Nextmodernity

Entretien mené par Denis Failly pour Nextmodernity (http://culture.nextmodernity.com), 10 janvier 2006


Denis Failly – « Reda Benkirane, pourquoi ce livre et ce besoin de faire « se raconter » des personnalités issues d’univers aussi variés (scientifiques, sociologues…?) »

Reda Benkirane  « Sans grandiloquence aucune, je crois que la raison d’être de ce livre est simplement de tenter de comprendre le monde de demain, et de fonctionner sur le mode de la curiosité plutôt que sur celui de la peur de ce qui va advenir, de tout ce qui pourrait advenir. Je suis à cet égard frappé de voir combien les sociétés technologiquement les plus avancées, politiquement les plus puissantes, militairement les plus imposantes sont tenaillées par la peur. Le thème de la complexité me paraît résumer les défis qui se posent à nous. Ce livre est le résultat d’une enquête ethnologique sur les sciences contemporaines où je cherche à lier langue avec la tribu des scientifiques et à leur appliquer la méthode des entretiens semi-directifs.  Le résultat est un objet qui déploie un collectif de cognitaires, tous attachés à l’étude de la complexité, de l’émergence, de l’auto-organisation, de la turbulence à travers divers phénomènes de la nature.

Il me semble que l’approche de la complexité peut être utile aux sociologues et anthropologues pour mieux saisir ces Touts sophistiqués (sophisticated wholes) ou ces ‘Nous’ subtilement enchevêtrés (les nôtres et les autres) qui abondent dans toutes sortes d’environnements.

Il est proposé des histoires de sciences comme autant de récits, de narrations possibles sur les sciences non linéaires qui triomphent aujourd’hui et montrent clairement ce que « changement de paradigme » peut vouloir dire. L’hyperspécialisation (quand on sait « de plus en plus de choses sur de moins en moins de choses ») touche  à sa fin. La monoculture de l’esprit n’est plus à même de saisir l’immensité des questions qui se posent à nos sociétés ni même indiquer le chemin à emprunter pour commencer à effleurer la surface des problèmes qui en résultent et qui demandent une multiplicité d’éclairages disciplinaires pour tenter non pas de les résoudre, mais de chercher tout d’abord à les exprimer. La science comme paysage de métaphores, catalogue des motifs de la nature…

A travers ces récits de sciences, on croit deviner à quoi pourrait un jour ressembler une sagesse de l’écart à l’équilibre. »

Denis Failly – « Possible fertilisation croisée des savoirs, transversalité des pratiques et raisonnements métaphoriques inter –  disciplinaires, n’est ce pas cela les points communs qui pourraient réunir toutes les personnalités interrogées dans votre ouvrage, en voyez vous d’autres ? »

Reda Benkirane – « Le principal point commun de ces scientifiques est la classe de problèmes à laquelle ils s’attaquent, c’est-à-dire un ensemble de questions sur lesquelles le réductionnisme n’a rien à dire: le fonctionnement du cerveau, celui du système immunitaire, le réseau génétique, la physique de la turbulence, les mathématiques du chaos, ou encore du hasard, les phénomènes d’émergence et d’auto-organisation si abondants dans la nature, voilà quelques pans entiers des sciences contemporaines que l’on peut tenter d’approcher grâce à la grammaire de la complexité, sa syntaxe caractéristique dont il s’agit tout de même d’avoir une idée si l’on veut pouvoir espérer comprendre ce qui est en train de se passer autour de nous. »

Denis Failly   « Pensez vous que la Complexité s’explique et vous sentez – vous une mission d’évangélisateur de ce point de vue à l’instar d’un Edgar Morin ou d’un Joël de Rosnay par exemple »

Reda Benkirane – «
Il ne me semble pas que le terme d’évangélisateur soit adéquat pour décrire le travail d’Edgar Morin ou celui de Joël de Rosnay. Par ailleurs, il ne s’agit pas de faire l’éloge de la complexité comme nouveau paradigme. Il faut également inclure une critique des sciences de la complexité.

Quant à moi, je suis un sociologue, plutôt éclectique, qui travaille comme une sorte de passeur de cultures. Contrebandier un peu, clandestin beaucoup puisque j’ignore les frontières disciplinaires, je travaille dans un espace informel, car je suis convaincu que si société de connaissance il y a, elle se fait de plus en plus en dehors de l’université et de l’enceinte académique.

Je travaille sur les liens, au croisement des sciences douces et dures, du nord et du sud, de l’orient et de l’occident.  Il nous faut aujourd’hui un savoir sociologique, anthropologique, philosophique sur les liens, les relations. Ce sont les relations qui définissent les êtres, les objets, et non le contraire. Tout ce qui peut nous aider à penser « l’entre », « l’inter », le « trans », le « pluri »ou encore « l’uni->vers » m’intéresse. »


Denis Failly
 – « Etes-vous optimiste quand à la prise de conscience par les décideurs (politiques, institutions, managers etc) que le monde est complexe, que le complexe se pense et suppose quasiment une « épistémologie de la décision » une revisite des représentations, une refonte des comportements…? »

Reda Benkirane – Je suis, sur le court terme, pessimiste quant à la capacité d’adaptation des politiques et en revanche plus optimiste quant à celle des représentants de la société civile mais aussi celle des acteurs du secteur privé. Sur le long terme, ce sera la loi de l’évolution qui imposera la gestion de la complexité, car face à la contingence intervenant dans un monde de plus en plus interdépendant, il s’agit de s’adapter ou de disparaître. S’adapter signifie qu’il faut abandonner la science du contrôle et de la manipulation pour verser dans une science participative de ce qu’elle observe. Il n’y a pas encore beaucoup de politiques qui ont compris qu’il faut paradoxalement opérer un « lâcher prise » avant de tenter d’influer sur le cours des événements.

Denis Failly –  « Que vous inspire aujourd’hui, au delà de la fracture numérique, les phénomènes de reliances et d’expressions par Internet, hors des agoras traditionnelles d’expressions , je pense ici aux blogs, tchats, social networking, communautés virtuelles, etc ? »

Reda Benkirane – « Tout ce qui sort de la matrice de la Toile reflète la Complexité, ses facettes multiples, son aspect parfois vertigineux et déroutant. C’est une métaphore puissante et en même temps une réalité concrète de ce qu’est la Complexité lorsqu’elle culmine en l’homme et dans le social. Or la Toile signale une mutation anthropologique majeure. De manière générale, la membrane de communication ubiquitaire qui s’étend, et recouvre la planète est le réceptacle de notre mémoire, de notre imagination, de notre créativité, de nos activités. L’interdépendance mise en avant par les mécanismes de la Complexité est tous les jours illustrée par la communication sur la Toile qui s’est affranchie – grâce à l’invention (ou la découverte ?) de l’espace-temps informatique – de certaines frontières liées à la physicalité du monde… Il est difficile de savoir où tout cela va nous mener – Sur-sapiens peut-être ? Nous sommes au tout début de la découverte d’un continent de la communication humaine, les sciences non linéaires peuvent nous aider  à décrire les phénomènes radicalement nouveaux qui y prennent forme. Pour un anthropologue, cela devrait être passionnant à observer. »

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