La complexité comme manière de remplir et d’habiter l’espace et le temps

par Réda Benkirane

Communication présentée lors de la séance plénière finale
2ème colloque international francophone sur la Complexité,
La pensée complexe : défis et opportunités pour l’éducation,
la recherche et les organisations
sous le patronage d’Hervé BARREAU, Reda BENKIRANE, Pierre CALAME,
Jean-Paul DELAHAYE, Jean-Louis LE MOIGNE,
Edgar MORIN, Miora MUGUR-SCHACHTER et André de PERETTI.
Université Lille 1, 31 mars-1er avril 2010
www.trigone.univ-lille1.fr/complexite2010

 

Résumé: L’évolution récente de l’humanité est confrontée à un problème de croissance et d’excroissances. Les sociétés contemporaines, aussi sophistiquées soient-elles, sont contraintes par des limites physiques mais aussi psychiques qui précisent l’agencement des modes de vie possibles selon des formes viables et des bordures congruentes. La seule diplomatie qui vaille la peine, celle d’une politique de civilisation, s’exprime désormais selon une expression géométrique et une exploration combinatoire de l’existence humaine : comment paver le plan, sans le saturer ou le consumer ? Comment remplir et habiter l’espace et le temps de manière à éviter le pire des mondes possibles ? Comment poursuivre une prospective au sein d’un futur, flou et large, qui n’aurait pas forcément besoin de l’homme ? Selon nous, la Complexité entendue comme une épistémologie du pli est la mieux à même de nous faire comprendre ce problème de déploiement disharmonieux dans l’espace et le temps. Dans son souci du pli, du détail, de la manière d’exprimer le tout, la Complexité ne procède pas par coupure, ni par rupture, mais permet de penser la multi-pli-cité et sa plénitude en termes de pliage et de remplissage, de tissage et de métissage. Œuvrer à la mise en acte de la complexité entendue en ce sens-là, non intrusif, revient à introduire une thérapeutique douce pour une humanité de plus en plus marquée par la fragilité et la finitude.


Il me paraît ressortir des travaux et des retours d’expérience discutés dans le colloque « Complexité 2010 » une double préoccupation : nous sommes d’une part empreints du souci pratique d’évaluer des manières intelligentes, efficientes, viables de remplir et d’habiter l’espace et le temps, et nous sommes d’autre part animés d’un souci de soin et de prévention de tout ce qui vit et qui porte le vivant – car malgré ou à cause de la sophistication de nos sociétés, nous sommes confrontés à toutes sortes de maux, visibles et invisibles, nouveaux et anciens qui font que nous devons apprendre, plus que jamais, à prendre soin de nous-mêmes, des autres, de la culture et de la nature.

La question du remplissage de l’espace et du temps, et le souci de prévention et de soin de l’humanité se heurtent d’une part à des limites physiques (la biosphère est affectée, localement ou globalement, par le mode de remplissage hominien, à l’origine d’une extinction majeure des espèces) et aussi à des limites psychologiques(car nous sommes psychiquement exposés par les NTIC à des phénomènes de parasitage et de pollution des espaces mentaux qui font qu’à certains égards nous sommes déjà des post-humains).

Quand on dit remplir l’espace et le temps, on n’a encore rien dit : ici ce qui importe c’est l’art du détail, les règles que l’on applique, le motif, le sillage que l’on trace, la signature de ce remplissage. Tout est dans la manière, c’est-à-dire que la manière est une expression du tout.

En géométrie, la question du remplissage ou du recouvrement d’une surface par la répétition d’une ou plusieurs formes, sans qu’il y ait de chevauchement ou de vide, est une question ardue qui, dans la plupart des cas, reste, sauf erreur, indécidable : ce travail de remplissage des surfaces est mathématiquement profond. Le physicien Roger Penrose a proposé une solution technique de pavage du plan qui mobilise deux formes de losange qui a fait date. Or une étude récemment parue dans la revue Science a montré que les motifs géométriques qui décoraient murs et plafonds de palais, de mausolées et de mosquées d’Asie centrale du XIIIe siècle appliquaient la technique de pavage de Penrose [1]. Il est avéré que des artisans carreleurs d’Herat et d’Ispahan remplissaient le plan, sans vide ni recoupement, non pas juste en travaillant à la volée à coups de crayon et de compas comme on le pensait jusque-là, mais en combinant cinq motifs géométriques de base qui permettent de produire une complexité, des complexités d’ensemble.

Sur le plan géophysique, il me semble que ce qui se passe actuellement n’est pas sans rappeler les difficultés géométriques de pavage de plan. Beaucoup voient notre mode de remplissage et d’habiter comme une forme systématique de consumation de l’espace et du temps ; nous nous retrouvons à court d’espace, de temps, d’énergie. C’est un problème intéressant parce que ce n’est plus une question de calcul, de logique, de maniement mathématique de tuiles polygonales, mais un problème existentiel des multitudes humaines confrontées à un problème d’agencement de leurs multiplicités face au rétrécissement de l’espace et du temps, à la finitude de la biosphère. Pouvons-nous alors habiter l’espace et le temps autrement que par la forme qui s’est imposée et généralisée depuis plusieurs siècles ? Pouvons-nous trouver ou inventer l’agencement d’autres formes qui nous feraient utiliser moins et mieux l’espace, le temps et l’énergie ? La question devient passionnante dans le sens où elle nous engage dans un éclairage prospectif pour que l’homme reste dans la partie au sein d’un futur beaucoup plus flou, plus large et plus inattendu qui n’aurait pas forcément besoin de nous. Je crois que nous pouvons affirmer que la question est décidable, et mieux que nous pouvons théoriquement affirmer que oui, il est possible d’agencer plusieurs formes de remplissage – à identifier et déterminer – viables pour l’humanité. Mais il nous reste à trouver l’algorithme, la solution pratique et finie à un problème de finitude. La démarche heuristique pour approcher ce problème, c’est la quête d’un agencement possible, d’une diplomatie des modes d’habiter et de remplissage de la terre, ce qu’Edgar Morin et Sami Naïr avaient défini comme une « politique de civilisation ». Ici le mot civilisation, c’est essentiellement un arrangement tout particulier des sociétés pour évoluer et durer dans l’espace, pour paver le plan.

Ce qu’on peut d’ores et déjà avancer avec certitude c’est que la prochaine civilisation post-occidentale sera mondiale ou ne sera pas. Elle devra avoir pour signature une manière radicalement nouvelle de remplir l’espace et le temps et devra exprimer différents modes d’habiter qui devront être des formes congruentes, c’est-à-dire adaptées aux nouvelles contraintes des limites physiques et psychiques à respecter sous peine d’auto-disparition.

Ibn Khaldoun, l’auteur maghrébin du XIVe siècle d’une Introduction à l’histoire universelle, véritable chef d’œuvre de philosophie de l’histoire, a inventé un concept pour spécifier la civilisation : c’est le mot ‘umran qui en arabe vient d’une racine ‘a-ma-ra signifiant justement soit « remplir » soit « durer ». Le concept inventé par Ibn Khaldoun désigne un rapport à la fois à l’espace et au temps. Contemporain de Tamerlan qu’il rencontrera à Damas au moment de sa mise à sac par ses guerriers nomades mongols, le sociologue et historien définit un primat de l’histoire qui consiste en une dialectique des civilisations, des ‘umran donc, qui oppose le mode d’habiter et de remplissage bédouin, le ‘umran badawi, mode nomade de l’arrière-pays, du désert (le nomade ne migre pas, il cherche continûment, habite constamment un certain type d’espace) au mode d’habiter urbain, au‘umran hadari, lieu d’émergence, d’excellence puis de déchéance de la civilisation qui, selon la théorie khaldounienne, est par définition mortelle. Pour ce précurseur de la sociologie, ce sont les nomades, les ensauvagés porteurs de tous les maux qui ont l’énergie et la force de cohésion pour fabriquer de la civilisation selon un procédé de destruction créatrice. Selon la définition d’Ibn Khaldoun, une civilisation se définit par une certaine manière de remplir l’espace et le temps, une forme de complexité qui a sa durée propre. Il me paraît que l’éclairage historique d’Ibn Khaldoun est des plus pertinents, à la nuance près que la dialectique des civilisations fait place à un décrochage brutal et total. Le mode de vie nomade, de ceux qui sont porteurs de toutes les tares, mis au ban en périphérie, ne se déploie plus tant contre mais dans l’urbanité. Les cycles se superposent et amplifient l’urbanisation débordante du monde, la généralisation des villes, l’extension des méga- et méta-pôles. Notre problème aujourd’hui est un problème de centration et de concentration, de croissance et d’excroissance.

Depuis une vingtaine d’années, nous vivons sous le plein régime de réalité de la complexité : une complexité qui est l’instant délicieux entre ordre et désordre, le règne prometteur mais fragile entre monarchie et anarchie, entre cristal et fumée. Mais il y a complexité et complexités. On peut voir par exemple la complexité de l’œuvre de Beethoven quand il écrit en 1818 la monumentale Hammerklavier, 29ème sonate pour piano. Et puis il y a la complexité d’une œuvre qui consisterait en l’enregistrement de frappes sur un clavier par un chimpanzé pendant une quarantaine de minutes… A comparer la sonate de Beethoven, une des plus hautes œuvres pianistiques, et l’œuvre du chimpanzé, nous comparons deux types de complexités, celle fibrée, feuilletée, organisée qui est le produit d’un temps, d’un apprentissage longs, l’expression d’une âme qui parle à toute l’humanité – et dont Leibniz dirait « que ses plis vont à l’infini » – et celle du bruit, de la dissonance, ou du signal blanc, une complexité produite en temps court ou en temps réel. Et là encore mon leitmotiv sur la manière de remplir l’espace et le temps peut s’appliquer comme un crible pour distinguer les formes de complexités et d’interdépendances constructives et destructives qui abondent dans nos sociétés. Ainsi la sphère politico-médiatique – lieu de grande concentration de pouvoir – utilise massivement le bruit, la dissonance comme moyen d’attirer les foules et de les agréger en audiences des plus passives ; l’information excrémentielle tient lieu de signal. Mobilisant nos pulsions et leur instrumentalisation mécanique, des processus de téléguidage comportementaux nous actionnent en collectifs inintelligents et dociles, en vagues moutonnières qui acceptent tout de la situation – sociale, économique, politique – pourvu qu’on les gave de jeux, de culte des mondains, de la promesse du quart d’heure de célébrité, ou encore de l’intellectuel médiatique qui joue sur les passions tristes des foules, en faisant des gammes sur les boucs-émissaires du moment.

En ce qui nous concerne, nous sommes en quête d’une certaine complexité, celle qui a une profondeur info-techno-bio-anthropo-logique, produit de longs et lents calcul, vécu, cogito. Cette espèce fragile de complexité, on la retrouve en bordure de tous les possibles susceptibles d’amener tous les êtres, tous les individus, tous les simples dont parle Leibniz dans son court et éblouissant traité de la Monadologie à exprimer localement et de manière différentielle un tout harmonieux et intelligent. Chaque entité simple formule et détaille, selon son génie propre, sa tradition et sa variation, le même et unique monde. Nous l’exprimons tous différemment, ce même et unique monde « comme une même ville regardée de différents côtés paraît tout autre, et est comme multipliée perspectivement » nous dit encore Leibniz. Ce même et unique monde nécessite une diplomatie inspirée qui soit aussi l’exploration combinatoire des agencements des formes qui ne saturent pas et ne détruisent pas l’espace et le temps qu’elles occupent. Et je considère que le métier de diplomate qu’a exercé Leibniz informe beaucoup sur son style philosophique, sa quête d’un langage mathématique universel ou son art de la combinatoire. Inversement la pensée leibnizienne donne une épaisseur philosophique à l’acte diplomatique.

« Or cette liaison ou cet accommodement de toutes les choses créées à chacune et de chacune à toutes les autres, fait que chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et qu’elle est par conséquent un miroir vivant perpétuel de l’univers. »

Leibniz, Monadologie, § 56.

Pour en revenir finalement à l’aspect thérapeutique que j’évoquais au début, je nous vois ici réunis comme desmedecine-men, comme des artisans d’une science douce et humaine. Nous serions en quelque sorte des acupuncteurs qui cherchent à réparer et soigner le monde en travaillant localement sur les surfaces profondes sans rien couper, abraser ni abolir. Nous savons que le monde n’est pas plat, qu’il est non-euclidien et que la platitude est quelque chose de très local. Nous savons qu’en surface du réel affleurent le plus souvent du concave, du convexe, du rugueux, du fractal qui nous font découvrir que la surface est une profondeur parmi d’autres, qu’elle est probablement l’expression d’un métabolisme de la forme qui vient de loin et qu’il suffit d’observer la pellicule la plus extérieure de matière – mais selon des résolutions et des perspectives différentes – pour s’enfoncer en réalité, et voir apparaître des structures-gigognes, de la nouveauté. Plutôt donc que de couper, raboter et d’aplanir pour tenter de faire coïncider les bords des formes, peut-être faudrait-il travailler sur les plis, et les déploiements de la complexité qui procède souvent en enveloppement, et croît par invagination, dans le dedans du dedans. J’aimerais citer une fois encore Leibniz qui formule la plus belle des réfutations du réductionnisme :

« Chaque portion de la matière peut être conçue, comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin, ou un tel étang. »

Leibniz, Monadologie, § 67.

L’espoir est que sommes toujours plus nombreux à avoir compris que le réel ne se découpe pas aussi bien qu’il se plie et se déplie, qu’il s’étire et se contracte selon les termes implicites de la multiplicité. La complexité dans son étymologie confirme cette réalité du pli comme manière d’exprimer le tout, comme manière créative, poétique, et qui sait peut-être même spirituelle d’habiter l’espace et le temps.

Réda Benkirane

Références

Ibn Khaldoun, (1997). Discours sur l’histoire universelle. Al-Muqaddima. Traduit de l’arabe, présenté et annoté par Vincent Monteil. Paris : Sindbad-Actes Sud.

Leibniz, G. (2008). Discours de métaphysique. Essais de Théodicée. Monadologie. Paris : Flammarion.

Morin, E. et Naïr, S. (1997). Pour une politique de civilisation. Paris : Arléa.

Beethoven, L. (1818), Hammerklavier, opus 106, sonate no 29 pour piano. Interprétation de Giovanni Bellucci (2008), Beethoven Klaviersonaten und Symphonien 3, Turin : Opus 106.


[1] Peter J. Lu et Paul J. Steinhard, (2008). Decagonal and Quasi-Crystalline Tilings in Medieval Islamic Architecture. Science, volume 315, 23 février 2007, pp. 1106-1110.

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