La partie et le tout

La partie et le tout,
le monde de la physique atomique

Werner Heisenberg (Paris, Flammarion, 1990)

« Dans cet ouvrage, Heisenberg retrace l’évolution de la physique au XXème siècle telle qu’il l’a vécue, depuis ses premiers contacts avec la théorie atomique (1919-1920) jusqu’aux découvertes de nouvelles particules élémentaires (1961-1965), en passant par les discussions avec Einstein. »

L’auteur est né en 1901 en Allemagne. Élève de Max Planck et Sommerfeld, il travailla avec Born et Niels Bohr. Ses travaux lui ont valu le prix Nobel de physique.

 Extraits significatifs :

p. 28 ; les mots formés aux temps préhistoriques, insuffisants pour décrire la réalité ; « Appellerais-tu de telles formes mathématiques « véritables » et « réelles »? Si elles sont l’expression des lois naturelles, donc l’expression de l’ordre central des phénomènes matériels, il faudrait bien les qualifier de « véritables », étant donné que certains effets découlent d’elles ; mais il ne faudrait pas les appeler « réelles », car elles ne sont pas une « res », une chose. A vrai dire, on ne sait plus ici comment utiliser les mots ; et ceci n’est pas étonnant, car on s’est éloigné considérablement du domaine de notre expérience immédiate, domaine dans lequel notre langage s’est formé aux temps préhistoriques. »

p. 44 ; « les moyens techniques de la physique expérimentale actuelle nous permettent de pénétrer dans des domaines de la nature qui ne peuvent plus être décrits de façon appropriée avec les concepts utilisés dans la vie quotidienne. »

p. 61 ; l’intuition, le flair chez Niels Bohr ; « On pouvait sentir très nettement que Bohr avait obtenu ses résultats non par des calculs et des vérifications, mais bien plutôt par l’intuition et le flair, et qu’il éprouvait maintenant une certaine difficulté à les défendre devant l’école de Göttingen, réputée pour son haut niveau en mathématiques. »

p. 64 ; « il ne peut y avoir une description visuelle de la structure de l’atome, car une telle description -parce que visuelle, précisément- devrait se servir des concepts de la physique classique, concepts qui ne permettent plus de saisir les phénomènes. Vous comprenez bien que, en tentant de faire une théorie de ce genre, on entreprend une tâche a priori impossible. Car nous devons dire quelque chose de la structure atomique, mais nous ne possédons aucun langage qui nous permette de nous faire comprendre. En un sens, nous sommes dans la situation d’un navigateur qui a échoué dans un pays lointain où non seulement les conditions de vie sont tout à fait différentes de celles qu’il connaissait dans sa patrie, mais où il ignore même totalement le langage des gens qui y vivent. Il a besoin de communiquer avec ces gens, mais il ne possède aucun moyen en vue d’une telle communication. »

p. 65 , « je le questionnai : « Mais que signifient alors les images d’atomes que vous nous avez montrées tous ces derniers jours au cours de vos conférences, en les discutant et en allant jusqu’à les justifier ? Que vouliez-vous vraiment dire ? »

« Ces images, répondit Bohr, ont été réduites ou plutôt, si vous préférez, « devinées » à partir de faits expérimentaux ; elles ne sont pas le fruit de quelconques calculs théoriques. J’espère que ces images décrivent la structure des atomes aussi bien -mais seulement aussi bien- que cela est possible dans le langage visuel de la physique classique. Nous devons nous rendre compte que nous ne pouvons nous servir ici du langage qu’à la manière des poètes qui, eux aussi, ne cherchent pas à représenter les faits de façon précise, mais seulement à créer des images dans l’esprit de leur public, et à rétablir des connexions sur le plan des idées. »

p. 76 ; « …le chant des cavaliers dans le Wallenstein de Schiller. Vous en connaissez les paroles finales : « Et si vous n’engagez pas votre vie, jamais la vie ne vous appartiendra. » »

p. 89 ; l’intuition ; « Lorsque, au cours du semestre d’été 1925, je repris mes occupations à Göttingen -depuis juillet 1924, j’étais chargé de cours à cette université, -et je me remis à mon travail scientifique en essayant de trouver par intuition les formules correctes des intensités des raies spectrales de l’hydrogène, en utilisant les méthodes qui avaient fait leurs preuves au cours du calcul que j’avais fait à Copenhagen en collaboration avec Kramers. »

p. 98 ; Le langage mathématique qui explique la mécanique quantique existe mais manque le lien avec le langage ordinaire qui, lui, ne peut en rendre compte.

p. 103 ; « Si l’on se pose la question de savoir quel a été le plus grand mérite de Christophe Colomb découvrant l’Amérique, on doit sans doute répondre que ce mérite ne consistait pas dans l’idée d’utiliser la forme sphérique de la terre pour atteindre les Indes par la route occidentale; d’autres, avant lui, y avaient déjà songé. il ne consistait pas non plus dans la préparation minutieuse de l’expédition, dans la compétence avec laquelle il avait équipé ses navires ; tout cela aurait pu être fait par d’autres. En réalité, le plus difficile, dans ce voyage, c’était certainement la décision de quitter toute terre connue et d’aller si loin vers l’ouest que, avec les approvisionnements disponibles, un retour devenait impossible.

De manière similaire, dans la science, on ne peut gagner une terre nouvelle que si l’on est prêt, dans une étape décisive, à quitter le terrain sur lequel reposait la science antérieure et à sauter pour ainsi dire dans le vide. »

p. 118-119 ; Pas de contradiction entre Science et religion. Max Planck; « Einstein parle toujours de Dieu, qu’est-ce que cela signifie ? On ne peut guère imaginer qu’un scientifique comme Einstein soit fortement attaché à une tradition religieuse. » »Einstein sans doute pas, mais peut-être Max Planck », répondit quelqu’un d’autre. « Planck a fait des remarques sur la relation entre religion et science , dans ces remarques, il a affirmé qu’il n’y a pas de contradiction entre les deux, qu’elles sont au contraire parfaitement compatibles. »

« Je présume, dus-je dire, que pour Planck la religion et la science sont compatibles parce que, à son avis, elles se réfèrent à des domaines tout à fait différents de la réalité. la science traite du monde matériel objectif. Elle nous place devant une tâche qui consiste à faire des affirmations justes en ce qui concerne cette réalité objectivement et à comprendre les corrélations qu’elle comporte. La religion, au contraire, traite du monde des valeurs. Il y est question de ce qui doit être, de ce que nous devons faire, et non de ce qui est . Dans la science, il s’agit de ce qui est juste ou faux ; dans la religion, il s’agit de ce qui est bon ou mauvais, de ce qui a une valeur o un’en a pas. La science est à la base de l’action utilitaire, la religion est la base de l’éthique. le conflit qui se manifeste entre ces deux domaines depuis le XVIIe siècle ne paraît ainsi reposer que sur le malentendu que l’on crée si l’on veut interpréter les images et les paraboles de la religion comme des affirmations scientifiques, ce qui est évidemment absurde.

(…) les deux domaines sont associés respectivement à la face objective et subjective du monde.
(…) la face objective et la face subjective du monde- sont très nettement séparés , mais je dois avouer pour ma part que cette séparation ne me met pas à l’aise. je doute que les sociétés humaines puissent vivre à la longue sur la base d’une telle séparation nettement tranchée entre le savoir et la croyance. » »
p. 124 ; « La discussion se poursuivit ainsi encore pendant un moment, et nous fûmes étonnés de noter que Wolfgang avait cessé d’y prendre part. Il écoutait seulement, avec parfois une expression de mécontentement, quelque fois aussi avec un sourire malicieux; mais il ne disait rien. Finalement, quelqu’un lui demanda ce qu’il pensait. Il leva alors un regard presque étonné et dit : « Oui, notre ami Dirac a lui aussi sa religion. Et cette religion a pour premier commandement : « Dieu n’existe pas, et Dirac est son prophète. » Nous éclatâmes tous de rire, y compris Dirac, et ceci termina notre discussion nocturne. »

p. 131 ; « Je crois, dit Niels, qu’il était bon que Dirac ait souligné avec tant d’énergie le danger de l’illusion et des contradictions interne ; mais sans doute la spirituelle remarque finale de Wolfgang s’imposait-elle également pour rappeler à Dirac combien il est difficile d’échapper entièrement à ce danger. »

p. 147 ; le principe d’incertitude, observateur et observé ; « nul ne peut s’étonner que nous physiciens soyons obligés dans ce cas de faire de la statistique, un peu comme une société d’assurances-vie doit faire des calculs statistiques en ce qui concerne l’espérance de vie de ses nombreux assurés. Mais, fondamentalement, on avait tendance à supposer en physique classique que l’on pouvait, au moins en principe, suivre le mouvement de chaque molécule individuelle et le déterminer selon les lois de la mécanique newtonienne. Autrement dit, du point de vue de la physique classique, il existait apparemment à chaque instant un état objectif de la nature dont on pouvait déduire l’état qui se présenterait à l’instant suivant. En mécanique quantique, il en va tout autrement. Nous ne pouvons pas effectuer d’observation sans perturber le phénomène à observer ; et les effets quantiques, se répercutant sur le moyen d’observation utilisé, entraînent d’eux-mêmes une certaine indétermination en ce qui concerne le phénomène à observer. Mais c’est à quoi Einstein ne veut pas se résigner, bien qu’il connaisse parfaitement les faits. Il pense que notre interprétation ne peut pas constituer une analyse complète des phénomènes ; que, dans l’avenir, il devrait être possible de trouver des paramètres différents, supplémentaires, caractérisant le phénomène, et qui devraient permettre de le déterminer objectivement et entièrement. Mais cela est certainement inexact. » »

p. 159-160-161 ; la structure de l’oeil et la sélection naturelle ; »Mais même si nous comprenons que, grâce à ce processus de sélection, il se crée des espèces ou variétés qui sont particulièrement aptes à vivre, il est néanmoins difficile de croire que des organes aussi compliqués que l’oeil humain par exemple aient pu se créer petit à petit uniquement grâce à de telles modifications fortuites. Un grand nombre de biologistes pensent apparemment qu’une telle chose est effectivement possible, et ils sont sans doute même en mesure d’indiquer quelles sont les étapes individuelles qui ont pu conduire, au cours de l’histoire terrestre, à ce produit final qu’est l’oeil. mais d’autres paraissent sceptiques à ce sujet.

« (…) Naturellement, cette argumentation ne plut pas beaucoup au biologiste. mais Von Neumann, pour sa part, n’est pas biologiste ; et je n’ose me permettre de juger qui a raison ici. Je présume que, parmi les biologistes eux-mêmes, il n’existe pas d’opinion unique sur cette question, à savoir si le processus darwinien de sélection suffit ou non à expliquer l’existence d’organismes compliqués. »
« C’est là sans doute simplement une question d’échelle de temps, dit Niels. la théorie darwinienne, dans sa forme actuelle, contient à vrai dire deux affirmations indépendantes. L’une consiste à dire qu’au cours du processus d’hérédité des formes sans cesse nouvelles sont mises à l’épreuve, et que la plupart d’entre elles sont éliminées comme inutilisables dans les conditions extérieures données , seulement un petit nombre de formes particulièrement aptes subsiste. Empiriquement, ceci est sans doute juste. Mais l’autre affirmation consiste à admettre que les formes nouvelles naissent par suite de perturbations purement fortuites de la structure des gènes. Cette seconde affirmation est -même si nous pouvons difficilement imaginer autre chose- beaucoup plus problématique que la première. L’argument de Von Neumann est destiné évidemment à montrer qu’au bout d’un temps suffisamment long presque tout peut certes se produire fortuitement , mais qu’une telle explication conduit facilement à des durées d’une longueur absurde, durées qui ne sont certainement pas disponibles dans la nature. Après tout, nous savons bien , d’après les observations faites en physique et en astrophysique, que quelques milliards d’années tout au plus ont pu passer depuis l’apparition des êtres les plus primitifs sur la terre. Au cours de cette durée a donc dû se dérouler toute l’évolution depuis ces êtres les plus primitifs jusqu’aux plus évolués. Lorsque l’on pose la question de savoir si le jeu des mutations fortuites et de la sélection suffit pour expliquer la formation, durant ce laps de temps, des organismes hautement développés et compliqués, la réponse dépend donc des durées biologiques nécessaires à la formation de nouvelles variétés. Je présume que l’on n’en sait pas encore assez sur ces durées biologiques pour donner une réponse certaine. Il faut donc probablement laisser cette question sans réponse pour le moment. »

« Un autre argument, repris-je de mon côté, dont on se sert à l’occasion pour prouver la nécessité d’un élargissement de la théorie quantique, c’est l’existence de la conscience humaine. Il n’y a certes pas de doute que ce concept de « conscience » n’existe pas en physique et en chimie, et l’on ne peut guère imaginer qu’un tel concept pourrait être déduit de la mécanique quantique. Cependant, dans une science qui inclut également les organismes vivants, la conscience doit tout de même trouver une place, car elle appartient à la réalité. »

« Cet argument, dit Niels, a l’air de prime abord très convaincant, bien sûr. Nous ne pouvons rien trouver dans les concepts de la physique et de la chimie qui aurait un rapport même lointain avec la conscience. Nous savons seulement que la conscience existe parce que nous la possédons nous-mêmes. La conscience est donc également une partie de la nature, ou disons plutôt -de façon plus générale- de la réalité , et nous devons, à côté de la physique et de la chimie dont les lois sont fixées dans le cadre de la mécanique quantique, être capables également de décrire et de comprendre des lois d’une nature tout à fait différente. Mais même là, je ne sais pas si l’on a besoin de plus de liberté que celle qui nous est donnée par la complémentarité. Là, également, cela me semble faire assez peu de différence que l’on adopte l’une ou l’autre des deux attitudes : soit que -comme dans l’interprétation statistique de la thermodynamique- on rattache à la mécanique quantique inchangée de nouveaux concepts ; soit que -tout comme cela était nécessaire lors du passage de la physique classique à la théorie quantique- on se trouve amené à élargir la mécanique quantique elle-même de manière à créer un formalisme plus général qui inclue également l’existence de la conscience. le vrai problème est celui-ci : Comment cette part de la réalité qui commence par la conscience peut-elle s’ajuster à cette autre partie qui est décrite par la physique et la chimie ? Comment se fait-il que les lois qui régissent l’une et l’autre partie n’entrent pas en conflit mutuel ? Il s’agit là manifestement d’une authentique situation de complémentarité ; plus tard, lorsqu’on en saura davantage en biologie, il faudra bien sûr analyser de façon plus précise, et dans le détail, cette situation. »

p. 171; «  »il sera difficile de trouver une expression appropriée dans notre langage, car celui-ci s’est formé par l’expérience quotidienne; et les atomes, précisément, ne sont pas des objets de l’expérience quotidienne. Mais si vous voulez bien vous contenter d’une périphrase, je dirai : Ce sont les composantes de situations d’observation ; des composantes qui possèdent une haute valeur explicative du point de vue d’une analyse physique des phénomènes. »

Carl Friedrich intervint : « Puisque nous parlerons de la difficulté que nous avons à nous exprimer dans notre langage, l’enseignement le plus important peut-être que l’on puisse tirer de la physique moderne consiste dans le fait que les concepts qui nous servent à décrire nos connaissances expérimentales n’ont tous qu’un domaine d’application limité. Lorsque nous utilisons des concepts tels que « chose », objet de la perception », « instant », « simultanéité », « extension », etc., il est toujours possible de définir des situations expérimentales où ces concepts nous conduisent à des difficultés. Ceci ne signifie pas que ces concepts ne constituent pas tout de même le fondement de toutes nos connaissances expérimentales ; mais cela signifie qu’il s’agit d’un fondement qui doit à chaque fois être analysé de façon critique, et qui ne peut justifier des exigences absolues. »

p. 232 ; « En Italie, j’étais un grand homme , mais ici, je suis de nouveau un jeune physicien, et cela est incomparablement plus satisfaisant pour moi. Ne voulez-vous pas à votre tour vous défaire de tout ce lest du passé, et recommencer votre vie ici ? Vous pourrez y faire de la bonne physique, et participer au grand essor de la science dans ce pays. Pourquoi donc voulez-vous renoncer à ce bonheur? »

« Ce que vous me dites, répondis-je, je le comprends parfaitement, et je me suis dit mille fois la même chose ; et, en fait, la perspective de quitter l’Europe et ses petitesses pour gagner ce vaste monde nouveau a constitué pour moi une tentation permanente depuis ma première visite il y a dix ans. Peut-être aurais-je dû en effet émigrer à ce moment-là. Mais je me suis par la suite tout de même décidé à former là-bas, autour de moi, un groupe de jeunes physiciens qui désirent participer au progrès de la physique, et qui peut-être pourront faire, après la guerre, de concert avec d’autres, qu’il y ait de nouveau une bonne science en Allemagne. J’aurais le sentiment de commettre une trahison si j’abandonnais maintenant ces jeunes à eux-mêmes. Les jeunes ne pourraient pas émigrer aussi facilement que nous ; ils ne trouveraient pas aussi facilement un emploi. Et cela me semblerait injuste vis-à-vis d’eux d’utiliser cette solution seulement pour moi. Pour le moment, je garde encore l’espoir que la guerre ne durera pas longtemps. Déjà pendant la crise de l’automne dernier, alors que j’étais mobilisé comme soldat, j’ai pu me rendre compte que, chez nous, presque personne ne souhaite la guerre. Et le jour où le peuple allemand s’apercevra de la tromperie énorme que constitue la soit-disant politique de paix du Führer, je puis imaginer qu’il se réveillera et se détachera d’Hitler et de ses partisans. Mais j’avoue que l’on ne peut rien prédire à ce sujet. »

p. 254 ; « Mais même si nous devons accepter comme un fait ce curieux penchant des Allemands au rêve et à la mystique, je ne vois pas pourquoi beaucoup de nos compatriotes trouvent si décevante une pensée scientifique qui n’est prosaïque qu’en apparence. Car il n’est pas vrai que la science soit uniquement basée sur la pensée logique et sur la compréhension et l’application des lois naturelles figées. En réalité, l’imagination joue un grand rôle dans le domaine de la science et plus précisément dans les sciences naturelles. En effet, s’il est vrai que la détermination des faits exige un travail expérimental poussé, sobre et soigné, l’assemblage correct des faits ne peut réussir que si l’on sent intuitivement les phénomènes plus qu’on ne les comprend intellectuellement. Peut-être que nous autres Allemands avons à cet égard un rôle particulier à jouer, précisément parce que l’absolu exerce sur nous une telle fascination. Dans le monde extérieur, la manière pragmatique de penser est très répandue ; et l’on sait, par ce qui se passe à l’heure actuelle comme par l’histoire passée -il suffit de penser aux empires égyptien, romain et anglo-saxon,- combien cette manière de penser peut être efficace en technique, en économie et en politique. Mais dans la science et dans l’art, la pensée fondée sur les principes -un type de pensée dont l’ancienne Grèce nous a fourni l’exemple le plus grandiose- s’est révélée en définitive encore plus efficace. Si, en Allemagne, des travaux scientifiques ou artistiques ont pu être accomplis, travaux qui ont transformé le monde- et il suffit de penser à Hegel ou à Marx, à Planck et à Einstein, ou encore en musique à Beethoven et à Schubert,- cela n’a été possible que grâce à cette relation des Allemands avec l’absolu, à cette pensée fondée sur les principes, poussée jusqu’à ses conséquences ultimes. Donc, ce n’est que là où l’aspiration à l’absolu se soumet à la contrainte des formes -c’est-à-dire, en science, à la pensée logique et réaliste et, en musique, aux règles de l’harmonie et du contrepoint,- ce n’est que là, dans cette extrême tension, que cette aspiration peut se manifester dans toute sa force. »

p. 289 ; « Est-il tout à fait absurde d’imaginer, derrière les structures régulatrices du monde dans son ensemble, une « conscience » dont elles expriment le « dessein »? Bien entendu, poser ainsi la question, c’est encore ramener le problème sur le plan humain, car le mot « conscience » a été formé à partir de l’expérience humaine ; donc, en toute rigueur, il ne faudrait pas l’employer en dehors du domaine humain. Cependant, si l’on se soumettait à de telles restrictions, il ne serait pas permis non plus, par exemple, de parler de la conscience d’un animal. Or, on a tout de même l’impression que cette façon de parler a un certain sens. On sent, toutefois, que le sens du mot « conscience » devient à la fois plus large et plus nébuleux lorsque l’on cherche à l’étendre en dehors du domaine humain.

(…) « Tu as dit tout à l’heure que même le langage des images et des paraboles qu’utilisent les vieilles religions ne t’est pas étranger, et que tu ne peux dont pas accepter les restrictions des positivistes dans ce domaine. Ta as également laissé entendre qu’à ton avis les diverses religions, avec leurs images très variées, tendent en définitive à exprimer le même état de choses, et que cet état de choses -selon tes paroles- est fondamentalement relié au problème des valeurs. Qu’as-tu voulu dire par là ? Et cet « état de choses », comme tu dis, qu’a-t-il à voir avec ta conception de la vérité ? »

« Le problème des valeurs, dis-je, c’est l’ensemble des questions : Que devons-nous faire? A quoi devons-nous aspirer? Comment devons-nous nous comporter? Le problème est donc posé par l’homme et par rapport à l’homme ; c’est le problème de la boussole qui doit orienter notre chemin à travers la vie. Cette boussole a reçu des noms très divers dans les différentes religions et idéologies : le « bonheur », la « volonté divine », le « sens de la vie », pour n’en citer que quelques-uns. Cette diversité des appellations indique en fait l’existence de différences très profondes en ce qui concerne la structure mentale des divers groupes d’hommes. je ne veux certes pas minimiser ces différences. Néanmoins, j’ai l’impression que, dans toutes ces formulations, il s’agit des relations des hommes avec l’ordre central du monde. Bien entendu, nous savons que, pour nous, la réalité dépend de la structure de notre conscience , le domaine objectivable ne constitue qu’une petite partie de notre réalité. Mais, même là où l’on recherche le domaine subjectif, l’ordre central intervient et nous refuse le droit de considérer les structures de ce domaine-là comme le fruit du hasard ou de circonstances arbitraires. »

p. 292 ; « Nous marchâmes en silence pendant un moment et atteignîmes rapidement l’extrémité nord de la « Lange Linie« . De là, nous continuâmes notre chemin le long de la jetée étroite jusqu’au petit phare. Au nord, une bande rougeâtre s’étendant au-dessus de l’horizon nous indiquait que le soleil, se déplaçant vers l’est, n’était pas encore descendu trop bas en dessous de la ligne d’horizon. Les contours des bâtisses, tout autour du bassin du port, étaient visibles dans toute leur netteté. Nous nous étions arrêtés depuis un moment à l’extrémité de la jetée lorsque Wolfgang me demanda de façon assez abrupte :

« Au fond, crois-tu à un Dieu personnel? Je sais, bien sûr, qu’il est difficile de donner un sens clair à une telle question ; néanmoins, tu vois sans doute dans quelle direction elle va. »

je répondis : « Puis-je formuler différemment la question que tu viens de me poser? Elle serait alors posée comme ceci : Peux-tu, ou peut-on, communiquer aussi directement avec l’ordre central des choses ou des phénomènes -ordre dont l’existence n’est pas douteuse -que l’on communique, éventuellement, avec l’âme d’un autre être humain? J’emploie ici à dessein le mot âme, difficile à interpréter, pour ne pas être mal compris. Si ta question est formulée ainsi, je réponds : oui. Et je pourrais -puisque ce ne sont pas les événements de ma vie personnelle qui entrent en ligne de compte ici -rappeler le célèbre texte de Pascal que celui-ci portait toujours sur lui et qui commençait par le mot « feu ». Mais ce texte ne serait pas valable pour moi. »

« Tu veux donc dire que tu pourrais ressentir la présence de l’ordre central avec la même intensité que celle de l’âme d’autre être humain. »

« Peut-être. »

« Pourquoi as-tu utilisé le mot « âme » au lieu de parler simplement de l’autre être? »

« Précisément parce que le mot « âme », désigne l’ordre central chez un être qui, dans ses apparences extérieures, peut paraître multiforme et difficile à analyser. »

« Je ne sais pas si, là-dessus, je puis être entièrement d’accord avec toi. Il ne faut pas surestimer l’importance de ce qu’on a vécu soi-même. »

p. 321 ; « Dürr : « Nous croyons maintenant avoir compris le dédoublement au moins dans le cas particulier de la symétrie gauche-droite. Il a lieu effectivement du fait que, en théorie de la relativité, une équation du second degré doit exister pour la masse d’une particule élémentaire, et que cette équation a deux solutions. mais au fond, la réduction de symétrie est beaucoup plus intéressante. Car on a l’impression qu’il s’agit de corrélations très générales et importantes auxquelles on n’avait pas prêté attention jusqu’ici. Si une propriété de symétrie rigoureuse des lois de la nature ne se manifeste, dans le spectre des particules élémentaires, que de façon perturbée, cela ne peut être dû qu’au fait que le monde, ou le cosmos, autrement dit le fondement unique à partir duquel se créent les particules élémentaires, est moins symétrique que les lois de la nature. Et ceci est parfaitement possible et compatible avec l’équation de champ symétrique. Si la situation es réellement celle-là, il paraît s’ensuivre nécessairement -mais je ne donnerai pas la démonstration correspondante maintenant- qu’il doit exister des forces de longue portée ou encore des particules élémentaires de masse nulle. L’électrodynamique peut probablement être comprise de cette manière. La gravitation aussi peut éventuellement être interprétée ainsi, et nous espérons que, en ce point, nous pourrons établir un lien avec les hypothèses dont Einstein voulait faire le fondement de sa théorie unifiée des champs et de sa cosmologie. »

Extraits de La partie et le tout, le monde de la physique atomique par Werner Heisenberg, (Paris, Flammarion, 1990).

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