Mouna Hachim, « A la reconquête du sens. Pour une raison agile en islam », Maroc diplomatique, 19 juillet 2021
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C’est à une expédition novatrice que nous invite «la reconquête du sens» de Reda Benkirane : repenser la religion à la lumière des sciences de la complexité.
Dans une belle illustration de « transversalité interdisciplinaire », cet ouvrage va au croisement et à l’articulation des savoirs, tranchant avec l’hyperspécialisation outrancière qui crée un fossé là où tout est connecté.
Un voyage polyphonique nous plonge ainsi dans différents mondes via leurs penseurs, leurs civilisations, leurs concepts, leurs notions, etc., dans une perspective cosmopolite en phase avec la philosophie prônée et avec le principe d’interculturalité des savoirs. Surgissent des rencontres croisées, parfois surprenantes – notamment entre les travaux de Mohamed Iqbal et de Gilles Deleuze – comme les principes et techniques des sciences non linéaires avec le texte coranique ou la coranologie avec la monadologie leibnizienne…
Il s’agit incontestablement d’un renouvellement de la réflexion, qui est mis en action, déroulé devant nos yeux dans la manière même de traiter le sujet : démarche nomade mouvante dans l’espace et le temps, hybridation intellectuelle, libération de tout diktat ou cloisonnement identitaire, puissante activité mentale, agile et élargie, prise audacieuse de risque, acte créatif concret, engagé, tourné vers l’avenir…
Une telle liberté de pensée, distancée des jougs dogmatiques, ne peut qu’imposer une distance critique vis- à-vis de plusieurs représentations historiques, sociologiques, géopolitiques, renvoyées dos à dos. Ainsi les rationalistes, qui appellent à la renaissance du mouvement mutazilite, ne sont pas suivis par l’auteur car selon lui ils feignent d’ignorer que leur apogée fut appuyée par une «raison inquisitoriale» du Prince. De même les salafistes contemporains (bien que la pensée salafie soit là encore, objectivement expliquée dans son contexte à travers le temps) sont perçus comme des rêveurs nostalgiques de l’État médinois des origines, n’hésitant pas à pactiser avec la transgression symbolique opérée par la religion du marché. Pareillement, les «observés» et «observants» de l’islam sont décrits comme pathologiquement crispés autour de la question identitaire.
Un voyage polyphonique nous plonge ainsi dans différents mondes via leurs penseurs, leurs civilisations, leurs concepts, leurs notions…
L’auteur se désolidarise par ailleurs de certains tenants de la pensée islamique du fait de leur faillite à leur promesse de libération décrétée pendant la période coloniale et dans leur conservation d’un conformisme stérile prétendument attaché à des ancêtres autrement plus en phase avec leur temps. De même, les défaillances des forces, dites libératrices et progressistes, sont mises en évidence dans leur discours sur l’islam. Tout au long du livre, une critique est adressée également aux pseudo-soufis pour leur ankylose intellectuelle, l’effet sédatif de leur discours, leur connivence avec les pouvoirs et leur avidité matérialiste aux antipodes de la voie des soufis véridiques. La reconquête du sens entreprise dans ce livre se démarque tout autant du rationalisme classique et de sa raison des Lumières comme «philosophie de l’aveuglement». Cette critique englobe le réductionnisme des islamologues transformés en agents de renseignement, focalisant sur l’instant présent sans appuis profonds (alors qu’un autre regard audacieux est porté sur la contribution des orientalistes avec notamment la mise en avant de la démarche de Jacques Berque). Dans cet ordre d’idées, sont pointés les guerres préventives de l’Occident, les drones américains (tout en dénonçant la posture victimaire annihilant l’action et bloquant toute logique libératrice)… Même la science est invitée à faire son autocritique et à se débarrasser de son carcan classique et de ses errements…
Enfin, le regard critique reste de rigueur envers la pensée de Mohamed Iqbal («n’étant pas du tout dans la posture de célébration d’un maître-penseur») pour aboutir à une approche vivifiante et originale ne cédant pas à la facilité et débusquant les contradictions à travers des éclairages frappants.
Parmi ces éclairages, le livre montre, plutôt que la réislamisation, la déislamisation en cours. Car dans cette phase fondamentaliste, c’est à une «sortie de l’islam» que nous assistons au lieu du tant proclamé «retour du religieux». L’illustration en est donnée avec la victoire et la revanche de l’oligarchie marchande mecquoise sur l’histoire. Sa transformation et sa démolition de l’espace sacré sont autant de profanations glorifiant le capitalisme triomphant. Pareillement est mis en évidence le décalage entre le matérialisme des contemporains et la méthodologie expérimentale en tant que production culturelle arabo-musulmane permettant l’essor des sciences exactes. Dans ce cadre, les mathématiques sont abordées sous un angle anthropologique, philosophique, spirituel et bien sûr logique. Une raison mathématique est ainsi proposée pour sonder la pensée théologique. Et l’histoire des sciences contemporaines est investie pour ré- humaniser la raison religieuse en islam victime, entre autres, de son matérialisme, de l’aridité et de l’arrogance de ses clercs…
La pensée philosophique de l’iqbal se présente alors comme un rationalisme mystique nourri de plusieurs apports depuis les philosophes médiévaux jusqu’à Mohamed Iqbal, enrichi des avancées des sciences modernes et de leurs logiques non-linéaires…La philosophie, au croisement de la science et de la religion, propose ainsi de renouveler le champ philosophique de l’islam dans une volonté de rationalisation de la foi loin de toute logique dichotomique mais bâtissant plutôt «un pont interculturel et interdisciplinaire».
Le regard sans concession de l’auteur reste néanmoins chargé d’espoir vis-à-vis de la jeunesse, de ses humanités numériques et de l’activité vitale de l’esprit…
En filigrane, ne nous échappe à aucun moment que dans cette primauté accordée à l’empiricité, à l’action, à l’agir, c’est l’acte libérateur qui est visé. Le livre plaide pour une libération de la théologie là où on avait focalisé sur une théologie de la libération n’ayant pas tenu ses promesses ; pour une libération du religieux de l’esprit tribal, des mentalités de l’obsession du souvenir, des dogmes, des interdits. La libération des idées remises à la circulation cherche à se démarquer de l’immobilisme ambiant devenu un trait calcifié de civilisation. La libération touche également le savoir qui doit s’émanciper d’une architecture verticale en faveur d’une trame rhizomatique. Il s’agit également de se libérer de la recherche du poids de l’autorité et des lectures différentialistes automutilantes pour aller vers l’universalité…
Et qu’est cette quête de «dialogue polyphonique des mondes», si ce n’est la démonstration d’un profond humanisme.
Mouna Hachim