par Réda Benkirane
21 avril 1995
Premier janvier 1994. Le jour même où l’accord nord-américain de libre-échange (ALENA) entrait en vigueur, la guérilla zapatiste faisait son apparition sur la scène politique mexicaine. Le principal dirigeant de l’armée zapatiste de libération nationale (AZLN) est le sous-commandant Marcos. Surnommé El Sub, c’est un personnage énigmatique qui cache son visage et son nom véritable. En octobre 1994, il raconte pour la première fois face à une caméra l’histoire du mouvement armé* .
Son aventure débute en 1984 lorsqu’il quitte sa ville pour l’Etat du Chiapas. “Nous, je veux dire le passe-montagne et la personne qui est derrière le passe-montagne, cherchions la réponse à une situation absurde, anachronique: pourquoi si peu de gens avaient tant et tant de gens avaient si peu ?”. Engagé dans un programme d’alphabétisation, il enseigne également l’histoire contemporaine du Mexique, et se lie à une poignée de militants révolutionnaires indiens.
Cantonnés dans ces montagnes, les premiers maquisards poursuivent leur utopie politique qui finit par s’enrichir d’une ascèse. Leur zone de parcours couvre le territoire craint et vénéré par tout descendant maya qui se respecte. “Ce secteur inhabité de la forêt était le lieu des morts, des fantômes, de toutes les histoires qui peuplent encore la nuit de la forêt Lacandone”. En quittant l’espace urbain pour ces massifs verts, le sous-commandant entreprend un exode inverse qui remonte le cours occulté de l’histoire mexicaine. Cette initiation lui fait découvrir entre autres les ressources immenses des légendes indiennes “si présentes”. Parvenu à ce seuil de connaissance, il passe alors de l’autre côté du miroir, et commence “à pénétrer ce monde de fantômes, de dieux qui revivent et qui prennent la forme d’animaux”. Sa perception du temps se modifie. En ces lieux, les événements restent indifférents à notre datation, ils peuvent s’être déroulés la semaine dernière, il y a cinq siècles ou au matin du monde. L’essentiel est que ce qui a lieu fasse sens pour les indiens, même si cela échappe à notre conception fragmentée du temps.
C’est le premier enseignement du sous-commandant Marcos. Dans le temps capté au fin fond de la jungle, le réel relève simultanément du mythe et de l’histoire. La légende nourrit l’action qui se mêle au rêve. C’est dans l’exercice d’une autre durée, endogène, que l’armée zapatiste a puisé et s’est constituée en force de changement. S’identifier à l’archétype de Zapata n’est donc pas un enfermement dans le passé, bien au contraire, il rend possible une transformation sociale. Voici la grande rupture avec la vision progressiste. Quant à la “gauche d’aujourd’hui”, perdue, “cynique”, elle est devenue “fan du néolibéralisme”.
La deuxième phase de la formation de l’armée zapatiste (1986-1989) est celle du ralliement de la paysannerie. C’est un problème très délicat pour le groupe fondateur qui manque de soutien et pour qui, jusqu’alors, ” la population était un fantôme “. La méfiance des maquisards est justifiée par l’existence d’un autre fantôme qui les suit de longues années, celui du Che en Bolivie, avec pour corollaire le ” manque d’appui de la paysannerie locale à une guérilla artificielle “. Mais Marcos réalise ce qui manquait au Che, une symbiose avec la réalité culturelle amérindienne.
Administré aux paysans même à dose légère, le pathos dénonçant l’impérialisme passe mal: “ta parole est dure” rétorquent les principaux intéressés. D’où la nécessité de développer une qualité d’écoute. L’historien est devenu entre-temps anthropologue, il converge vers l’approche de la théologie de la libération. Et lorsque les guérilleros “prennent” leur premier village, les habitants sont frappés par le fait que les rebelles viennent de la montagne, et non de la ville. Un lien mystique établit la concordance des récits immémoriaux accréditant cette venue avec la légende de Zapata.
“Nous sommes le produit d’une hybridation ou d’une confrontation dont nous sommes et, c’est tant mieux, sortis vaincus”. C’est le deuxième enseignement du sous-commandant Marcos. Il procède au renoncement de la vision dogmatique marxiste, doublé d’une immersion dans une culture à la mythologie fertile.
La troisième phase (1988 -1989) intervient lorsque l’armée zapatiste passe en quelques mois de 80 à 1200 combattants. L’AZLN vit un tournant décisif, celui de la “conspiration clandestine de milliers de gens “. Elle enraye au préalable le fléau de l’alcoolisme qui ravage la région…
Même si les autorités mexicaines affirment avoir révélé sa véritable identité, le doute subsiste sur Marcos. A force de vouloir éviter l’émergence d’un caudillo, cela a échoué reconnaît l’homme en question. Ce dernier ne veut ni de prise de pouvoir ni de martyrs dans ses rangs, car “pour lutter, il faut être en vie”. L’unique ambition est que les Mexicains puissent se voir dans “le miroir”. Ces “soldats d’un type nouveau”, composés pour un tiers de femmes, forment ” une armée dont le but le plus élevé est de disparaître”.
Voilà justifié en partie le passe-montagne ou le foulard barrant le visage des insurgés. C’est le troisième enseignement du sous-commandant Marcos. L’horizon stratégique de la guérilla zapatiste est un horizon virtuel: “pour qu’on nous voie, nous nous sommes masqués le visage; pour qu’on nous donne un nom, nous avons pris l’anonymat; pour avoir un avenir, nous avons mis notre présent en jeu; et, pour vivre, nous sommes morts “. La lutte des indiens se veut un combat démocratique, elle exhorte au culte de la puissance plutôt qu’à l’exercice du pouvoir.
D’une certaine manière, elle a d’ores et déjà atteint ses objectifs. En défiant un régime réputé intouchable, elle a mis à nu l’envers du décor : mal-développement, effondrement économique, mafias politiques et cartel de la drogue.
* La véridique légende du sous-commandant Marcos, de Tessa Brissac et Carmen Castillo, INA (France). Sélectionné aux rencontres Medias Nord-Sud de Genève (avril 1995).
Réda Benkirane