Le Temps, Vendredi 9 septembre 2011
L’avis de l’expert
Au matin du 11 septembre 2001, quelque 2800 civils perdirent la vie aux Etats-Unis du fait d’une vingtaine de terroristes armés de lames en plastique. L’attaque la plus meurtrière jamais entreprise contre les Etats-Unis s’est révélée être un cheval de Troie aéronautique qui a montré a posteriori les niveaux réels de vigilance et d’intelligence des services de renseignement et de sécurité américains.
Si Al-Qaida, la «Base» terroriste et déterritorialisée à l’origine des attentats, a pu ainsi donner une leçon d’échec à ses adversaires (en quelque sorte le coup du berger bédouin en Amérique en réponse à celui du cow-boy texan en Arabie), elle a par contre échoué quant aux objectifs politiques de sa lutte.
Cet acte inouï de prise des tours jumelles de New York (une tentative d’échec et mat en un coup unique) a certes démonté le mythe de l’hyperpuissance militaire, mais il aura eu un effet d’hypernuisance dans les relations internationales. En effet, les conséquences de ce 11-Septembre auront été plus que dévastatrices: l’administration Bush s’est aussitôt lancée dans une politique du talion qui s’est traduite par l’invasion de deux pays, l’Afghanistan et l’Irak, des centaines de milliers de morts et autant de blessés. Un des effets sournois des attaques d’Al-Qaida est l’hostilité que rencontre une minorité religieuse d’Europe et d’Amérique qui a nourri ressentiment et islamophobie contagieuse – et dont on a vu récemment l’expression pathologique dans un pays socialement aussi avancé que la Norvège.
Si donc l’administration Bush, par maints aspects de sa «croisade» contre «l’Axe du mal», a agi comme une sorte de théocratie postmoderne, il y a un raisonnement réducteur que certains de ses contempteurs ont vite emprunté, qui consiste à considérer Al-Qaida comme une organisation politique légitimement comparable à d’autres mouvements armés de la région moyen-orientale. Rien n’est plus biaisé que cette optique consistant à dire qu’il eut fallu et qu’il faudrait considérer certaines des revendications politiques de l’organisation de Ben Laden et d’Al-Zawahiri.
Cette vision soit-disant critique de la politique américaine reprend naïvement à son compte une comparaison insidieusement établie par le magazine Time entre Nasser et Ben Laden: le premier est l’homme arabe du XXe siècle, un officier libre et homme d’Etat issu du petit peuple égyptien, adulé par les masses, à l’origine du socialisme panarabe et de la lutte armée de libération en Algérie et le second, un fils à papa milliardaire qui a évolué tout d’abord au sein de la base afghano-pakistanaise de la CIA: son milieu socio-économique et son parcours idéologique se ressentent ainsi dans l’uniformité de sa vision du monde et la médiocrité de son discours politico-théologique.
Il y a une erreur logique à voir en Al-Qaida un mouvement de fond ou de masse en terre islamique, car celui-ci n’est aucunement en continuité avec l’histoire des mouvements de libération et de résistance du Maghreb et du Machrek. Et enfin on juge le terrorisme pas tant sur le plan de la légitimité de ses causes politiques ou de sa morale révolutionnaire mais sur ses objectifs et leurs traductions politiques. Seuls comptent en définitive les buts atteints.
La vision néo-tiers-mondiste, qui donnerait une légitimité révolutionnaire à Al-Qaida et de ses filiales, nie en réalité l’esprit du terrorisme qui est certes d’user de «tous les moyens nécessaires», mais pour parvenir à des objectifs qui, une fois atteints, transforment l’organisation terroriste en une organisation essentiellement politique. Autrement dit, le terrorisme est un phénomène transitoire dans l’évolution des mouvements de lutte armée. Et l’on peut affirmer sans être démenti par l’histoire contemporaine qu’un mouvement armé de libération (inter)nationale est un groupe terroriste politiquement abouti.
Que ce soit le sionisme et son mouvement armé l’Irgoun, le nationalisme algérien et le FLN, le nationalisme palestinien et les organisations parallèles de l’OLP, tous ont eu recours au terrorisme pour faire connaître leur cause et atteindre leurs objectifs (création d’un Etat, indépendance politique, reconnaissance internationale). Une nation comme l’Iran aura patronné des activités terroristes et se voit aujourd’hui reconnue en tant que puissance régionale. Quant au Hezbollah libanais et au Hamas palestinien, ils sont les exemples manifestes de réhabilitation et de reterritorialisation politiques du terrorisme; ils ont des représentants au sein de leurs gouvernements et la communauté internationale est toute prête à les reconnaître sous certaines conditions (qui ne dépendent que de leurs propres dirigeants). Rien de tel ne peut jamais s’appliquer à l’organisation -mère du terrorisme, Al-Qaida al Oum, qui a échoué dans ses objectifs: au lieu de libérer le Moyen-Orient des armées et des interventions étrangères, elle les a installées durablement et notamment dans la zone stratégique du Golfe et des pétromonarchies; au lieu de défendre les musulmans, elle a alimenté une guerre confessionnelle en islam, entre sunnites et chiites irakiens.
En recourant au crible des buts visés et des objectifs obtenus, la teneur et l’ampleur de l’échec politique et militaire d’Al-Qaida au cours des dix dernières années devient accablante si l’on compare avec les acquis d’autres mouvements armés de la région. Malgré sa capacité de nuisance dans bon nombre de pays, Al-Qaida reste au mieux une organisation-défaut s’insinuant dans les failles d’Etats en fragmentation et les vides politiques créés par des régimes autoritaires ainsi que par les éclaboussures collatérales de la politique extérieure américaine.
Une autre grille de lecture avancée pour donner une consistance idéologique ou théologico-politique à la «Base» consiste à sérier le terrorisme à but strictement politique d’Al-Qaida mère et celui de ses franchises «compromises» dans des activités mafieuses. Mais là encore, l’analyse ne résiste pas aux faits. Pour lutter contre la filiale Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) et ses activités de prise d’otages et de rançonnement, d’acheminement de la cocaïne en partenariat avec des réseaux mafieux internationaux, il est fait appel à des réponses appropriées d’infiltration et d’autres mesures de surveillance par les Etats concernés dans la région Maghreb-Sahel: mais alors comment fait-on dans le cas embarrassant du Maroc, le premier pays exportateur mondial de cannabis (un marché annuel de 10 milliards d’euros) aux portes de l’espace Schengen?
Il n’y a pas d’un côté une pureté révolutionnaire et de l’autre des pratiques mafieuses. Rappelons que les mouvements de lutte de libération et de résistance d’inspiration islamiste au Moyen-Orient et en Asie centrale n’ont eu aucun scrupule à se financer par des activités illégales et mafieuses. Ainsi l’Afghanistan, depuis plus de 20 ans, est un lieu de production d’opium qui a fait circuler d’énormes quantités d’héroïne, a cassé les prix sur le marché mondial et financé les mouvements armés. Avant cela durant les années 1970 et 80, la plaine de la Bekaa au Liban a inondé le marché européen de cannabis, et les mouvements armés du Hezbollah et de Amal en ont également profité pour s’équiper et se structurer.
En définitive, il y aura eu deux manières de combattre Al-Qaida. La première est celle de la «guerre contre le terrorisme» qui a utilisé la logique elle-même aveugle de «tous les moyens nécessaires» pour tenter de l’endiguer (occupations militaires, centres de détentions clandestins délocalisés, tortures, «dommages collatéraux» de masse). Nous savons aujourd’hui que la coalition internationale a échoué dans cette mission en Irak et en Afghanistan, et que Guantanamo restera dans l’histoire comme un goulag américain. Même si Ben Laden a fini par être abattu et que le réseau Al-Qaida est affaibli, la guerre des idées et des cœurs n’a pas été gagnée par ce camp-là, bien au contraire.
Mais l’autre manière de défaire Al-Qaida, en un cuisant échec et mat, c’est de déclencher une révolution sur une base infiniment plus large, sur une puissance rhizomatique plus subversive que le réseau de djihadistes déracinés et acculturés. C’est ce que font désormais les sociétés du Maghreb et du Machrek qui sont en marche vers la démocratisation et la sécularisation. Les peuples disent à leurs dirigeants autocrates «dégage!» et réclament de manière pacifique mais déterminée: «liberté, justice, dignité». Les immolations du tunisien Bouazizi et de quelques autres auront été les étincelles d’un feu révolutionnaire qui a, entre autres conséquences majeures, précipité l’obsolescence idéologique d’Al-Qaida.