L’Autre Journal. Anthologie

 Lectures, Le Temps, 17 avril 2012

Vie, mort et renaissance des mondes possibles

par Réda Benkirane

L’Autre Journal. 1984- 1992, une anthologie Sous la direction de Michel Butel, Editions Les Arènes, 412 p., 2012.

«L’Autre Journal» est né dans les années 80 de la nécessité de prendre un sain recul devant l’emballement médiatique. De faire éclore d’autres respirations, d’autres manières de voir le monde. Une anthologie de ses meilleurs moments paraît en même temps qu’une nouvelle revue qui en est l’héritière, «L’Impossible»

 

Il est des nostalgies et des mythes annonciateurs d’avenir. L’anthologie de textes parus dans la revue dirigée par Michel Butel, au nom magique de L’Autre Journal, est dans cette perspective-là. L’Autre Journal est apparu à un moment particulier de la postmodernité, lorsque la presse et la télévision étaient au tout début de leur phase d’emballement, quand s’est fait sentir, pour la toute première fois, le besoin de prendre du recul par rapport à la vitesse de l’information, aux flux de l’actualité, au règne du non-sens au fur et à mesure de l’émergence de la bulle médiatique. C’était hier: le Web n’existait pas encore et l’expérience d’un journal porteur d’autres actualités et d’autres randonnées en leur sein prophétisait le temps de nos blogs et autres lieux virtuels de conversations infinies.

L’Anthologie de L’Autre Journal rassemble quelques-unes des bonnes feuilles de son existence relativement courte, de 1984 à 1992. La revue se voulait le lieu des haltes impromptues, le moment propice à d’autres formes d’inspiration thématique. La revue mensuelle a tracé des sentiers pour un journalisme libre et adjacent (pas encore véritablement citoyen mais résolument humaniste), orienté vers l’individu contemporain, ce chasseur-cueilleur de nouvelles étranges ou étrangères, de grands reportages, de chroniques décalées, d’expériences de pensée et d’écriture singulières. L’anthologie réunit en une cinquantaine de signatures, souvent prestigieuses, quelques-unes des «conversations» qui étaient rythmées par les événements et les conflits d’une époque charnière; catastrophe de Tchernobyl, chute du mur de Berlin, guerres du Liban, du Nicaragua, du Golfe, apartheid en Afrique du Sud… Et toujours au milieu de la guerre et entre deux éclats de vérité, il y aura un moment d’art pur, un instant de poésie et de littérature. Respirations.

L’Autre Journal a eu pour figure tutélaire le philosophe Gilles Deleuze, dont l’anthologie consacre deux textes décisifs pour comprendre notre siècle. Son œuvre, au-delà de sa difficulté et de sa technicité, a inspiré plusieurs générations d’étudiants, d’artistes et d’activistes. Deleuze concevait l’acte de pensée comme un choc expérimental, comme une rencontre frontale avec quelque chose de radicalement extérieur, différent: «Que se passe-t-il quand autrui fait défaut dans la structure du monde?» se demandait-il déjà en 1968. L’Anthologie de l’Autre Journal témoigne que sa raison d’être fut la mise en acte de sa vision philosophique: «Autrui est l’expression d’un monde possible.»

Mais la nostalgie ici n’est pas de mise, il faut propager la bonne nouvelle: le meilleur est peut-être à venir. Cette anthologie de L’Autre Journal paraît au même moment que la naissance de la nouvelle revue de Michel Butel dénommée L’Impossible . Ce nouveau projet éditorial poursuit envers et contre tout l’affirmation de l’existence d’autres mondes, d’autres humanités, d’autres expériences journalistiques et littéraires.

Réda Benkirane

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