Les nouveaux islamistes dans l’économie mondiale

Par Réda Benkirane, sociologue et chercheur associé au Centre Jacques Berque (Rabat)

 Le Temps, Vendredi 9 Mars 2012

L’avis de l’expert

Un an après le déclenchement des révolutions sociales arabes, la peur d’un déferlement intégriste et de vagues migrantes successives s’est avérée infondée. Un tournant majeur de la géopolitique mondiale a été consacré au Forum économique de Davos.

 Pour la toute première fois, des chefs de partis islamistes (marocain, tunisien et égyptien) nouvellement élus et issus d’une légitimité démocratique née du Printemps arabe, ont pris part aux réunions du Club des hauts dirigeants économiques. Ceux qui depuis une vingtaine d’années représentaient le principal épouvantail idéologique de l’Occident viennent d’être validés, dix ans après le 11 Septembre 2001, en tant que partenaires crédibles au sein d’un système mondial dont les bases économiques sont plus chancelantes que jamais.

Ralliement spectaculaire: relevons que les activistes qui ont mené la révolution en Tunisie et en Egypte, ou ceux qui ont manifesté pour une réforme de la monarchie au Maroc ne sont pas ceux qui ont accédé au pouvoir. Avec la montée synchrone au pouvoir d’islamistes partout au nord de l’Afrique, le plein assentiment américano-européen apparaît comme une manière de brider ou de contrôler des révolutions plus sociales que politiques qui, tôt ou tard, devraient reconsidérer des engagements relatifs à une souveraineté économique bradée auparavant par des autocrates compradors.

L’islamisme «orienté marché» qui maintient à bas prix l’acheminement des ressources énergétiques vitales à l’économie globalisée, serait un gage de stabilité pour le système mondial et en même temps un gage de démocratie. Certains régimes – celui des militaires algériens par exemple – sont tentés de lancer un processus électoral avec une victoire d’islamistes pour signifier une réforme en cours. Ainsi, l’économie libérale «certifierait» l’islamisme nouveau ou modéré qui à son tour «certifierait» l’ouverture démocratique dans le monde arabe…

Ajoutons à ce volet économique si déterminant que deux puissances financières, pétromonarchiques en l’occurrence, parrainent ces partis religieux partis à la conquête des parlements arabes. Le Qatar appuie diplomatiquement, médiatise, finance les mouvements issus de la matrice des Frères musulmans et promeut leur vision socialement conservatrice mais économiquement libérale. L’Arabie saoudite, de son côté, exporte sa doctrine théologique, le wahhabisme, inspire et soutient les mouvements dits salafistes (littéralement foi et fidélité «ancestrales»).

Il est beaucoup question d’éthique, d’identité et de valeurs «islamiques», mais il n’est jamais fait mention d’analyse clinique de la tragédie économique du monde arabe. De l’Atlantique au Golfe, l’économie rentière règne. On attend beaucoup et trop d’Etats patrimoniaux du Golfe, servis par une main-d’œuvre asiatique confinée dans des camps de travail d’où est absent tout droit syndical ou politique. Nulle réflexion ni stratégie dès lors qu’il faut considérer une économie basée sur la valeur «travail», sur la production de masse, sur le développement d’une base agricole et d’une autosuffisance alimentaire, sur une géopolitique de l’eau et des énergies renouvelables ainsi que sur la constitution d’ensembles régionaux viables. L’identification d’un modèle économique alternatif à la culture de la rente est le principal défi pour un bassin de population de plus de 360 millions d’individus.

Face à la transition sociopolitique que l’islamisme exprime, il s’agit de montrer une bienveillance prudente. Les islamistes ont été les principales victimes des dictatures arabes, leur attachement au respect des droits de l’homme, la légitimité démocratique de leurs récentes victoires électorales n’ont pas à être mis en doute. Ces partis sont parmi les mieux organisés, leur fonctionnement interne est lui-même souvent transparent et démocratique; leurs cadres sont souvent de formation scientifique ou technologique, maîtrisant les dernières techniques du management, du marketing et de la communication, acquises dans les meilleures écoles américaines et européennes. Ces «entrepreneurs en biens de salut» selon l’expression de Max Weber sont, à leurs corps défendant, les agents de la sécularisation en islam.

L’islam politique ou islamisme dans le monde arabe désigne aujourd’hui pour l’essentiel ces partis politiques légalistes et non violents pleinement engagés dans la démocratisation (du Parti de la justice et du développement marocain à la Nahda tunisienne en passant par le Parti de la justice et de la liberté égyptien), impatients de mettre en œuvre leur savoir-faire en matière de bonne gouvernance, de justice sociale, de lutte contre la corruption. C’est sur ces aspects concrets que leurs peuples vont les juger. Sous l’islam politique légaliste peuvent se ranger également des partis radicalistes tels que le Hamas palestinien et le Hezbollah libanais qui ont déjà eu la légitimité populaire et une représentation gouvernementale mais auxquelles manque une reconnaissance internationale qui implique un renoncement à l’usage de la violence armée contre Israël.

Aux côtés de l’islam politique classique, il faut également considérer les salafistes, nouveaux entrants en politique et qui se réclament d’une idéologie religieuse véritablement intégriste dont il faut légitimement s’inquiéter pour l’importance qu’elle prend au sein de l’orthodoxie sunnite. Le salafisme a été planétarisé grâce à la manne pétrolière, et sa diffusion s’est faite par les ondes satellitaires via des chaînes télévisées religieuses comparables aux chaînes évangéliques nord-américaines – où puritanisme et capitalisme s’accordent harmonieusement. Cette expression religieuse réactionnaire et contre-révolutionnaire a aussi sa frange extrémiste et violente (le salafisme jihadiste).

Quant au volet politique, les «nouveaux islamistes» s’inspirent de la Turquie qui fait depuis dix ans la démonstration qu’un parti islamiste peut contribuer à stabiliser et même à faire rayonner un pays à cheval entre l’Europe et l’Asie. Mais le modèle du parti turc AKP semble déjà dépassé par l’ampleur et la subversion contagieuse des révolutions sociales arabes et par le fait que la Turquie connaît récemment un net recul des libertés d’opinion et d’expression et un regain de répression au sujet de la question culturelle kurde. Rien n’est donc jamais définitivement acquis dans un processus de démocratisation…

De ce tableau général, il apparaît qu’il y a moins à craindre des partis islamistes que des partis salafistes au sein des démocraties naissantes. L’impression prévaut que les «démocrates musulmans» en devenir sont prêts à tous les accommodements avec l’économie de marché, la géopolitique du pétrole et du gaz, mais que le dernier bastion de leur dogmatisme idéologique se concentre non plus sur le pouvoir et l’Etat, mais sur la société, la famille et l’individu.

C’est enfin ce volet social qui représentera très probablement le principal enjeu entre les entrepreneurs de l’islam et les autres activistes des sociétés arabes. Là encore, tout reste à faire: il s’agit d’esquisser un projet de société – et non pas de ressusciter une image mythique du passé – où le rapport au pouvoir politique et à l’autorité religieuse, la citoyenneté, l’éducation, le statut des femmes (véritable indice de mesure du processus de libération), les droits des minorités culturelles et confessionnelles devront répondre aux lancinants mots d’ordre des révolutionnaires arabes: «liberté, justice, dignité».

 Réda Benkirane

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