Histoire de la violence

Dans un récit-miroir saisissant, l’essayiste indien Pankaj Mishra autopsie le ressentiment des peuples depuis le XVIIIe siècle et « l’aveuglement » des Lumières.

Par Réda Benkirane (sociologue)

Le Monde, 17 juin 2022

 ¶ « L’Age de la colère. Une histoire du présent » (Age of Anger), de Pankaj Mishra, traduit de l’anglais (Inde) par Dominique Vitalyos, Zulma, « Essais », 462 p.,  (première édition : 2019).

Il est un grand récit qui constitue un miroir planétaire où toute l’humanité, en proie au ressentiment, à la haine et à la violence, est en mesure de se voir en face. Ce miroir permet de saisir d’un seul regard introspectif ce qui nourrit, depuis deux siècles et demi, son désarroi identitaire et son autodestruction immunitaire.

L’auteur de ce grand récit-miroir des peuples est un écrivain indien, Pankaj Mishra. Dans un livre saisissant, L’Age de la colère, il propose une vision unifiée des divers phénomènes de haine, de radicalité et de violence. Ce qu’il expose est à l’opposé de la fameuse/fumeuse théorie du clash des civilisations. Ce qui est souvent perçu comme un rejet des Lumières et de la modernité est en réalité, selon lui, une réaction d’individus occidentalisés, subjugués par le recours à la violence politique. Une part notable des « Modernes », d’un côté, est en proie à une rivalité mimétique et, de l’autre, se trouve ou se perçoit exclue de la promesse publicitaire de société libérale et prospère, de suffrage universel, d’égalité citoyenne et de droits humains, de promotion éducative et d’avancement personnel.

 

Différentes expressions d’outrance identitaire

Depuis la Révolution française et dès le règne de la Terreur (1793-1794), les Lumières inaugurèrent cette ère de la colère et de l’extrémisme. Dans leur sillage, de nouvelles affirmations politiques émergèrent tout au long du XIXe siècle, du nationalisme à l’anarchisme en passant par le terrorisme, conduites par des individus vivant aux marges des représentations idylliques de la raison éclairée, du progrès et de la modernité. Cela se poursuivit durant le siècle suivant, au-delà de l’Europe, les sociétés convergeant vers un même devenir où se donnèrent à voir différentes expressions d’outrance identitaire, fantasmant et magnifiant tour à tour la race, l’ethnie, la nation, la religion.

Ce grand récit constitue un cadrage théorique unifiant une variété de cultures emportées depuis le XVIIIe siècle par le vortex du capitalisme, tandis que la violence politique fascine les déclassés produits au fur et à mesure des fulgurations scientifiques

Selon cette perspective, les suprémacistes blancs, hindouistes, juifs ou les djihadistes actuels s’équivaudraient et exprimeraient un même ressentiment derrière leurs « différences qui se ressemblent » (Claude Lévi-Strauss). Pareillement, le massacre du Bataclan, à Paris, en 2015, serait la réplique nihiliste actualisée de l’explosion du Théâtre Bellecour de Lyon, en 1882, ciblé par des anarchistes voulant « en finir avec la fine fleur de la bourgeoisie et du commerce ». La sidération des attaques du 11 septembre 2001 entrerait en résonance avec celle d’innombrables attentats anarchistes qui décapitèrent notamment, au tournant du XXe siècle, un tsar, une impératrice, des rois et des princes, des présidents et des premiers ministres. Ce grand récit, véritable introduction à l’occidentalisme, révèle l’aveuglement des Lumières et leur versant sombre. Il constitue un cadrage théorique unifiant une variété de cultures emportées depuis le XVIIIe siècle par le vortex du capitalisme et de la société marchande, tandis que la violence politique fascine et ravit les exclus et les déclassés, produits au fur et à mesure des fulgurations scientifiques, techniques, industrielles et numériques.

 

« Chocs de modernité » et interdépendance négative

L’auteur, issu d’un village de l’Inde profonde, a tout vu, lu et su de la mondialité effervescente. Sa démonstration procède d’une analyse littéraire de romanciers et poètes italiens, allemands, russes, indiens, iraniens, arabes, etc. Tout commence et retourne finalement à la divergence de fond entre deux philosophes, Voltaire et Rousseau, sur l’attitude à adopter vis-à-vis d’un rapport commercial à la société comme à l’être-au-monde. A la suite de Rousseau, Nietzsche, Dostoïevski et bien d’autres thématiseront le sentiment de perte et de dépossession de soi.

L’histoire de la haine, de la violence et de la terreur de masse serait donc la face voilée et impensée d’une histoire aseptisée de la modernité occidentale n’ayant retenu que le récit consacré et talismanique de la société de marché, de la démocratie parlementaire, des droits de l’homme et du citoyen. La violence et le terrorisme d’aujourd’hui représentent en somme une série parmi d’autres de « chocs de modernité ». Au XIXe siècle, la violence nihiliste et anarchiste mettait en acte la « solidarité négative » (expression par laquelle Hannah Arendt désigne des mouvements de masse caractérisés par une absence de « responsabilité politique », un « nationalisme isolationniste » ou une « rébellion désespérée»), répandue dans toute l’Europe puis au-delà, générant guerres mondiales, génocides, carnages coloniaux.

Désormais, l’interdépendance négative et les chocs d’une modernité hypertrophiée affectent des milliards d’individus d’Afrique et d’Asie, sans que ni les structures sociales, politiques et économiques traditionnelles – effondrées depuis longtemps – ni aucun Etat-providence ne puissent être en mesure de les absorber. Nous serions, à cet instant précis de l’histoire du village global ou du vaisseau planétaire appelé Titanic, entre déchaînement de haine, guerres et catastrophes bioclimatiques à venir.

 

Réda Benkirane

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