Turquie, l’intégrisme laïque contesté

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par Réda Benkirane

Tribune de Genève

11 janvier 1996

Lorsqu'aux dernières élections législatives turques survint la courte victoire du parti islamiste, le Refah, il était prévisible qu'elle ne changerait pas grand-chose sur l'échiquier politique. Mais l'événement consacre néanmoins une nouveauté dans l'histoire ultra laïque de la république et soulève bon nombre de questions sur ses évolutions futures.

De faible incidence politique, l'événement électoral prend tout son relief sur le plan culturel. Certains observateurs identifient un peu rapidement le Refah à une montée de l'intégrisme et à la fin du pluralisme démocratique. Mais peut-être s'agit-il de tout le contraire: cette percée, même modeste, ouvre le jeu en Turquie, car en brisant le dogme laïc, l'islam politique travaille aussi à une reconnaissance/intégration du nationalisme kurde. L'effet de levier déclenché le 24 décembre dernier pourrait entraîner d'ici 2000 la fin de l'absolutisme laïc mis en place par Atatürk, et surtout la fin de la guerre avec le PKK.

Un peu d'histoire: lorsqu'au début des années 20 le héros de la lutte d'indépendance Mustapha Kemal (Atatürk) prend en main les destinées de la Turquie, il veut se débarrasser des structures pesantes et décadentes de l'empire ottoman. En rétrécissant l'empire multiculturel à un espace national turc, il affronte d'emblée deux difficultés majeures, la place de la religion et celle du particularisme kurde. Plutôt que de réformer et fondre, par une sécularisation progressive, ces deux forces – globale et locale – dans son esquisse nationale, le "Père de la Turquie nouvelle" règle ces questions en les ignorant purement et simplement: elles seront les exclues de la République.

Entre 1925 et 1930, une série de mesures est adoptée visant à marquer une rupture définitive avec un passé défait: l'usage de la langue (et jusqu'au mot) kurde est constitutionnellement proscrit. L'alphabet arabe est remplacé par les caractères latins. Sont entre autres interdits l'enseignement et les ordres religieux, l'appel à la prière et la récitation coranique en arabe, et même le fez, la coiffe traditionnelle masculine. Pour imposer sa religion du progrès, Mustapha Kemal n'hésite pas à mener des exécutions sommaires et des déportations de population.

Si son entreprise de modernisation fut bénéfique à maints égards, le kémalisme est allé en revanche très loin dans le processus d'acculturation de l'âme turque. Paradoxalement le kémalisme, ce culte de la nation basé sur une laïcité absolue, s'est revêtue d'une allure sacrée qui frise le fanatisme. Ainsi le pays continue de commémorer fiévreusement la mort du "Chef éternel" survenue en 1938 et dont la dépouille repose dans un monumental mausolée d'Ankara: à chaque anniversaire, 63 millions d'âmes suspendent leur souffle pour observer la minute de silence obligatoire.

Finalement le modèle turc est une forme d'"intégrisme laïc" dont la particularité est de s'être focalisée contre la libre expression d'une langue (locale, le kurde) et d'une écriture (traditionnelle, à connotation spirituelle). Aujourd'hui les effets retour de cet autre intégrisme confirment que la culture a horreur du vide: on ne peut enrayer par décret, ou même par le feu, une langue, un signe religieux. 12 millions de kurdes (20% de la population turque) sont ignorés, leur langue étant à ce jour interdite de publication. Les citoyens turcs, musulmans à 99,9% et dont le nombre a quadruplé en 70 ans, sont incapables de déchiffrer leurs archives historiques pour cause d'incompatibilité d'alphabet.

Les Turcs cachent mal leur schizophrénie identitaire issue d'un trop-plein d'histoire suivi de la grande coupure que, jusqu'à présent, les courbes de croissance ne peuvent effacer. Les annales relatent un passé composé méditerranéen, pluri-ethnique, qui s'étirait de l'Adriatique à l'Oranie. Aujourd'hui, le régime politique, connu pour ses atteintes aux droits de l'homme, s'affiche au mieux comme un marche-pied atlantiste et occupe un rang secondaire au sein de l'espace européen. Les Turcs se sentent appartenir à l'Europe, mais ils savent, en leur for intérieur, que celle-ci les rejette. Mêmes leurs solidarités européennes, en Bosnie et en Tchétchénie, jouent contre leur intégration. Les bombes du PKK, la guerre menée par le régime dans le sud-est anatolien ajoutent de la violence à leur profond malaise.

Trop simpliste, l'équation laïque turque devra se complexifier pour prendre en compte les "identités gigognes" qui ne peuvent différer plus longtemps leur redéploiement. L'islamité comme identité profonde, la spécificité kurde comme identité régionale doivent entrer en république, au prix d'une révision notable de la Constitution.

Le rôle de l'Europe? Soit elle considère la Turquie comme sienne et voit dans l'émergence de l'islam turc un mouvement fédérateur de l'islam européen. Soit elle se cantonne au culte superficiel de la diversité et du multiculturalisme, tout en s'abandonnant au réflexe d'islamophobie. Une option possible dans la gestion des risques géopolitiques serait de reconnaître, intégrer et impliquer le Refah, pour en faire de même avec l'interlocuteur kurde à venir.

Intermédiaire obligée des "Emirats du XXIe siècle" membres de la CEI, la Turquie rayonne déjà dans l'immense périphérie turcophone de la Russie. Si elle accordait sa politique à sa réalité culturelle, elle serait être cette "communauté médiane" entre Asie centrale, Moyen-Orient et Europe occidentale. Le pluralisme turc, ressourcé dans sa civilisation, dynamisé par l'appartenance européenne, pourrait être un exemple et un facteur de stabilisation dans une zone charnière et participerait ainsi à la revivification du bassin méditerranéen.

Réda Benkirane

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