Aux origines de l’intelligence collective

Chorégraphie des corps angéliques.
Athéologie de l’intelligence collective

Pierre Lévy, L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace
(Paris, La Découverte, 1994)

L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace(…) le projet de l’intelligence collective implique une technologie, une économie, une politique et une éthique. Avant d’en venir à l’esthétique, nous désignons maintenant la place vide d’une athéologie à l’appel silencieux de laquelle répondront l’art et l’architecture du cyberspace.

Jusqu’à maintenant, on a surtout imaginé et construit des mondes virtuels qui étaient de simples simulations d’univers physiques réels ou possibles. Nous proposons ici de concevoir des mondes virtuels de significations ou de sensations partagées, l’ouverture d’espaces où pourront se déployer l’intelligence et l’imagination collectives. Pour mettre en perspective notre propos, nous allons partir de certaines conceptions théologiques médiévales de l’intelligence et de l’imagination collectives. Puis nous montrerons que ces conceptions, convenablement réorientées de la transcendance vers l’immanence, dessinent le programme de cathédrales inversées, sculptées à même l’esprit humain. Nous dressons la perspective d’une théologie retournée en anthropologie. Il s’agit bien toujours de rapprocher l’humain de la divinité (et quel autre objectif assigner à un art qui en vaille la peine ?), mais, cette fois-ci, en permettant à des collectifs humains réels et tangibles de construire ensemble un ciel, des cieux, qui ne tiennent leur lumière que des pensées et des créations d’ici-bas. Ce qui fut théologique devient technologique.

La tradition fârâbîenne

L’intellectuel collectif a sans doute été thématisé explicitement et pensé avec rigueur pour la première fois entre le Xe et le XIIe siècle, en milieu musulman, par une lignée de théosophes persans et juifs qui se référaient à une interprétation néo-platonicienne d’Aristote. Al-Fârâbî (872-950), Ibn Sina (l’Avicenne des traductions latines, 980-1037), Abû’l-Barakât al-Baghdâdî (mort en 1164) et Maïmonide (1135-1204) comptent parmi les principaux penseurs de cette tradition (1).

C’est à plus d’un titre que ce courant doit retenir notre attention. Premièrement, Al-Fârâbî et Ibn Sina ont placé au coeur de leur anthropologie l’idée d’une intelligence unique et séparée, la même pour l’ensemble du genre humain, que l’on peut donc considérer, avant la lettre, comme un intellect commun ou collectif. Ce « conscient collectif » a été nommé l’intellect agent par ces mystiques aristotéliciens parce que c’est une intelligence toujours en acte -qui ne cesse de contempler des idées vraies- et qui fait passer à l’acte (qui rend effectives) les intelligences humaines en émettant vers elles toutes les idées qu’elles perçoivent ou contemplent. Cet intellect commun relie les hommes à Dieu, un Dieu essentiellement conçu comme pensée se pensant elle-même, une divinité connaissante et connaissance plutôt que toute-puissante, une pure intelligence qui n’est créatrice que par surcroît. A la suite d’Aristote, la théologie d’inspiration fârâbienne s’intéresse moins aux pouvoirs ou à la puissance de Dieu qu’à son énigmatique manière de penser, à sa contemplation éternelle de soi. Par analogie, cette théologie aura donc peut-être quelque chose à nous apprendre sur l’intellectuel collectif et la façon dont il se pense en pensant son monde. Par ailleurs, on le verra, la théorie de la connaissance d’AI-Fârâbî et d’Avicenne est inséparable de leur cosmologie: le monde procède d’un processus de perception ou de contemplation et, symétriquement, toutes les hiérarchies célestes sont impliquées dans le moindre acte de connaissance. Une approche qui trouve aujourd’hui un écho singulier: l’implication réciproque du monde et de la pensée (le cosmos pense en nous et notre monde est saturé de pensée collective) est un thème essentiel de notre méditation sur l’intelligence collective (2). Soulignons également que, d’Al-Fârâbî à Maimonide, l’imagination, loin d’être dévalorisée comme cela a été le cas dans une certaine tradition platonicienne exclusivement attachée à l’intelligible pur, est censée jouer un rôle éminent dans la pensée. En effet, chez Al-Fârâbî et Maimonide, ce sont les prophètes qui atteignent le plus haut degré de la connaissance. Non seulement l’intellect commun emplit leurs facultés de raisonnement (privilège également accordé aux philosophes, scientifiques, juristes et hommes politiques), mais il comble en outre leurs exceptionnelles capacités de percevoir des images mentales (et cela n’est réservé qu’aux seuls prophètes). Comme dans la connaissance du troisième genre chez Spinoza, les prophètes inspirés par l’intellect commun « voient » ou « entendent » directement la vérité, d’une perception impliquant toujours en même temps le raisonnement, perception toute spirituelle et qui ne doit évidemment rien aux sens grossiers et matériels.

Nous pouvons, en cette fin du XXe siècle, nous réapproprier cette philosophie puisque, s’inspirant de l’aristotélisme et du néo-platonisme, elle hérite de la haine des Grecs pour l’infini. Dieu, les anges, la pensée et le monde y sont appréhendés en termes qualitatifs. Dieu n’est pas infiniment plus que nous (plus puissant, plus sage, plus juste…), mais radicalement autre: unité absolue de la pensée se pensant elle-même. Or cette divinité « autre » étant quantitativement finie, nous pouvons songer à la réintégrer dans la finitude d’une humanité qui ne cesse elle-même de devenir autre.

L’intellect agent

Dans la théologie d’AI-Fârâbî et d’Avicenne Dieu ne crée pas le monde selon un acte de volonté spécial, il n’y a pas de « coup d’Etat dans l’éternité », mais une série de conséquences nécessaires et éternelles de l’acte de la pensée divine se pensant soi-même. Le monde émane de Dieu par surcroît du fait de la surabondance de Son intelligence, suivant une causalité immatérielle et sans contact que les néoplatoniciens avaient nommée procession ou émanation.

De la contemplation par Dieu de sa propre pensée émane la première intelligence séparée, ou premier chérubin On parle d’intelligence séparée pour bien marquer qu’elle est « pure » et ne s’attache à aucun corps. La première intelligence séparée se livre à trois contemplations distinctes, dont découlent respectivement trois conséquences.

Premièrement, elle contemple le principe qui la fait exister nécessairement, c’est-à-dire Dieu. De la pensée de Dieu par la première intelligence émane une deuxième intelligence séparée.

Deuxièmement, la première intelligence se contemple elle-même en tant qu’elle est une émanation nécessaire de Dieu.De cette contemplation procède l’âme motrice du premier ciel.

Troisièmement, la première intelligence contemple la possibilité de son existence, en soi, indépendamment du principe dont elle émane. De cette troisième contemplation, la plus obscure, la plus basse, découle le corps du premier ciel. A son tour, la deuxième intelligence, ou deuxième chérubin, 1) contemple son principe qui est la première intelligence, 2) se contemple elle-même en tant qu’elle émane de la première intelligence et 3) se pense indépendamment de son principe. De ces contemplations procèdent 1) la troisième intelligence, 2) l’âme motrice du deuxième ciel et 3) le corps éthérique du deuxième ciel, et ainsi de suite jusqu’à la dixième intelligence séparée (chez Al-Fârâbî et Ibn Sina (3)).

Les âmes motrices, ou anges célestes, se caractérisent essentiellement par l’imagination, une imagination pure, indépendante des sens, qui leur permet de se représenter et de désirer l’intelligence dont elles procèdent. L’amour des âmes célestes met les cieux en mouvement (d’où leur nom d’âmes motrices), un mouvement éternel puisque les âmes n’atteignent jamais les intelligences qu’elles désirent.

L’influx divin dont procèdent les chérubins, les anges et les cieux finissant par s’épuiser, le processus d’émanation arrive à son terme avec la dixième intelligence séparée ou l’intellect agent. Cet intellect agent, nos théologiens l’appellent également: « l’Ange ». L’article défini, sans autre précision, indique l’ange de la connaissance et de la révélation, celui à qui les humains ont directement affaire.

De la contemplation de l’Ange par lui-même, indépendamment de son principe, émane non plus le corps subtil d’un ciel mais la diffusion, l’éclatement et l’opacité de la matière sublunaire, la substance grossière de ce bas monde.

De la contemplation de l’Ange par lui-même en tant qu’il procède de la neuvième intelligence émane non pas l’âme motrice d’une sphère, un ange céleste, mais la multitude des âmes humaines dont l’épaisse imagination sensuelle meut les corps matériels.

Enfin, la plus éminente forme de pensée accessible à la dixième intelligence séparée est évidemment la contemplation de son principe (la neuvième intelligence). De cette contemplation procèdent toutes les formes des corps terrestres ainsi que les idées ou formes de la connaissance chez les âmes humaines disposées à les recevoir. L’intellect agent est la source irradiante de toutes les formes et idées du monde sublunaire où nous habitons.

Les humains sont toujours intelligents en puissance mais ils ne passent à l’acte (c’est-à-dire, selon la terminologie aristotélicienne, ne deviennent effectivement intelligents et connaissants) que lorsqu’ils sont illuminés par l’Ange. Les formes intelligibles ruissellent de l’intellect agent et, quand elles atteignent les âmes convenablement disposées, elles les font passer de la connaissance en puissance (possible) à la connaissance en acte (réelle) (4). Nous ne sommes donc intelligents en acte que grâce à l’intellect agent, commun à l’ensemble de l’humanité, qui est une sorte de « conscient collectif ». Pour l’homme, le degré suprême de la félicité est évidemment de s’unir à l’intellect agent, de capter le plus pleinement, le mieux possible, l’émission angélique (5).

Mais le processus de l’émanation ne s’arrête pas là. L’influx divin est reçu par la faculté rationnelle des humains selon divers degrés de force. Quelques-uns accueillent les idées en provenance de l’intellect agent avec surabondance: les idées percolent donc de leur faculté rationnelle vers leur imagination spirituelle, ils redistribuent alors ce qu’ils ont reçu en prophétisant vers les autres hommes. Et de la source prophétique la connaissance continue à se répandre « horizontalement », d’âme humaine en âme humaine, jusqu’à épuisement de l’influx initial. Ceux qui n’ont pas le don de prophétie mais reçoivent cependant l’irradiation des formes avec une force suffisante enseignent, écrivent et légifèrent, selon la seule raison, transmettant à leur tour le plus possible et de proche en proche, la connaissance d’origine divine. Comme les prophètes, ce sont des sortes de « réémetteurs ». D’autres ne reçoivent pas les idées de l’intellect agent avec assez de force pour répandre la connaissance, mais assez cependant pour leur perfection personnelle. D’autres, enfin, comme une télévision dont l’antenne serait mal orientée, ont disposé leur âme de telle manière que l’Ange ne les illumine qu’à de rares intervalles, voire jamais, et quoique tous les humains soient intelligents en puissance, certains ne passent jamais à l’acte (6).

Des mondes angéliques aux mondes virtuels

En quoi ces spéculations philosophico-théologiques médiévales peuvent-elles nous aider à penser l’intellectuel collectif à venir ? L’intellect agent s’érige en intelligence collective transcendante. Comment articuler un intellectuel collectif immanent ? A titre expérimental nous allons conserver le schéma fârâbien, mais en inversant ses principaux termes. La divinité éternelle de la spéculation théologique se métamorphose alors en possibilité souhaitable à l’horizon du devenir humain. Dans cette version transformée, le monde angélique ou céleste devient la région des mondes virtuelspar lesquels des êtres humains se constituent en intellectuels collectifs. L’intellect agent devient l’expression, l’espace de communication, de navigation et de négociation des membres d’un intellectuel collectif. Dès lors, nous n’avons plus affaire à un discours théologique mais à un dispositif indissolublement technologique, sémiotique et socio-organisationnel. Il ne s’agit bien entendu que d’un idéal, d’un but à atteindre. Les réalisations effectives en seront inévitablement imparfaites et réversibles. Cela ne doit cependant pas nous empêcher de décrire le dispositif « parfait », tel qu’il devrait être pour que les intellectuels collectifs s’épanouissent avec le plus de vigueur.

Redéfinies dans une perspective humaine, les régions angéliques ouvrent l’espace de communication des collectivités avec elles-mêmes, sans passage par la divinité, ni par quelque représentation transcendante que ce soit (loi révélée, autorité, ou autres formes définies a priori et reçues d’en haut). Les mondes virtuels se proposent comme des instruments de connaissance de soi et d’autodéfinition de groupes humains, qui peuvent alors se constituer en intellectuels collectifs autonomes et autopoiétiques (7). Tenant lieu à la fois d’agoras ubiquitaires et de simulations cosmiques, ces cieux immanents offrent des cinécartes, des descriptions dynamiques du monde d’en bas, des images mobiles des événements et des situations dans lesquels se trouvent plongés les communautés humaines. Ils accueillent également les « corps angéliques » (ou images virtuelles) des membres des intellectuels collectifs -individus ou équipes-, les encourageant ainsi au repérage de soi et au contact mutuel. Synthétisant la complexité et les transformations du monde terrestre, les mondes virtuels mettent en communication les intelligences et accompagnent les navigations des individus et des groupes dans la connaissance collective. Grâce aux mondes virtuels, le monde d’en bas prolifère encore, mute, s’ouvre de nouvelles voies de singularisation qui alimentent en retour l' »espace angélique ».

Pour la théosophie d’inspiration fârâbienne, le plus haut degré de réalité était en Dieu, dans Son unité absolue, dans Sa pure contemplation de soi. Quand le discours théologique pensait l’unité comme source, le dispositif anthropologique s’alimente du multiple. Dans la perspective techno-sociale des intellectuels collectifs, la réalité et la richesse montent de la multiplicité terrestre et humaine. Les mondes angéliques renvoient aux intellectuels collectifs une clarté d’autant plus dense, puissante, illuminante, que les savoirs humains varient, se diversifient et se pluralisent.

Nous disons les « mondes angéliques », car on peut évidemment concevoir une multitude d’intellects agents, autant que de collectivités humaines s’organisant en intellectuels collectifs. Il est d’ailleurs intéressant de noter que, si chez Al Fârâbî, Ibn Sina ou Maimonide il n’y avait qu’une seule intelligence agente pour l’ensemble de l’humanité, le juif converti à l’islam Abû’l-Barakât al-Baghdâdî exposa au XIIe siècle une version pluraliste du rapport entre les hommes et le monde angélique. Selon cet auteur, les âmes sont groupées par familles spirituelles constituant autant d’espèces différentes d’un genre commun. Nos âmes procèdent d’anges différents, et d’autres anges (autant qu’il y a de familles d’âmes) sont encore requis pour la perfection de nos intelligences. A la limite, il y aurait un intellect agent différent (ou même plusieurs!) pour chaque être humain.

Henri Corbin fait remarquer qu’un certain individualisme était déjà impliqué dans l’angélologie d’Ibn Sina. En effet, même s’il n’y a qu’un seul intellect agent, l’individu se trouve par son intermédiaire en contact avec les idées qui émanent de Dieu, indépendamment de toute tradition, de toute Église ou de toute communauté instituée. C’est notamment ce risque d’individualisme qui poussa Thomas d’Aquin à critiquer la conception avicennienne de l’intellect agent. Contrairement à l’auteur de la Somme théologique, nous ne voyons évidemment aucun inconvénient à ce qu’un individu participe directement, sans passer par la « voie hiérarchique », à l’expression d’une ou plusieurs intelligences collectives. Notre angélologie humaniste incite non seulement au contact direct avec la pensée collective, mais elle encourage encore au nomadisme intellectuel. Plus nombreux sont les intellectuels collectifs auxquels se mêle un individu, plus il a l’occasion de diversifier ses savoirs et ses désirs, et mieux il enrichit de sa variété vivante les communautés pensantes qu’il contribue à construire. Dans chaque monde virtuel, une personne revêtira un corps angélique différent.

Au lieu d’émettre vers les hommes la lumière intellectuelle qui descend de Dieu via les cieux et les anges supérieurs, le monde virtuel qui joue le rôle de l’intellect agent réfléchit les clartés qui émanent des communautés humaines. Régions angéliques d’un nouveau genre, les mondes virtuels émanent donc des intellectuels collectifs et ne tiennent leur existence que des communautés humaines dont ils procèdent.

L’importance et la réalité d’une connaissance ne se mesurent plus à la hauteur de son origine mais à son degré d’acuité, d’incarnation et de mise en pratique par des individus vivants ici-bas. Certes, la lumière des mondes virtuels éclaire et enrichit les intelligences humaines; non pas cependant en les faisant passer de la puissance à l’acte, puisqu’elles sont toujours effectives, mais plutôt en leur ouvrant des possibles auxquels elles n’auraient pas eu accès autrement, en les informant des savoirs des autres intelligences, en leur offrant de nouvelles puissances de compréhension et de nouveaux pouvoirs d’imaginer.

Tout ce qui coulait du haut vers le bas dans le discours théologique doit être traduit dans le dispositif techno-social comme jaillissant du bas vers le haut. A partir des intelligences concrètes et des pratiques d’une multitude d’individus et de petits groupes émerge un monde virtuel qui exprime une intelligence ou une imagination collective. En retour, le monde virtuel illumine les individus et les équipes qui ont contribué à son émergence, il les enrichit de sa diversité et les ouvre à de nouveaux possibles.

Dans sa version humaniste, l’intellect agent n’éclaire les âmes humaines que parce qu’il concentre et réfléchit tout le spectre des lumières qui montent d’en bas.

L’énigme et le désir

Dans le discours théologique, l’illumination venait d’en haut et le porte-parole de l’Ange ou de Dieu la distribuait parmi les hommes. Selon le projet humaniste, celui qui est le plus capable de s’ouvrir au bas monde qui l’entoure et de recevoir l’enseignement (le plus souvent muet ou inconscient) des autres et des choses émettra vers le monde virtuel la richesse et la diversité de ce qu’il aura finalement conquis. La théologie dessinait un schéma de diffusion unidirectionnel, descendant puis centrifuge. L’anthropologie dispose une circulation d’abord centripète, puis ascendante, puis l’arrosage extensif d’une pluie qui prépare en retombant de nouvelles concentrations et de nouvelles ascensions. Les sources jaillissent ici même, distribuées dans le monde et parmi les hommes. Avant d’ensemencer le ciel immanent de la pensée commune, la participation à l’intelligence collective commence donc par une ouverture à l’altérité humaine, par un accueil horizontal de la diversité. A l’état naissant, la pensée prend la forme de l’apprentissage, de la découverte, de la rencontre. Or tout apprentissage enrichit l’intellectuel collectif. Le personnage du prophète fait place à la figure de l’explorateur, qui ne cesse d’apprendre et de découvrir.

Dans le discours théologique, celui qui refuse de se tourner vers les formes irradiées par l’Ange de la connaissance n’est intelligent qu’en puissance. L’âme de l’ignorant reste sombre, opaque, aucune idée ne vient l’éclairer. Or, dans la perspective humaniste qui est la nôtre, personne n’est ignorant, puisque toute vie implique et construit nécessairement la connaissance d’un monde. Le jugement d’ignorance vient de ce que l’on définit la connaissance d’une manière transcendante. Le savoir viendrait de Dieu, de la Révélation, de l’Église, du Parti, de la Secte, de l’Université, de l’École, de la Science, de la Méthode, des Experts, des Anciens, du Chef, des Écritures, de la Télé, de quelque instance ou procédure infaillible que ce soit. La connaissance existerait comme quelque chose en soi, comme fait autonome, et non comme création permanente, processus d’exploration, devenir collectif, idées de millions de corps vivants, expression de la diversité de la vie et des mondes, partout distribuée dans l’humanité. Toute définition transcendante du savoir exclut forcément ceux qui refusent de s’y soumettre ou dont la forme d’intelligence n’y correspond pas. Au contraire, une approche immanente du savoir – un savoir reconnu partout présent là où croît la vie humaine n’exclut personne. Ainsi, répétons-le, personne n’est ignorant, autrement dit tout le monde est intelligent en acte. Mais alors, puisque chacun est toujours déjà intelligent, quels bénéfices peut amener la construction de mondes virtuels exprimant le savoir collectif ? Répétons-le: la lumière qui retombe des mondes virtuels ne fait pas passer les intelligences individuelles de la puissance à l’acte mais d’un acte déterminé à de nouvelles puissances. Qu’est-ce à dire ?

En plongeant mon ou mes corps diaphanes dans le monde virtuel, je perçois d’un même mouvement non seulement ce que je sais déjà, mais aussi l’étendue des savoirs possibles, qui me sont encore étrangers et le resteront peut-être toujours: les savoirs, les idées et les oeuvres des autres. Mon corps angélique dans le monde virtuel exprime ma contribution à l’intelligence collective ou ma posture singulière par rapport au savoir commun. Or ce corps angélique n’atteint jamais l’extension complète du monde virtuel qui le contient et qui est comme l’Ange du collectif.

Dans l’espace qui émane de l’intelligence collective, je rencontre ainsi l’autre humain, non plus comme un corps de chair, une position sociale, un propriétaire d’objets, mais comme un ange, une intelligence en acte – en acte pour lui, mais en puissance pour moi. S’il accepte jamais de dévoiler sa face de lumière, lorsque je découvrirai le corps angélique de l’autre, je contemplerai sa vie dans le savoir ou son savoir de vie, la projection de son monde subjectif sur le ciel immanent de l’intellectuel collectif. Or je ne sais pas ce qu’il sait, nos devenirs diffèrent, il a dans cet espace une figure de désir singulière, incomparable: son corps angélique me le révèle comme énigme et altérité. C’est ainsi que l’autre monde – ou le mystère – de la théologie devient le monde de l’autre – ou l’énigme – de l’anthropologie.

Chez les philosophes médiévaux, l’amour monte des âmes vers les intelligences supérieures. Dans notre proposition humaniste, c’est grâce au passage par les mondes virtuels, en acquérant un corps angélique, que les âmes imaginent le mieux l’humanité, d’où suit peut-être, avec le désir d’apprendre, l’extension de l’amitié entre les hommes. Au sujet des individus ou des groupes qui cessent d’apprendre, on ne parlera pas d’ignorance, mais plutôt de clôture, d’une vie ralentie d’une rigidité imperméable à la prolifération des puissances d’un refus de la rencontre avec l’autre comme ange, d’une crainte de l’énigme et du désir.

Le problème du mal

On se souvient que, dans la philosophie théologique d’Al-Fârâbî et d’lbn Sina, l’obscurité et la matière, c’est-à-dire le mal, viennent de ce que les intelligences se contemplent elles-mêmes comme existant indépendamment du principe supérieur dont elles émanent. Les hommes oublient de se tourner vers l’intellect agent, l’intelligence séparée néglige les intelligences supérieures, la première intelligence séparée se considère sans Dieu.

Quelle est la cause du mal dans notre perspective humaniste ? Les intellectuels collectifs peuvent être tentés de considérer les mondes virtuels comme des réalités en soi, en oubliant les êtres humains vivants dont ils procèdent et dont ils ne sont que l’expression: voilà leur part d’ombre. Toute autonomisation illusoire de la figure du collectif, toute idolâtre fixation de son visage, tout devenir transcendant de l’Espace du savoir sera cause de mal. En effet, dans une telle éventualité, la question de la vérité se substitue à la dynamique ininterrompue de l’apprentissage et de l’exploration. Mystère et terreur remplacent l’énigme et le désir. L’exclusion succède à la reconnaissance mutuelle. Enfin, et surtout, l’oubli de l’origine vivante et présente des mondes virtuels, leur réification, leur séparation des innombrables sources humaines dont ils procèdent introduiraient immanquablement le lancinant problème du pouvoir dans un espace où il n’a que faire. Dès lors, on pourrait poser cette question absurde: « Qui contrôle les mondes virtuels ? » Cela revient à demander qui parle en lieu et place du collectif au sein des mondes virtuels, alors que ces mondes sont précisément des dispositifs d’auto-organisation, d’auto-définition et de construction autonome de soi dans l’Espace du savoir par les communautés elles-mêmes.

Toute prise de contrôle par un petit groupe de ce qui procède de tous, toute fixation d’une vivante expression collective, toute évolution vers la transcendance annihile immédiatement le caractère angélique d’un monde virtuel, qui choit alors immédiatement dans les régions obscures de la domination, du pouvoir, de l’appartenance et de l’exclusion. Quant à ceux – fort nombreux, nous le savons – qui n’admettent pas que l’auto-organisation soit possible, qui ne parviennent pas à concevoir un espace où la question du pouvoir ne se pose pas, qui considèrent le savoir comme un territoire à quadriller ou un réseau à contrôler, nous ne pouvons que leur souhaiter des explorations et des rencontres qui élargissent leur monde subjectif. Les anges des vivants s’unissent pour former et reformer perpétuellement l’Ange du collectif, le corps mobile et flamboyant du savoir humain. L’Ange ne parle pas, il est lui-même la parole plurielle ou le chant choral qui monte de l’humanité agissante et pensante.

L’intellect, l’intelligible, l’intelligent

L’intellect agent pourrait ne recouvrir que l’espace du langage en général, le monde des signes émergeant de l’aventure humaine et que nous contribuons à enrichir et transmettre par notre vie et nos actes. Même si nous nous contentions de cette version faible et un peu banale, il serait déjà vrai que nous ne pensons que par et dans l’illumination angélique.

Or nous défendons ici une version forte. Nous soutenons l’hypothèse qu’il est à la fois possible et souhaitable de construire des dispositifs techniques, sociaux et sémiotiques qui incarnent ou matérialisent effectivement l’intelligence collective. On peut certes se contenter de l’analogie suggestive de la métaphore éclairante, mais quand nous parlons de mondes virtuels, nous avons bel et bien en tête de vastes réseaux numériques, des mémoires informatiques, des interfaces multimodales interactives, légères et nomades que les individus pourront s’approprier aisément. Nous imaginons surtout un rapport au savoir différent de celui qui prévaut aujourd’hui, l’instauration d’un espace de communication non médiatique, un profond renouvellement des rapports humains tant dans le cadre du travail que dans la vie de la cité, uné réinvention de la démocratie. C’est tout cela que recouvre l’idéal de l’intellectuel collectif.

L’intellectuel collectif est une sorte de société anonyme à laquelle chaque actionnaire apporte en capital ses connaissances, ses navigations, sa capacité d’apprendre et d’enseigner Le collectif intelligent ne soumet ni ne limite les intelligences individuelles, mais au contraire les exalte, les fait fructifier et leur ouvre de nouvelles puissances. Ce sujet transpersonnel ne se contente pas de sommer des intelligences individuelles Il fait croître une forme d’intelligence qualitativement différente, qui vient s’ajouter aux intelligences personnelles, une sorte de cerveau collectif ou d’hypercortex.

Or cette intelligence différente de celle des individus, tout autre, qui pourtant nous éclaire et nous exalte, n’a-t-elle pas d’abord été pensée comme intelligence divine ? Construire une intelligence collective, n’est-ce pas, pour les communautés humaines, une manière laïque, philanthropique et raisonnable d’atteindre à la divinité ?… A condition, bien entendu, que Dieu ait été dépouillé de son caractère nécessaire et transcendant pour être redéfini en immanence et en virtualité.

Nous allons donc poursuivre notre travail précautionneux sur certains concepts théologiques d’inspiration aristotélicienne et néo-platonicienne, afin d’en extraire tout ce qui peut servir notre entreprise (8). Selon nos philosophes médiévaux, nous l’avons vu, l’intelligence de l’homme ne passe à l’acte que d’une manière intermittente. En revanche, Dieu est pensée éternellement en acte, parce qu’Il réalise toujours, et au-delà du temps, l’unité parfaite de l’intellect, de l’intelligible et de l’intellection. Pour bien saisir la différence entre pensée divine et humaine, il nous faut passer par une revue de ces trois termes: l’intelligible, l’intellect et l’intellection. Ce qui est intelligible, ce sont les formes ou les idées des choses. Mais telles qu’elles informent les choses, les idées ne sont qu’en puissance. Elles ne passent à l’acte, ou ne deviennent pleinement idées que lorsqu’elles sont perçues par un intellect. L’intellect est la faculté de comprendre ou de percevoir les idées, qui caractérise les êtres intelligents. Tant qu’il ne perçoit pas de formes, l’intellect reste en puissance. Il ne passe à l’acte qu’en s’identifiant aux idées qu’il accueille, en ne faisant qu’un avec elles. L’intellectionest le devenir-idée de l’intellect, le mouvement qui réalise l’unité de l’intellect et de l’intelligible. C’est par l’intellection que l’être intelligent passe de la puissance à l’acte et rejoint ainsi son essence. Dans cet acte, l’être intelligent s’unit à son intellect et donc, du même coup, à la forme intelligible comprise par l’intellect. Chaque fois qu’il y a pensée en acte, l’intellect, l’intelligent et l’intelligible sont une seule et même chose.

Pourquoi l’homme n’est-il pas toujours intelligent en acte et donc uni à son essence ? Tout d’abord, parce que son intellect n’est pas continuellement en état de fonctionner: il dort, il rêve, il est fatigué, il est malade, etc. Ensuite, même quand il est « en état de marche », l’homme peut laisser son intellect sans emploi en choisissant de se distraire, en se laissant envahir par des passions, en se plongeant dans le sensible, plutôt que de se tourner vers la contemplation des formes intelligibles. Enfin, à supposer qu’un être humain ne dorme jamais, ne soit jamais malade ni fatigué, et qu’il se consacre exclusivement à la perception des idées, il ne sera encore intelligent en acte que par intervalles. En effet, nous ne dirons pas de quelqu’un qu’il est intelligent s’il ne contemple jamais qu’une seule forme intelligible. Il faudra donc qu’il passe successivement de l’intellection d’une idée à celle d’une autre, ce qui provoquera fatalement des discontinuités, des lacunes, et cela d’autant plus que l’intellect humain reçoit ses idées de l’extérieur. Au moment où son intellect sautera d’une perception à une autre, l’intellection sera interrompue et il sera séparé de sa propre essence.

Seul Dieu peut se contenter de ne contempler qu’une seule idée puisque cette idée est la source de toutes les autres, et cela sans aucune solution de continuité puisqu’Il est cette idée. Étant incorporel, Dieu ne dort jamais, n’est jamais fatigué, n’est jamais submergé par les sensations et les passions. Pure idée dont émanent toutes les idées, Il se contemple en un mouvement immobile d’intellection sans fin. Son essence est d’être éternellement intellect, intelligible et intelligent.

Si la pensée des individus est lacunaire parce qu’ils dorment, sont malades, fatigués ou en vacances, l’intellectuel collectif, lui, ne s’éteint jamais. Quand un esprit glisse dans le sommeil, cent autres veillent et prennent le relais. Si bien que le monde virtuel est sans cesse éclairé, animé par les flammes d’intelligences vivantes. En unissant des milliers de lueurs intermittentes, on obtient un luminaire collectif qui, lui, brille toujours.

Encore une fois, il ne s’agit pas d’un simple « tour de garde » de l’esprit ou d’une banale sommation des consciences, mais bel et bien d’une intelligence collective. En effet, lorsque je dors, mon ange continue d’agir dans le monde virtuel. Mon ange: c’est-à-dire l’expression que j’ai voulu donner à ma mémoire, à mon savoir, à mes navigations, à mon désir d’apprendre, à mes hiérarchies d’intérêts, aux rapports que j’entretiens avec les autres membres de la communauté pensante. Cet ange, mon messager numérique, contribue à informer, orienter et évaluer en permanence le monde virtuel, qui est lui-même l’expression de tous les messagers. Et donc, lorsqu’un membre de la communauté pensante revêt son corps angélique, il ne se contente pas de faire briller une lueur dans le noir: il est immédiatement situé dans le paysage intellectuel varié, divers, traversé de tensions, que forme l’union virtuelle des intelligences individuelles. Il se plonge dans un espace de communication, d’appels et de réponses. Il évolue au sein d’un univers de significations partagées, de problèmes communs et de situations à affronter.

Ces paysages sont dûment cartographiés et mis en espaces interactifs par de nouveaux systèmes de signes, des diagrammes et idéogrammes dynamiques, de mouvantes architectures d’images. Matériels et logiciels informatiques rendent ces univers de signification sensibles, explorables et interactifs.

L’intelligence humaine ? Son espace est la dispersion. Son temps, l’éclipse. Son savoir, le fragment. L’intellectuel collectif réalise son remembrement. Il construit une pensée transpersonnelle mais continue. Une cogitation anonyme, mais perpétuellement vivante, partout irriguée, métamorphique. Par l’intermédiaire des mondes virtuels, nous pouvons non seulement échanger des informations mais vraiment penser ensemble, mettre en commun nos mémoires et nos projets pour produire un cerveau coopératif.

Certes, la communication médiatique établit déjà une continuité dans l’espace et le temps: téléphone, télécopie, courrier électronique, réseaux numériques et télématiques, radio, télévision, presse, etc. Il ne s’agit cependant pas d’une continuité de pensée active et vivante, partout singulière et différenciée, émergente et rassemblée, mais plutôt d’un réseau de transport d’informations. Les spectateurs d’une émission de télévision se repèrent-ils mutuellement? Unissent-ils leurs expériences et leurs puissances intellectuelles ? Négocient-ils, perfectionnent-ils ensemble de nouveaux modèles mentaux d’une situation ? Échangent-ils des arguments ? Non. Leurs cerveaux ne coopèrent pas encore. La continuité médiatique n’est que physique. C’est une condition nécessaire, mais non suffisante, de la continuité intellectuelle.

Le sensible et l’intelligible

Jusqu’à ce matin, le travail de l’écrit fut sans doute un des moyens les plus efficaces qui aient été expérimentés pour produire de la pensée collective. Le réseau des bibliothèques enregistre la création et l’expérience d’une foule d’êtres humains morts et vivants. La lecture et l’interprétation, de génération en génération, rétablissent le fil fragile de la mémoire, réactualisent les pensées dormantes. Les traductions, d’une langue ou d’une discipline à l’autre, mettent en communication des espaces de pensée disjoints. Mais l’écriture classique est par nature un système de traces statique et discontinu. C’est un corps inerte, émietté, dispersé, toujours plus énorme, dont le remembrement et l’animation demandent à chaque individu un long travail de recherche, d’interprétation et de mise en connexion.

Pour remédier à cette situation, les mondes virtuels de l’intelligence collective verront se développer de nouvelles écritures: pictogrammes animés, cinélangages qui garderont trace des interactions des navigateurs. D’elle-même, la mémoire collective s’organisera, se redéploiera pour chaque navigateur en fonction de ses intérêts et de ses parcours dans le monde virtuel. Angélique, le nouvel espace des signes sera sensible, actif, intelligent, au service de ses explorateurs.

Qu’est-ce que l’interprétation ? L’esprit subtil tentant de faire danser le corps inerte de la lettre. L’évocation, devant les signes morts, du souffle de l’auteur. La reconstruction hasardeuse du noeud d’affects et d’images d’où vient le texte. Et finalement, la production d’un nouveau texte, celui de l’interprète. Mais si les signes vivent ? Mais si l’image-texte ou l’espace-pensée croît, prolifère et se métamorphose continuellement, au rythme de l’intelligence collective ? Mais si les caractères de plomb font place à la substance même des anges ? Mais si la stratification opaque et gigantesque des textes s’efface devant un milieu fluide et continu dont l’explorateur occupe toujours le centre ?

Au face à face de l’esprit vivifiant et de la lettre morte, à la dialectique du corpus et de la tradition orale succède alors une façon nouvelle de construire la continuité de la pensée: la participation possible de chacun à l’aventure d’un peuple de signes en mouvement.

Dans le discours théologique, l’individu n’était pas toujours intelligent en acte parce qu’il était le plus souvent occupé du sensible, plutôt que des formes intelligibles. Or la séparation du sensible et de l’intelligible n’est sans doute pas aussi nette que ne le supposaient nos philosophes médiévaux néoplatoniciens. Nous l’avons vu, toute pensée, même la plus abstraite, suppose peut-être le support d’une image. Dans le domaine des technologies intellectuelles, le progrès consiste à visualiser le microscopique ou le lointain, à rendre diaphane la matière opaque, à schématiser 1’inextricable complexité des processus, à mettre en image l’abstraction des modèles mentaux, à maîtriser par des cartes les territoires les plus étendus. A la lumière d’une anthropologie des outils de la pensée, l’intelligible n’est sans doute qu’une version synthétique ou diagrammatique du sensible (9). S’il est établi que sensible et intelligible sont deux pôles d’uncontinuum, l’homme n’est plus aussi souvent séparé de l’intelligence en acte qu’il n’y paraissait tout à l’heure.

Certes, l’image n’est pas unilatéralement au service de la connaissance, elle fascine, séduit et trompe aussi. Tout se passe comme si le sensible était l’enjeu d’une lutte confuse, indécidable: instrument de savoir, terrain de jeu de l’intelligence, ou trou noir de l’esprit ? Plus nous ferons passer d’intelligible par le sensible, plus l’image-signe impliquera d’étendue et de complexité, et plus nous rapprocherons l’homme de Dieu. Selon le discours théologique, I’influx divin passait par l’âme rationnelle pour alimenter l’âme imaginative. De même, la procession des intelligences et des âmes célestes commençait par les pures intelligences, puis descendait vers les âmes habitées de l’imagination spirituelle. En inversant le sens du flux, nous dirons que l’intelligence s’éveille d’abord par la sensation, l’image, ou tout au moins par le signe sensible.

Stimulant de l’esprit humain, le nouvel intellect agent se définit alors comme une machine à rendre la pensée visible, à imager l’abstraction et la complexité, un paysage que nos corps angéliques explorent, palpent et modifient. Le monde virtuel rend sensibles des rapports enchevêtrés, fait toucher du doigt les propositions les plus obscures, il illumine et fait comprendre par les images. Il est précisément le milieu d’éclosion et de développement des langages d’images (10) qui tisseront l’intelligence, ou mieux: l’imagination collective.

Dans le schéma théologique, l’homme reçoit ses idées de l’extérieur, tandis que Dieu se contemple Lui-même. Il est vrai qu’à l’échelle humaine l’intelligence est ouverture sur un extérieur, perpétuel inachèvement, effort vers le dehors et ce qui n’est pas soi. Apprendre, c’est entrer dans le monde de l’autre. Mais tout en apprenant, c’est-à-dire en se transformant, le sujet pensant ne cesse de ramener l’étranger à lui, de transformer l’autre en soi, si bien que l’étrangeté ne peut être saisie en tant que telle et qu’il faut de nouveau se frayer un chemin vers le dehors. Comme Aristote disait que l’âme est la forme du corps, nous dirons que notre intelligence est comme la forme ou l’enveloppe de notre monde. Du monde qui pense en nous. Il dépend de nous que cette enveloppe se déploie et s’agrandisse pour englober un monde toujours plus vaste et divers – ou peut-être qu’elle filtre et trie les figures qu’elle rencontre pour composer un monde plus beau – plutôt qu’elle ne se durcisse, s’opacifie et se ferme. Si notre intelligence personnelle est l’âme d’un petit monde, les intellectuels collectifs enveloppent des mondes bien plus grands et variés. Ils enrichissent notre pensée d’autant plus que nous y participons, et ils pensent d’autant mieux qu’ils impliquent plus d’âmes et de mondes. Tandis que ses membres nomades ne cessent de lui ouvrir de nouvelles dimensions et de lui insufler l’air du dehors, l’intellectuel collectif, en contemplant l’espace virtuel qui exprime sa diversité, se pense lui-même et le monde qu’il enveloppe.

L’intellectuel collectif pense partout, tout le temps, et relance perpétuellement la pensée de ses membres. Pour la communauté pensante que nous appelons de nos voeux, comme pour le Dieu d’Avicenne ou de Maïmonide, l’intellect et l’intelligible ne font qu’un. Cette union de l’intellect et de l’intelligible d’un être collectif, nous l’avons appelée son monde virtuel. Il est à la fois société de signes animés, organe de perception commun, mémoire coopérative, espace de communication et de navigation.

Quant à l’intellection de l’intellectuel collectif, elle réside encore et toujours dans les expériences, les apprentissages et les gestes mentaux de ses membres individuels. Elle rassemble les parcours, négociations, contacts, décisions, actions effectives des gens impliqués dans la création continue du monde commun. Seules des personnes vivantes et réelles font passer à l’acte l’intelligence collective. Car, est-il besoin de le souligner, le monde virtuel n’est qu’un support à des processus cognitifs, sociaux et affectifs ayant cours entre des individus bien réels. De même que l’écriture ou le téléphone n’ont pas empêché les gens de continuer à se rencontrer en chair et os, les mondes virtuels des intellectuels collectifs ne prétendent nullement se substituer au contact humain direct. Bien au contraire, ils devraient permettre aux gens qui le souhaitent de se repérer mutuellement et d’étendre leurs relations amicales, professionnelles, politiques ou autres. Le monde virtuel est certes le médium de l’intelligence collective, il n’en est ni le lieu exclusif, ni la source, ni le but.

Les trois libertés

Afin de préserver les collectifs intelligents de toute aliénation, nous ferons appel à la théologie une dernière fois. Dieu, on le sait, est cause de soi. Mais qu’est-ce qu’une cause ? Selon la philosophie aristotélicienne, il existe quatre types de causes: si l’on prend l’exemple d’un vase confectionné par un potier, l’argile est sa cause matérielle, le potier sacause efficiente, le contour d’abord conçu par le potier est sa cause formelle et contenir un liquide est sa cause finale.

Dieu n’a évidemment pas de cause matérielle. Pour le reste, Il est à la fois cause finale, cause efficiente et cause formelle de Lui-même, et c’est pourquoi Il est absolument libre. L’être humain n’a malheureusement pas cette chance: ses parents sont sa cause efficiente; Dieu (ou l’évolution biologique) est sa cause formelle; et il ne parvient pas toujours à se constituer en fin pour lui-même. Mais puisque l’homme nu et seul ne le peut pas, pourquoi ne pas tenter de constituer des intellectuels collectifs capables d’atteindre à la liberté divine ?

L’intellectuel collectif est à lui-même sa cause finale. Il n’a pas d’autre objectif que de croître, de se développer, de se différencier, de faire proliférer les variétés de signes qui le peuplent, la diversité cosmique qu’il enveloppe, la pluralité ontologique qui fait sa richesse et sa vie. Pour cela, il doit évidemment se maintenir dans l’existence, et donc respecter certaines contraintes économiques, techniques, etc.

L’intellectuel collectif est autant que possible sa propre cause efficiente. Il naît de la volonté de ses membres, et non d’une impulsion extérieure. Il doit donc, en un sens, déjà exister pour pouvoir naître (puisque ce sont « ses membres » qui le constituent). Ce paradoxe de la circularité créatrice est le propre de toute production d’autonomie ou d’autopoïèse. C’est elle qui rend le problème de l’origine de la vie si délicat à résoudre, qui met à la torture la philosophie politique (qu’est-ce qui fonde une société, sinon déjà une société ?) et désespère les éducateurs (comment donner l’habitude de la liberté à un être dépendant ?). Nous ne nous dissimulons pas la difficulté du commencement des intellectuels collectifs. Difficulté, mais non impossibilité. La vie règne, les sociétés sont instituées, certains êtres parviennent à une manière de liberté. Les débuts seront petits, modestes, imparfaits, avant que la dynamique de l’intelligence collective ne prenne finalement consistance et ne s’étende.

Enfin, l’intellectuel collectif est à lui-même sa cause formelle. Sa figure ne lui est pas conférée par une instance extérieure, elle émerge continuellement de la multitude des libres relations qui se nouent en son sein. Loin d’êtrereprésenté par un organe séparé qui le surplombe et le structure, il s’exprime dans un espace immanent. Sans unité transcendante, il ne cesse de produire et de reproduire les plis de son enveloppe, de redécider de ce qui peuple son monde. Pour agir sur sa forme, ou se transformer, il n’a donc pas besoin de changer de représentant, ou de briser quelque idole, car c’est du même mouvement continu qu’il se crée, se connaît et produit son image. Que l’intellectuel collectif soit sa propre cause formelle, voilà qui constitue son plus haut achèvement, la pierre de touche de son immanence.

Nous disions que sa cause finale était sa propre existence, précisons: son existence comme être cause de soi, au sens que nous venons de définir. Si sa liberté passe, mieux vaut dissoudre ce qui reste de lui, car il cesse alors de relancer la liberté de celles et ceux qui le composaient. Mais si ses membres parviennent à maintenir l’autonomie de l’intellectuel collectif, chaque nouveau gain de diversité qualitative renforce l’intérêt de tous à ce qu’il poursuive son aventure, et plus ses membres s’impliquent dans sa recréation permanente, plus la dynamique immanente de l’expression favorise la prolifération des manières d’être: chaque mode de la liberté rejaillit sur les autres en une spirale positive.

Alors l’intellectuel collectif ouvre un nouvel espace.

NOTES

(1) Nos sources principales sont ici:

– Henri CORBIN, Histoire de la philosophie islamique, tome I, Des origines jusqu’à la mort d’Averroès, Gallimard, Paris, 1964. Voir notamment, au chapitre v (« Les philosophes hellénisants ») de cet ouvrage, les passages consacrés à Al-Fârâbî, à Ibn Sina et à Abû’l-Barakât al-Baghdâdî.

– MAIMONIDE, Le Guide des égarés, traduction de Salomon Munk, Verdier, Lagrasse, 1979.

(2) Voir, de Pierre LÉVY, « Le cosmos pense en nous », revue Chimères, n° 14, 1992, p 63-79, reproduit in Les Nouveaux Outils de la pensée (sous la direction de Pierre CHAMBAT et Pierre LÉVY), Éditions Descartes, Paris, 1992.

(3) Chez Maimonide, il n’y a que quatre cieux et quatre intelligences séparées: l’intellect agent sera donc le quatrième chérubin et non le dixième. le nombre des cieux et des intelligences séparées (dix, sept ou quatre selon les auteurs) n’est pas seulement lié à des spéculations mystiques et théologiques, il s’appuie également sur des considérations astronomiques. Par ailleurs, le processus d’émanation ne peut se poursuivre indéfiniment car la force de l’influx divin n’est pas infinie.

(4) « L’intelligence agente est pour l’intellect possible de l’homme ce que le soleil est pour l’oeil, lequel reste vision en puissance tant qu’il est dans les ténèbres » (AL-FÂRÂBÎ).

(5) Outre l’ouvrage de Henri CORBIN, déjà cité, voir Le Guide des égarés, de MAIMONIDE, déjà cité, à la deuxième partie, chapitre 4.

(6) Sur ce sujet, voir Le Guide des égarés, de MAIMONIDE, à la deuxième partie, chapitre 37.

(7) Autopoïétique. c’est-à-dire se fabriquant continuellement soi-même. Le concept d’autopoïèse a été particulièrement développé en biologie théorique par Humberto Maturana et Francisco Varela. Voir, de Francisco VARELA, Autonomie et connaissance, Seuil, Paris, 1989.

(8) Tout ce qui suit, jusqu’à la fin de ce chapitre, est principalement inspiré du chapitre « L’intellect, l’intelligible, l’intelligent », in Le Guide des égarés, de MAIMONIDE, déjà cité, qui reprend lui-même une riche et longue tradition de pensée ayant fleuri à la grande époque de la civilisation musulmane.

(9) Voir à ce sujet Pierre LÉVY, Les Technologies de l’intelligence, La Découverte, Paris, 1990 (repris dans la collection « Points-Sciences », Seuil, Paris, 1993), où l’on trouvera une argumentation détaillée de ce point de vue ainsi qu’une abondante bibliographie sur l’anthropologie et la psychologie des processus cognitifs « augmentés » par les systèmes de signes, les instruments de représentation et les outils de communication.

(10) Voir Pierre LÉVY, L’Idéographie dynamique, vers une imagination artificielle (La Découverte, Paris, 1991), qui décrit les conditions de possibilité techniques, cognitives et linguistiques d’un cinélangage interactif à support informatique.

 

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