Les concepts scientifiques

Les concepts scientifiques, invention et pouvoir

Isabelle Stengers et Judith Stengers, Gallimard, 1991

« Comment parler de la puissance inventive des sciences sans que cette puissance se mue en justification de son pouvoir ? (…) Les textes rassemblés dans ce livre traduisent sur différents registres le même défi : apprendre à parler des sciences sans ratifier les prétentions de ceux qui parlent « au nom de la science ».

Isabelle Stengers est philosophe des sciences. Elle a co-écrit avec Ilya Prigogine La nouvelle alliance et Entre le temps et l’éternité .

Les concepts scientifiques. Invention et pouvoirExtraits significatifs :

p. 12 ; « On ne trouvera chez Kuhn ni le récit d’une ascèse de la raison, ni l’opposition absolue entre science et opinion. Une science, lorsqu’elle se fonde, ne se détache pas sur un fond d’erreur, elle découvre un mode de conceptualisation capable de créer l’unanimité, ce que Kuhn appelle un « paradigme ».

p. 13-14 ; « De même, l’apprentissage d’un paradigme est bien plus une initiation qu’une démarche raisonnée : il s’agit d’apprendre à « voir comme », à partager les mêmes évidences et les mêmes anticipations, à reconnaître de la même façon ce qui est porteur d’information et ce qui n’est que bruit insignifiant.

(…) Enfin, à la création d’un paradigme répond de manière essentielle une rupture de la communication, un isolement à la fois inévitable et recherché des spécialistes de la nouvelle science ».

p. 16 ; « Dans beaucoup de cas, ces aspects de la civilisation ont été autant développés que chez nous. Mais seule la civilisation qui descend de la Grèce hellénistique a possédé plus qu’un rudiment de science. Le gros de la connaissance scientifique est produit européen des quatre derniers siècles ».

p. 17 ; « La communauté scientifique, en tant qu’elle est lieu d’une invention conceptuelle qui est en même temps invention d’un pouvoir (pouvoir de poser ses propres critères d’intérêt et de validité), doit être un lieu clos, protégé de tout autre pouvoir, n’ayant de compte à rendre à personne ».

p. 45 ; « L’énoncé selon lequel la science est l’entreprise rationnelle par excellence a pour première implication d’affirmer le caractère anhistorique de cette entreprise. Seraient historiques tous les types de connaissance « non scientifiques », dont il convient d’expliquer l’écart à la rationalité par la description de croyances, de préjugés, de contexte culturel, etc. Quant aux sciences, elles poseraient une seule question proprement historique : pourquoi ne se sont-elles pas développées plus tôt, pour quoi la raison humaine a-t-elle été si longtemps obscurcie par les opinions irrationnelles ? »

p. 60 ; « Le gain de la découverte est une idée : la découverte n’est pas tant la connaissance d’un fait nouveau que « l’idée neuve et féconde » qui s’y rattache. Et le moyen de la découverte est une idée : la science procède par hypothèse, par pressentiment de l’esprit, par préconception, par anticipation. Le préconçu ici n’est pas, péjorativement, le préjugé dogmatique. Le préconçu est le préalable, la représentation provisoire qui n’est pas encore confirmée, « l’interprétation anticipée », et c’est donc le cadre normal de l’exploration expérimentale.

(…) Ces idées expérimentales ne surgissent point spontanément et sans occasion, dit Claude Bernard ; elles sont liées à une observation, ou disons, plus largement, à un contexte problématique. Par contre, « il n’y a pas de règles à donner pour faire naître dans le cerveau, à propos d’une observation donnée, une idée juste et féconde qui soit pour l’expérimentateur une sorte d’anticipation intuitive de l’esprit vers une recherche heureuse ». Les idées neuves et fécondes, « les idées investigatrices nouvelles » qui organisent le savoir surgissent sans qu’on puisse les produire par règle et par méthode ».

p. 61 ; « L’idée féconde est le facteur le plus important du travail expérimental, et il n’y a pas de méthode pour faire naître l’idée féconde . engendrée par l’intuition ou le sentiment, son apparition est hors contrôle. Mais s’il n’y a pas de technique heuristique, il y a cependant prescription méthodologique (ou plutôt prescription déontologique : un ethos de la juste attitude). On peut favoriser la disposition inventive de l’esprit en l’encourageant à la liberté.

La liberté dont il s’agit ici est une faculté d’initiative, d’intégration et de décrochement. C’est la liberté d’accepter une donnée qui disconvient au système, et qui va transformer toute l’interprétation. Bref, conclut Claude Bernard, il faut être « hardi et libre » ».

p. 63 , « (…) « au moment où je mettais le pied sur le marchepied, l’idée me vint… »

(…) « Un jour, en me promenant sur une falaise, l’idée me vint, toujours avec les mêmes caractères de brièveté, de soudaineté et de certitude… »

(…) « Un jour, en traversant le boulevard, la solution de la difficulté qui m’avait arrêté m’apparut tout à coup » ; plus tard, après le service militaire, l’ensemble est mis en place et facilement rédigé.

(…) Helmholtz, dont la conférence de 1891 est le prototype de celle de Poincaré, raconte que l’inspiration lui vient souvent en promenade, notamment en montagne ».

p. 64 ; « Kekulé raconte comment l’idée de représenter par un schéma l’enchaînement des atomes dans la molécule lui est apparue sur l’impériale d’un autobus par un beau dimanche d’été ; et surtout comment, lors d’une rêverie au coin du feu, l’image serpentine des volutes se renfermant sur elles-mêmes lui a suggéré subitement de clore sur lui-même le shéma de la formule du benzène, aboutissant ainsi à la représentation en anneaux du benzène, aboutissant ainsi à la représentation en anneaux du benzène. Charles Richet raconte comment la conception de l’anaphylaxie s’est présentée à lui en plein voyage au milieu d’un bateau surpeuplé. Haüy raconte comment un cristal de spath, brisé par inadvertance, en lui révélant sa structure, a ouvert la cristallographie. Nicolle raconte comment c’est en enjambant des corps étendus au seuil de l’hôpital qu’il a subitement perçu quelle était l’origine du typhus. Ce sont là, autour de Poincaré, les exemples les plus constamment cités ou mentionnés. S’y adjoignent les confidences de Kelvin, Einstein, Berlioz, Coleridge, Pasteur…

(…) La confidence de Poincaré, placée au milieu d’un développement qui a pour objet de poser la notion de travail inconscient, vient confirmer le rôle du moi subliminal ».

p. 65 ; « On a bien-sûr relevé tout ce qui dans ces récits se rapporte à une baisse de tension souvent liée à un rythme. Les idées surgissent au réveil, au repos, en promenade, en roulant, en marchant, en rêvant, en montant dans l’autobus… »

p. 66 ; « Par la suite, ce schéma du processus de l’invention, repris et diffusé de livre en livre, devient un véritable dogme ; c’est-à-dire qu’il sert à expliquer sans que sa pertinence soit critiquée. Soit ici un petit nombre d’exemples. Wallas (1926) : une réussite de pensée comporte quatre stades : 1) préparation 2) incubation 3) illumination 4) vérification. Patrick (1955) expose les mêmes stades. Cinq étapes chez Leclercq (1959), chez Moles (1957, 1963) ».

p. 68 ; « Pour Koestler, le déclic créateur est lié à un processus psychologique de régression, à une levée des contrôles intellectuels, un glissement vers un équilibre mental plus primitif et plus émotif. C’est un recul vers du moins intégré, une régression vers un état d’affectivité élémentaire et de liaisons oniriques. Alors peuvent se nouer des connexions incongrues qui dans l’état normal seraient censurées ou n’apparaîtraient pas . Ces connexions ne sont pas verbales.

(…) comme le langage, facteur d’inertie, est plein de pièges, la pensée latérale se libère en abandonnant le verbal pour le visuel ou cénesthésique. C’est ce qui rend possible le surgissement de l’intuition ».

p. 69 , « Revenons au moment du déclic. ce qui se produit est un phénomène que Koestler nomme bissociation : une synthèse intuitive immédiate entre deux zones du sens ou matrices. les deux matrices étaient données mais distantes : soit dans l’espace des disciplines, soit même dans le temps ; c’est l’intuition qui les saisit ensemble et qui (visuelle en cela) perçoit entre elles un rapport analogique qui n’avait pas encore été dégagé. Le saut dramatique qu’est le rapprochement est l’acte même de la créativité ».

p. 70 ; « Le déclic a un caractère ponctuel, instantané ».

p. 106 ; « Il est désirable d’avoir beaucoup d’idées nouvelles et, pour cela, de donner libre jeu à l’imagination, à l’intuition, à l’audace »:

p. 107 ; « Elle se présente comme un appel à l’anarchie, et du même coup, dans les termes que je viens d’employer, comme un appel à la fertilité en tant que telle.

(…) Et si l’on tire du spectacle du passé des conséquences sur le fond, on dira que le souci de la méthode et du contrôle des démarches ne contribue pas par lui-même à la réussite du savoir. Au contraire, ajoute Feyerabend, c’est une préoccupation stérilisante. D’où sa position qui est en fait un appel insurrectionnel à la libération intuitive et contre-intuitive, au jaillissement de l’invention, au désordre de l’audace.

(…) Comme les propositions neuves sont toujours un peu autres et donc un peu incongrues, elles naissent plus facilement lorsqu’on ne craint pas leur nuance d’irresponsabilité et même d’étrangeté ».

p. 118 ; « Ce discours sur la rationalité scientifique, s’il domine encore implicitement les modes de transmission du savoir, est aujourd’hui discrédité tant par un grand nombre des acteurs qu’il est censé décrire -et notamment les physiciens les plus renommés- que par les historiens des sciences. L’énoncé d’une théorie apparaît désormais comme un acte d’invention, hautement singulier. Invention ne signifie certes pas ici arbitraire ».

p. 120 ; « C’est celle dont Einstein dira qu’elle ne peut procéder par déduction logique à partir de l’observation, mais seulement par intuition, par ce bond libre de l’imagination qui va au-delà des phénomènes pour en inventer le sens ».

p. 129-130 ; L’intuition, l’imagination selon Einstein ; « Mais il faut s’arrêter un instant, et reconnaître que ce mode de caractérisation de l’invention d’Einstein ne correspond pas du tout à la manière dont Einstein lui-même définit la démarche du scientifique. Einstein, nous l’avons déjà souligné, s’oppose aux lectures empiriques et hypothético-déductives de la science, mais ce n’est pas pour leur substituer une référence à un dispositif technique tel que celui qui permet de régler la circulation sur le réseau ferroviaire. Il s’agit pour lui d’affirmer la liberté créatrice de l’homme de science par rapport aux faits, aux phénomènes dont il a à rendre compte : aucun chemin logique n’existe entre les « faits » et l’idée théorique à partir de laquelle ils prendront sens ; seules l’intuition, l’imagination mathématique sont susceptibles de créer, par un miracle que nous ne pouvons comprendre, une construction conceptuelle qui traduise la vérité objective du monde et nous permette de comprendre ce que nous observons. L’intuition, pour Einstein, a les traits d’une opération de divination ; elle confère son identité à la physique : quête d’une image fidèle du monde, tel qu’il existe indépendamment de celui qui observe, tel qu’il ne peut être conçu par un acte d’affranchissement par rapport aux données qui nous situent et nous contraignent ».

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