Hommage à mon ami Ahmed Ben Bella

Par Réda Benkirane, sociologue et chercheur associé au Centre Jacques Berque (Rabat)

 Le Temps, Mercredi 18 avril 2012      Mediapart, Mercredi 25 avril 2012

 

 A quelques semaines de la commémoration du 50e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, Ahmed Ben Bella, son premier président, membre fondateur du FLN, militant révolutionnaire et des droits de l'homme, s’est éteint paisiblement à son domicile à Alger, le 11 avril 2012, à 96 ans.

Celui qui avait traversé tout le XXe siècle, combattu lors de la seconde guerre mondiale, déclenché la lutte armée du 1er novembre 1954, enduré la prison et l’exil, n’a pas survécu plus de deux ans au décès de son épouse Zohra Sellami. Il l’avait épousée en captivité après le coup d’État à la suite duquel il fut mis au secret quinze années durant.

Pour « Si Ahmed », l’amitié, la fraternité et l’engagement comptaient par-dessus tout. Adhérant dès 1937 au Parti du Peuple Algérien (PPA), lui qui n’avait jamais cessé d’affronter la violence coloniale, le combat contre le nazisme et l’anti-impérialisme, les luttes fratricides et les trahisons, n’était animé ni par la rancœur ni par l’amertume : il avait cette baraka. Tous ceux qui, en Suisse notamment, le connurent savent ce qu’il a représenté comme force et joie de vivre, comme courage et intelligence politiques. Ils savent l’humanité dont Si Ahmed était porteur.

J’ai passé près de quinze ans à l’ombre de ce monument de l’histoire et j’ai été aussi son proche compagnon, lors de moments difficiles d’exil et d’isolement. Il fut mon mentor. Tout au long des années 1980, avec Si Ahmed, la jeunesse fut exaltante : il y eut des rencontres extraordinaires avec des personnages tels que Pablo (Michel Raptis), Ali Mecili, Georges Habbache et tant d’autres. Et je ne compte pas tout ce que le monde arabe, l’Afrique et l’Amérique latine avaient comme représentants de mouvements révolutionnaires, progressistes, religieux, humanitaires qui le rencontraient, travaillaient avec lui et qu’il aidait toujours, du mieux qu’il pouvait. Il était l’homme du don et de l’échange. Et de la parole donnée.

Dès 1962, il fit d’Alger la capitale de tous les révoltés et autres indignés de la planète. Même Nelson Mandela y avait suivi un entraînement militaire en 1962, à Maghnia, le village natal de Si Ahmed. Dans les années 1940, Ben Bella et ses frères d’armes contribuèrent à libérer la France et l’Italie : Si Ahmed se distingua et fut décoré pour faits exceptionnels de guerre lors de deux batailles, à Marseille en 1940 et à Monte Cassino en 1944 (alors que deux de ses frères moururent en 1914-1918 pour la France). Puis dans les années 50, lui et ses compagnons contribuèrent à libérer l’Algérie, en représentant ainsi des pays du Sud dont il se pourrait bien qu’ils constituent au XXIe siècle l’avenir de l'humanité.

Après la mort du colonel Houari Boumediene, libéré en 1980, Ben Bella prit le chemin de l’exil et de l’opposition. Accueilli en Suisse, « BB » était redevenu l’ennemi public No 1, menacé par la police politique de son pays, avec l’assistance active du ministère de l’intérieur français. Souvenirs personnels : expulsion de France de ses compagnons en 1983 suite aux pressions d’Alger (affaire de Montmorency), interdictions systématiques de sa revue mensuelle Al Badil, assassinat de l’avocat franco-algérien Ali Mecili à Paris en 1987 (scandale politique comparable à l’affaire Ben Barka survenue 22 ans plus tôt), un homme qui joua un rôle fédérateur entre le mouvement de Ben Bella et celui de Hocine Aït Ahmed, l’autre chef historique du FLN. Si Ahmed avait aussi anticipé et préparé, avec tout ce que l’Algérie comptait comme opposants et dissidents, les émeutes de l’automne 1988. Je me rappelle qu’une semaine avant un fameux 5 octobre, il me disait que quelque chose d’imminent allait éclater en Algérie. Vint alors très vite le temps de l’ouverture démocratique (1988-1991), puis celui de la prépondérance des islamistes du FIS (Front islamique du salut), du coup d’État de janvier 1992 et de la guerre civile qui s’ensuivit. Rentré en 1990 à Alger, Ben Bella reprit le chemin de l’exil en Suisse et ne cessa de plaider pour une réconciliation nationale – incluant les élus du FIS – politiquement consacrée par les accords de la plateforme de Rome signés sous les auspices de la Communauté de Sante Egidio de Rome (janvier 1995).

Au cours des années 2000, après la fin de la décennie sanglante, Ben Bella fut réhabilité par le régime algérien. Ses obsèques auront été l’occasion pour les Algériens de découvrir des archives filmées inédites du temps de sa présidence – qui avait toujours fait l’objet d’un déni historique. Cette dimension solennelle et nationale est une manière de réunir les Algériens à l’approche du cinquantenaire de l’indépendance. Cette commémoration autour de sa disparition pourrait être l’occasion d’ouvrir la voie à une réinterprétation de l’histoire de la révolution algérienne, et à toutes sortes de lectures des événements qui ont eu lieu depuis les massacres de Sétif et Guelma par les autorités françaises (1945) jusqu’aux deux cent mille victimes de la guerre civile (1991-1999). Car il n’y a pas qu’en Algérie où il y a eu déni d’histoire : la France doit une partie de son mal être identitaire au fait qu’elle n’a jamais reconnu sa responsabilité vis-à-vis de ce que les Algériens ont enduré de 1830 à 1962. Cette reconnaissance ouvrirait la voie à une reconnaissance de tout le passif colonial et esclavagiste en Afrique et en Outre-mer, et permettrait surtout à la France d’assumer l’histoire de sa diversité socio-culturelle d’aujourd’hui.

Ben Bella ne sera resté que deux ans et demi au pouvoir, et aura passé au total 23 années en prison. La privation de liberté avait parfait son itinéraire révolutionnaire par un devenir intellectuel. Si Ahmed pensait intensément le monde en train d’advenir: dès 1982, il parlait d’un système mondial « prédateur », d’une crise pas seulement économique mais « civilisationnelle », et de la nécessité d’adopter un mode de production non consumériste et un « autre rapport au monde et à l’environnement ».

Si Ahmed a eu une influence déterminante sur moi, et j’ai voulu mettre en acte son désir de comprendre le monde à venir, de participer à sa transformation. À un moment donné, j’ai compris qu’il me fallait finalement renoncer à la seule carrière que j’avais sérieusement envisagée : la politique. Il y a dans tout pouvoir quelque chose qui déforme et éloigne du réel. À part peut-être l’Helvétie et quelques pays scandinaves, leur démocratie directe et leurs responsables politiques dont on oublie vite les noms, la politique aujourd’hui semble n’être plus que cette pulsion de domination et de manipulation des individus. Et le monde a changé : les révolutions ne sont plus armées, elles sont pensées, et ce collectivement. Les logiques de savoir l’emportent sur celles du pouvoir. C’est la puissance de pensée et d’agir qui attire les peuples et transforme le monde, et non pas le pouvoir comme passion triste de quelques individus.

Le temps des leaders charismatiques est terminé, mais désormais de la Mauritanie au Yémen en passant par la Syrie et le Bahrein, ce sont des dizaines de millions de Ben Bella révoltés, libérés de la peur, qui veulent en finir avec l'oppression. Du pire des mondes possibles, miné par la corruption, la dictature et le népotisme, le monde arabe semble n’être plus qu’une gigantesque place de la libération. Les jeunes d'aujourd'hui sont en train d'accomplir la seconde phase de la libération nationale pour plus de justice, de dignité et de liberté. Nouveautés : ni leader, ni idéologie, le temps est désormais aux multitudes et aux intelligences collectives, connectives et cognitives. La montée des religieux est transitoire et de l’ordre de la pathologie identitaire tout comme sont pathologiques et pathétiques le repli identitaire de l’Europe et ses relents xénophobes. Et la libération ne concerne plus des territoires géographiques, mais des territoires sociaux, mentaux, psychiques pour tant de peuples en devenir. Il y a aussi ces indignés, ces 99% d’Europe et des États-Unis qui n’en peuvent plus d’être du bétail cognitif, soumis à la dictature de la finance (« l’économie ne ment pas »), à la théologie du marché et à sa main invisible. Nous ne sommes qu’au tout début d’une transformation des humanités.

C’est une ère possibiliste que le « printemps arabe » a entrouverte. Les nouveautés dont elle est porteuse vont dessiner l’évolution des prochaines décennies. Qui aurait cru que le sacrifice de Mohamed Bouazizi déclencherait la première révolution du XXIe siècle ? Qui aurait cru que Ben Bella et 400 de ses compagnons aient pu déclencher une insurrection qui mettrait un terme à 132 ans d’occupation coloniale ? La disparition d’un militant révolutionnaire comme Si Ahmed est aussi un moment de sérénité et de communion symbolique. C’est un passage de témoin et une foi en l’avenir.

 

Réda Benkirane

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