا محبين للخير راغبين في الحق… فاعتذر عما تكلم به معهم وتبرأ منه، وعلم أن تلك الطائفة القاصرة لا نجاة لها إلا بطريقها، وأنها إذا رُفعت عنه إلى يفاع الاستبصار اختل ما هي عليه، ولم يمكنها أن تلحق بدرجة السعداء، وتذبذبت وانتكست وساءت عاقبتها). ورجع أسال وحي إلى جزيرتهما وعاشا منقطعين فيها حتى فارقا الحياة. وقد عالج ابن طفيل في فصول قصته معظم مشاكل الفلسفة والدين، وخص وحدة الوجود ببحث مسهب، قال فيه: (والتحكم بالألفاظ على أمر ليس من شأنه أن يلفظ به خطر). واستطاع أن يأمن عواقب قصته بأن جعل أسال وسلامان من أتباع أحد الأنبياء، وليسا مسلمين، فقال: (وذكروا أن جزيرة قريبة من الجزيرة التي ولد بها حي، انتقلت إليها ملة من الملل الصحيحة، المأخوذة عن بعض الأنبياء المتقدمين). وانظر في مجلة العرب (س26 ص53) نقداً لنشرة فاروق سعد التي أصدرها لأول مرة سنة 1974م بيروت. ود. يوسف زيدان (حي بن يقظان: النصوص الأربعة ومبدعوها) تناول فيه قصة حي بن يقظان في نصوص لابن سينا وابن طفيل وابن النفيس والسهروردي.

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