Le syndrome du Golfe

par Réda Benkirane

Tribune de Genève

17 janvier 1997

Le 17 janvier 1991, il y a donc six ans aujourd’hui, les troupes coalisées déclenchaient la guerre du Golfe pour obtenir “la libération du Koweït”. Une quarantaine de jours plus tard, cette guerre prenait fin, ayant atteint tous ses objectifs. Les alliés déploraient tout au plus une centaine de morts. Un bilan triomphal. Mais six années plus tard, l’euphorie a laissé place à un réveil traumatisant.

En déclarant au mois d’octobre 1996 que 24 000 vétérans de la guerre du Golfe ont été contaminés par des agents neurotoxiques, le Pentagone met fin à cinq années de dissimulation et de dénégations sur le mystérieux syndrome du Golfe. Suite à la destruction de l’arsenal chimique irakien de Kamisiyah et de ses environs menée les 4 et 10 mars 1991 par des troupes américaines, quelque 5% du contingent américain envoyé sur sol saoudien serait d’ores et déjà affecté par cette maladie étrange perturbant gravement les systèmes nerveux central, respiratoire et cardio-vasculaire. Les officiels américains n’excluent pas de voir les chiffres enfler: 130 000 hommes étaient sur la ligne de front lorsque fut détruit 4,8 tonnes de gaz sarin. Un corps d’infanterie britannique se trouvait également dans la zone incriminée et le nuage chimique pourrait, d’après des simulations sur ordinateur menées par la CIA, s’être également propagé en territoire saoudien.

Ce ou plutôt ces syndromes recouvrent toutes sortes de troubles touchant non seulement les vétérans mais aussi leurs femmes et enfants: nausées, fatigue, névralgies, perte de mémoire, difficultés respiratoires, douleurs musculaires et ligamentaires, crampes, urticaire, problèmes sexuels, fausses couches, et un taux fort élevé de naissances avec anomalies physiologiques et autres déficiences sont les principaux symptômes provoqués par la contamination chimique. Pour ce qui est du mode de propagation de ce mal, les recherches s’orienteraient sur les risques de contagion par infections virale et bactérienne. Aux Etats-Unis, les associations de victimes du syndrome du Golfe estiment à plus de 80 000 le nombre de soldats américains atteints par le fléau.

De nombreuses interrogations subsistent quant aux facteurs qui seraient à l’origine du mal. Car outre la destruction du bunker chimique irakien, avaient été également mis en cause les vaccins administrés en prévention contre les armes chimiques, l’utilisation massive par les Américains d’uranium appauvri dans les projectiles antichars ainsi que les fumées toxiques des puits de pétrole koweïtiens en feu.

Une guerre “courte”, “propre” et “chirurgicale”, tel était en substance le message quotidiennement martelé des mois durant à l’intention de l’opinion publique occidentale. Les experts militaires avaient élaboré un marketing de haute volée collant parfaitement aux attentes du public et qu’on peut résumer de la sorte: consentir à mener une guerre sous réserve de réduire à peu près à zéro les pertes en vies humaines (occidentales). Il fallait également que la guerre soit perçue comme un affrontement à haute technologie, où les films de relations publiques produits par le Pentagone exhibaient des avions sophistiqués larguant des bombes “intelligentes”. A la télévision, une telle représentation, sans éclaboussures de sang et autres salissures humaines, offrait l’avantage de conforter les spectateurs américains dans un patriotisme exacerbé doublé d’un culte irréfléchi de la technologie. Stratèges, économistes, et autres spécialistes louaient les vertus d’un nouvel ordre international et d’une police planétaire.

Se peut-il que cette guerre ait été une des plus grandes opérations de manipulation qui soient? On peut légitimement se poser la question lorsqu’on voit comment l’administration américaine a cherché à couvrir la contamination de ses propres troupes par du gaz innervant. Cela en dit long, par ailleurs, sur ce qu’a enduré la population irakienne sous l’effet conjugué de la guerre et de l’embargo onusien.

La version bêta de la guerre de l’information révéla une couverture médiatique sans précédent mais qui parallèlement fut “contrôlée” (“censurée” était le mot utilisé pour le camp adverse) dans ses moindres détails par les militaires américains. Info ou intox? Jean Baudrillard, penseur de l’hyperréalisme a écrit un essai concluant que La guerre du Golfe n’a pas eu lieu. Et d’une certaine façon il a raison d’ignorer les 100 000 à 300 000 morts irakiens: ils n’apparaissait pas sur l’écran cathodique, confinaient qu’ils étaient dans le champ aveugle de la guerre. Aujourd’hui, la couverture médiatique à laissé place à une amnésie des événements. C’est dans ce contexte d’effacement de la mémoire collective (qui se souvient encore du feuilleton Desert Storm sur CNN?) qu’est survenue l’annonce du Pentagone.

Le syndrome du Golfe vient rappeler une évidence. Il n’est pas possible de mener une guerre par satellite, avion furtif et écran interposés. Le monde occidental voulait intensément croire à l’invincibilité de l’armée américaine, à ses capacités d’intervention. Refoulés dans l’inconscient collectif américain, les victimes du syndrome du Golfe rejoignent à présent les blessés, cicatrices peu glorieuses, de la guerre du Vietnam. Ayant vibré aux exploits aéroportés de leurs boys, les citoyens américains découvrent avec stupeur l’âpre vérité: des “dommages collatéraux” à retardement, ultime leurre de la “guerre-éclair”.

Réda Benkirane

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