par Réda Benkirane
3 février 1995
Il y a en Michel Serres un marin et un marcheur infatigables. Le philosophe, gascon d'origine, s'est attaché au fil de ses livres à multiplier migrations et métissages. Dès ses débuts en écriture, ce voyageur du savoir s'est investi dans un projet démesuré : chercher les jonctions possibles entre les sciences exactes, "dures", et les sciences sociales, "douces". Fuyant la guerre qui a trop collé à sa jeunesse, il avoue un amour sans bornes "des humanités", et confesse que le souvenir d'Hiroshima hante sa philosophie. Fils de paysan séduit par l'appel du large, "cathare" feignant de s'ignorer, on retrouve chez lui cette quête quasi sacrée d'une connaissance totale. Dans ses livres, l'encyclopédiste ne manque jamais de faire l'éloge du gaucher contrarié, parabole invitant l'apprenti à écrire indifféremment de la main droite ou de la gauche, à marcher sur ses deux pieds, penser avec les deux hémisphères du cerveau. Inclassable dans les écoles de pensée, il goûte peu aux colloques, et reste peu visible à l'écran cathodique. L'académicien porte excellemment son nom, strict invariant qu'il s'écrive à l'endroit, ou de droite à gauche.
"Doux, dur, tiers, fondations, flux, turbulence, bifurcations, messageries, échangeurs, flammes, nuages, chérubins"… Le langage est familier aux théoriciens du Chaos, mais il participe depuis toujours aux terminaisons qui innervent l'oeuvre, du Passage du Nord-Ouest à la Légende des Anges, et qui aident à parcourir le monde "à la vitesse de la pensée".
L'unique référence géographique de l'"Atlas" réside dans la dédicace du livre. Dès lors nous quittons l'espace trivial pour les espaces virtuels. Pour passer dans le virtuel, c'est-à-dire "au voisinage du réel", Michel Serres met à jour l'image vécue par les "errants". Toute traversée entre deux rives se décompose en trois parties. Lorsqu'un migrant parvient au "mi-lieu" de son trajet, il traverse un "espace des passages, transparent et virtuel". Ce "couloir neutre" a la triple caractéristique d'être équidistant de toutes les rives, frontières, identités, idiomes, d'annuler par là même toute leur différence, et aussitôt de toutes les réunir en métissage. Dans cet espace blanc, il y a de la place pour de la nouveauté. Car là au point exact du milieu, le philosophe entend qu'il se construit un espace "tiers" entre le local et le global. Michel Serres se demande alors si ce n'est pas lui, ce lieu véritablement universel, "que nous peuplons de réseaux". A partir de là, l'auteur entame un va et vient entre l'Aquitaine de son enfance et un paysage japonais qu'il observe adulte. A son extase devant un site printanier, un costume traditionnel, il émet que "l'autre illumine le même ou l'éloigné le prochain", avant d'en revenir retourné par ce qu'il portait déjà quand "le même illumine l'autre, et le proche le lointain!".
Lorsqu'il arpente la gamme des espaces et du temps "impliqués", le penseur se repère à l'aide de ses boussoles usuelles. La langue française, reposée sur ses fondations gréco-latines, habille la démonstration scientifique, qui elle reste en retrait, comme ultime et solide rempart au cas où l'exégèse sémantique ferait défaut. Quel public croirait ici à l'annonce du français déclinant? Michel Serres mène des voyages totalement désorganisés à partir de sa langue, belle, libre, exubérante, difficile pour son traducteur, stimulante pour le lecteur. Liant "du poème au théorème", le verbe-lierre de Michel Serres s'épand et s'éprend de tous les sens possibles, géographique, étymologique, artistique. Une fois c'est l'écrivain et la "langue usuelle" qui dé-couvrent la science, une autre fois, le scientifique enclenche le processus inverse. Ce logos étrange parce qu'au fond animé d'un raisonnement mathématique s'articule grâce à la chaîne des prépositions: ces particules fétiches chez l'auteur dessinent des cartes à partir de leur maillage de l'espace. Les "pré-positions" sont des échangeurs de voyages.
L'ouvrage répertorie entre autre les mondes virtuels qui logent dans le pli (!), qui "permet de passer du lieu à l'espace", parce qu'autant là "réside le secret du gigantisme et de la miniaturisation". Ce faisant, il est délicatement suggéré une autre épistémologie, non réductrice, qui "déplie" l'univers plutôt qu'elle ne le découpe. Le livre rapporte dans la même perspective le vol imprévisible de la mouche qui "expose, ô merveille, la raison et la sagesse du monde". Se pose ensuite la question de savoir pourquoi l'histoire des sciences trie les oeuvres selon l'obsession d'une rationalité pure, quand "elle fait semblant d'ignorer que l'alchimie constitue le principal en volume de celles de Newton".
Inventaire ouvert des nouvelles mappemondes, le livre se métamorphose progressivement et aboutit finalement en outil "multis-média" de la littérature mondiale. Retournez à la Grèce antique pour sonder le champ virtuel de l'Odyssée, où Ulysse n'en finit pas de dériver sur la mer d'Égée, tout comme n'en finit pas de se faire et défaire la toile de Pénélope. Puis revenez brièvement à la science-fiction de Jules Verne, admirez la prospective de ses Voyages extraordinaires. Goûtez au Horla, nouvelle de Mauppassant, cherchez-y la tension entre le "hors" et le "là", peut-être saisirez-vous que "l'excès de voisinage équivaut à un éloignement". Glissez enfin sur les pentes dessinées de Tintin au Tibet, à la recherche de l'abominable homme des neiges : vous ne serez pas au bout de vos surprises. Le lecteur se retrouve à son insu entré dans l'écriture en trois dimensions, vérifiant le livre interactif.
Comme à son accoutumée, l'auteur consacre un espace à la dénonciation de la violence, pour ce qu'elle "réduit la sagesse au silence". Pédagogue, il opte pour une utilisation optimale des réseaux tissés par câble et satellite. Il est dit que le virtuel "annule la distance" et qu'il ne coûte pas cher: l'enseignement et la formation si justement dits à distance sont donc plus que jamais possibles à l'intention des pauvres, eux qui constituent l'ordinaire réalité de la planète. Voilà le projet de société auquel le philosophe se prend à rêver, s'engageant s'il le faut jusque dans les bâtisses des Nations Unies. Lui dirons-nous que celles-ci se lézardent chaque jour un peu plus? Contre vents et marées, Serres, navigateur solitaire, soutient qu'il est messager d'espérance.
Serres: Points de vue sur le monde
les Etats-Unis : " Belle nature, laide culture ".
la Russie : " Laide nature, belle culture ".
l'Europe : " Belle nature, belle culture ".
le Sud : " Le tiers monde est promis à la mort : mort de faim, mort de maladie, mort de très peu d'espérance de vie (…) Le plus grand problème de la philosophie, et donc le plus grand problème de notre temps, c'est celui de la misère. Dans le cri d'horreur du tiers monde, j'entends quelque chose de beaucoup plus humain que notre post-modernité, qui me paraît souvent très dérisoire ".
le Nord : " Nous n'avons pas encore digéré la société de consommation. Nous ne sommes pas rendu compte de l'enchantement dans lequel nous sommes. Car nous sommes enchantés au sens de Merlin : nous sommes pris dans le gel, dans la drogue où la civilisation nous a placés ".
les rapports Nord/Sud : " Pour simplifier, il y a sur la planète les misérables et les drogués ".
le libéralisme, la croissance et la compétition socio-économiques : "Quel pays peut parier aujourd'hui qu'il ne sera pas sous-développé dans vingt ans ? Quel homme peut parier qu'il ne sera pas chômeur demain ? La concurrence à tout prix, c'est ce qui nous rapproche le plus des animaux. (…) Elle s'apparente trop souvent au darwinisme social. C'est-à-dire à l'application de la théorie de Darwin aux humains. Or, le malheur des bêtes est d'avoir été darwiniennes ".
la modernité occidentale : " très avancée du point de vue rationnel et si archaïsante du point de vue des conduites générales ".
l'information : " nous sommes aujourd'hui dans l'espace des signes, des réseaux, de la communication. Tous les grands affrontements, les grandes appropriations de vérité se situent désormais sur ce terrain, davantage qu'au niveau des faits. (…) Du moment que les médias créent un nouveau réel, on a l'impression que le réel vrai fout le camp. En d'autres termes, mes contemporains ne prennent plus le parapluie le matin en regardant le ciel, mais la télévision. Donc le ciel est dans la télé ".
le savoir et l'éducation : " L'ancien schéma de vie supposait l'arrêt de la formation à douze, seize ou trente ans. Il est obsolète. On le remplacera par la formation continue, de la naissance jusqu'à la mort, avec beaucoup d'occupations professionnelles. Cela suppose une transformation totale de la pédagogie, de l'éducation ".
l'usage du français : " Actuellement, les savants, les publicistes, les journalistes parlent anglais. On voit sur les murs de Paris beaucoup plus de mots anglais qu'on ne voyaient de mots allemands pendant l'occupation. Tous les gens qui ont une quelconque responsabilité, dans mon pays, ne parlent plus ma langue. Par conséquent, j'appelle le français " la langue des pauvres ". Et je la soigne comme je soigne en général les idées que j'ai sur les pauvres ".
la philosophie : " Si la philosophie vaut une heure de peine, il faut qu'elle soit pour tout le monde. Sinon, elle devient instrument de pouvoir ".
le pouvoir : " Quand une chose est du côté du pouvoir, elle est mal partie ".
Extraits d'un entretien paru dans Le Nouveau Quotidien, Lausanne, 1er novembre 1992.