La crise du monde moderne

La crise du monde moderne

René Guénon, Paris, Gallimard, 1946.

« Guénon oppose l’Orient à l’Occident, et à travers son analyse nous retrouvons nos préoccupations actuelles, en particulier sa critique de la civilisation matérielle de l’Occident ».

 Extraits significatifs :

p. 36 ; « (…) parole évangélique trop souvent mal comprise : « Il faut qu’il y ait du scandale. Mais malheur à celui par qui le scandale arrive ! »

p. 85 ; « (…) c’est le rôle premier de l’intuition intellectuelle, qui est la plus immédiate de toutes les connaissances, aussi bien que la plus élevée, et, qui est absolument indépendante de l’exercice de toute faculté d’ordre sensible ou même rationnel ».

p. 88-89; « La science moderne, procédant d’une limitation arbitraire de la connaissance à un certain ordre particulier, et qui est le plus inférieur de tous, celui de la réalité matérielle ou sensible, a perdu, du fait de cette limitation et des conséquences qu’elle entraîne immédiatement, toute valeur intellectuelle, du moins si l’on donne à l’intellectualité la plénitude de son vrai sens, si l’on se refuse à partager l’erreur « rationaliste », c’est-à-dire à assimiler l’intelligence pure à la raison, ou, ce qui revient au même, à nier l’intuition intellectuelle. ce qui est au fond de cette erreur, comme d’une grande partie des autres erreurs modernes, ce qui est à la racine même de toute la déviation de la science telle que nous venons de l’expliquer, c’est ce que l’on peut appeler l' »individualisme », qui ne fait qu’un avec l’esprit antitraditionnel lui-même, et dont les manifestations multiples, dans tous les domaines, constituent un des facteurs les plus importants de désordre de notre époque ; c’est cet « individualisme » que nous devons maintenant examiner de plus près.

p. 93; « Puisque nous avons parlé de la philosophie, nous signalerons encore, sans entrer dans tous les détails, quelques-unes des conséquences de l’individualisme dans ce domaine : la première de toutes fut, par la négation de l’intuition intellectuelle, de mettre la raison au-dessus de tout, de faire de cette faculté purement humaine et relative la partie supérieure de l’intelligence, ou même d’y réduire celle-ci tout entière, c’est là ce qui constitue le « rationalisme », dont le véritable fondateur fut Descartes. Cette limitation de l’intelligence n’était d’ailleurs qu’une première étape ; la raison elle-même ne devait pas tarder à être rabaissée de plus en plus à un rôle surtout pratique, à mesure que les applications prendraient le pas sur les sciences qui pouvaient avoir encore un certain caractère spéculatif ; et, déjà, Descartes lui-même était, au fond, beaucoup plus préoccupé de ces applications pratiques que de la science pure. Mais ce n’est pas tout : l’individualisme entraîne inévitablement le « naturalisme », puisque tout ce qui est au delà de la nature est, par là même, hors de l’atteinte de l’individu comme tel ; « naturalisme » ou négation de la métaphysique, ce n’est d’ailleurs qu’une seule et même chose, et, dès lors que l’intuition intellectuelle est méconnue, il n’y a plus de métaphysique possible ; mais, tandis que certains s’obstinent cependant à bâtir une « pseudo-métaphysique » quelconque, d’autres reconnaissent plus franchement cette impossibilité ; de là le « relativisme » sous toutes ses formes, que ce soit le « criticisme » de Kant ou le « positivisme » d’Auguste Comte ; et, la raison étant elle-même toute relative et ne pouvant s’appliquer valablement qu’à un domaine également relatif, il est bien vrai que le « relativisme » est le seul aboutissement logique du « rationalisme ». Celui-ci, du reste, devait arriver par là à se détruire lui-même : « nature » et « devenir », comme nous l’avons noté plus haut, sont en réalité synonymes ; un « naturalisme » conséquent avec lui-même ne peut donc être qu’une de ces « philosophies du devenir » … »

p. 105 ; « Ce que nous avons en vue à cet égard, ce ne sont pas seulement des mouvements assez nettement définis, comme celui auquel on a donné précisément le nom de « modernisme », et qui ne fut rien d’autre qu’une tentative, heureusement déjouée, d’infiltration de l’esprit protestant à l’intérieur de l’Église catholique elle-même ; c’est surtout un état d’esprit beaucoup plus général, plus diffus et plus difficilement saisissable, donc plus dangereux encore, d’autant plus dangereux même qu’il est souvent tout à fait inconscient chez ceux qui en sont affectés : on peut se croire sincèrement religieux et ne l’être nullement au fond, on peut même se dire « traditionaliste » sans avoir la moindre notion du véritable esprit traditionnel, et c’est là encore un des symptômes du désordre mental de notre époque. L’état d’esprit auquel nous faisons allusion est, tout d’abord, celui qui consiste, si l’on peut dire, à « minimiser » la religion, à en faire quelque chose que l’on met à part, à quoi on se contente d’assigner une place bien délimitée et aussi étroite que possible, quelque chose qui n’a aucune influence réelle sur le reste de l’existence, qui en est isolé par une sorte de cloison étanche ; est-il aujourd’hui beaucoup de catholiques qui aient, dans la vie courante, des façons de penser et d’agir sensiblement différentes de celles de leurs contemporains les plus « areligieux »? C’est aussi l’ignorance à peu près complète au point de vue doctrinal, l’indifférence même à l’égard de tout ce qui s’y rapporte ; la religion, pour beaucoup, est simplement une affaire de « pratique », d’habitude, pour ne pas dire de routine, et l’on s’abstient soigneusement de chercher à y comprendre quoi que ce soit, on en arrive même à penser qu’il est inutile de comprendre, ou peut-être qu’il n’y a rien à comprendre ; du reste, si l’on comprenait vraiment la religion, pourrait-on lui faire une place aussi médiocre parmi ses préoccupations ? La doctrine se trouve donc, en fait, oubliée ou réduite à presque rien, ce qui se rapproche singulièrement de la conception protestante, parce que c’est un effet des mêmes tendances modernes, opposées à toute intellectualité ; et ce qui est le plus déplorable, c’est que l’enseignement qui est donné généralement, au lieu de réagir contre cet état d’esprit, le favorise au contraire en ne s’y adaptant que trop bien : on parle toujours de morale, on ne parle presque jamais de doctrine, sous prétexte qu’on ne serait pas compris, la religion, maintenant, n’est plus que du « moralisme », ou du moins il semble que personne ne veuille plus voir ce qu’elle est réellement, et qui est tout autre chose. Si l’on en arrive cependant à parler encore quelquefois de la doctrine, ce n’est trop souvent que pour la rabaisser en discutant avec des adversaires sur leur propre terrain « profane », ce qui conduit inévitablement à leur faire les concessions les plus injustifiées ; c’est ainsi, notamment, qu’on se croit obligé de tenir compte, dans une plus ou moins large mesure, des prétendus résultats de la « critique » moderne, alors que rien ne serait plus facile, en se plaçant à un autre point de vue, que d’en montrer toute l’inanité ; dans ces conditions, que peut-il rester effectivement du véritable esprit traditionnel ?
Cette digression, où nous avons été amené par l’examen des manifestations de l’individualisme dans le domaine religieux, ne nous semble pas inutile, car elle montre que le mal, à cet égard, est encore plus grave et plus étendu qu’on ne pourrait le croire à première vue ; et, d’autre part, elle ne nous éloigne guère de la question que nous envisagions, et à laquelle notre dernière remarque se rattache même directement, car c’est encore l’individualisme qui introduit partout l’esprit de discussion. Il est très difficile de faire comprendre à nos contemporains qu’il y a des choses qui , par leur nature même, ne peuvent se discuter ; L’homme moderne, au lieu de chercher à s’élever à la vérité, prétend la faire descendre à son niveau…  »

p. 134 ; « Les modernes, en général, ne conçoivent pas d’autre science que celle des choses qui se mesurent, se comptent et se pèsent, c’est-à-dire encore, en somme, des choses matérielles, car c’est à celles-ci seulement que peut s’appliquer le point de vue quantitatif ; et la prétention de réduire la qualité à la quantité est très caractéristique de la science moderne. On en est arrivé, dans ce sens, à croire qu’il n’y a pas de science proprement dite là où il n’est pas possible d’introduire la mesure, et qu’il n’y a de lois scientifiques que celles qui expriment des relations quantitatives ; le « mécanisme » de Descartes a marqué le début de cette tendance, qui n’a fait que s’accentuer depuis lors, en dépit, de l’échec de la physique cartésienne … »

p. 143 , « …on peut, lorsqu’on envisage des conséquences comme celles que nous venons de signaler, se demander si ces avantages ne sont pas dépassés de beaucoup par les inconvénients. nous ne parlons même pas de tout ce qui a été sacrifié à ce développement exclusif, et qui valait incomparablement plus; nous ne parlons pas des connaissances supérieures oubliées, de l’intellectualité détruite, de la spiritualité disparue ; nous prenons simplement la civilisation moderne en elle-même, et nous disons que, si l’on mettait en parallèle les avantages et les inconvénients de ce qu’elle a produit, le résultat risquerait fort d’être négatif. Les inventions qui vont en se multipliant actuellement avec une rapidité toujours croissante sont d’autant plus dangereuses qu’elles mettent en jeu des forces dont la véritable nature est entièrement inconnue de ceux mêmes qui les utilisent ; et cette ignorance est la meilleure preuve de la nullité de la science moderne sous le rapport de la valeur explicative, donc en tant que connaissance, même bornée au seul domaine physique … »

p. 147 ; « …plus un homme a des besoins, plus il risque de manquer de quelque chose, et par conséquent d’être malheureux, la civilisation moderne vise à multiplier les besoins artificiels, et comme nous le disions déjà plus haut, elle créera toujours plus de besoins qu’elle n’en pourra satisfaire, car une fois qu’on s’est engagé dans cette voie, il bien difficile de s’y arrêter, et il n’y a même aucune raison de s’arrêter à un point déterminé. Les hommes ne pouvaient éprouver aucune souffrance d’être privés de choses qui n’existaient pas et auxquelles ils n’avaient jamais songé ; maintenant au contraire, ils souffrent forcément si ces choses leur font défaut, puisqu’ils se sont habitués à les regarder comme nécessaires, et que, en fait, elles leur sont vraiment devenues nécessaires.  »

p. 181 ; « Il est même probable que nous ne sommes plus très loin de l’époque à laquelle se rapporte cette prédiction évangélique que nous avons déjà appelée ailleurs : « Il s’élèvera de faux Christs et de faux prophètes, qui feront des grands prodiges et des choses étonnantes, jusqu’à séduire, s’il était possible, les élus eux-mêmes. » »

p. 182 ; «  »beaucoup d’appelés, mais peu d’élus ». »

Extraits de La crise du monde moderne par René Guénon (Paris, Gallimard, 1946).

 

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