Achille Mbembe met à nu l’horreur de la domination

par Réda Benkirane


Lectures, Le Temps, 26 novembre 2013

raison_negreAchille Mbembe, Critique de la raison nègre. La Découverte, 2013, 224 pages.

A l’évidence, Achille Mbembe est une conscience de l’humanisme planétaire. Son discours, son écriture, ses intuitions et sa sensibilité captent on ne peut mieux ce monde en train d’advenir, où l’Europe (re)devient subalterne et où les sociétés de la Périphérie (re)deviennent mainstream.  Impossible alors de ne pas relire l’histoire de peuples anciennement dominés, de ne pas éclairer sa face sombre, comme par exemple la part des « cargos humains » dans le commerce triangulaire de l’Atlantique, la fonction machinique de l’homme noir, du Nègre, dans l’économie des plantations et l’avènement du capitalisme premier.

L’historien camerounais entend faire réfléchir sur ce qu’aura été le Nègre, en tant qu’« assignation raciale » autant que comme « appel à la race » de ses victimes. Le mot est aujourd’hui imprononçable pour tout ce qu’il charrie comme ségrégation, violence, surexploitation. Il faut le définir : nègre est l’humain foncièrement inhumain, singulièrement animal, corps essentiellement musculaire. Est nègre cet être secondaire dont la peau est de couleur noire et dont on aura exploité systématiquement la force motrice au moins jusqu’à l’avènement de celle des chevaux-vapeur. La raison nègre désigne cet être vivant porteur d’une rationalité limitée et d’une animalité étendue que l’Européen s’en va domestiquer. Achille Mbembé décrit l’univers (mental) de la domination propre à la raison nègre et même les citations qu’il relève de la part d’humanistes aussi empathiques que Voltaire, Hugo, Tocqueville les rendent, pour nous autres contemporains, explicitement immondes.

Pour tous ceux qui ignorent ou sous-estiment l’importance de la traite des noirs et de l’esclavage, les génocides et les exterminations du Nouveau Monde et de l’Australie, les conséquences du colonialisme, ce livre est incontournable. Il s’adresse pertinemment à un public européen, français en particulier, là où se perpétue plus ou moins inconsciemment un déni d’histoire coloniale. Mais il n’est pas sûr que l’ouvrage, par exemple au regard de l’Africain d’aujourd’hui, ne laisse échapper quelques « sanglots de l’homme noir », une certaine économie de la souffrance qui risquent de nourrir le sentiment victimaire et la colonisabilité des esprits. Il émane de cette écriture trop d’intelligence et de finesse pour ne pas regretter qu’elle puisse se laisser tenter par l’enclos identitaire qu’elle cherche à dénoncer.

Car il y a aussi dans cette Critique quelques (trop) brefs (et fulgurants) passages sur cette partie de l’humanité soumise au « racisme sans race », à une « forme de représentation primale », au « dispositif de sécurité » du capitalisme financier et cognitif. Et s’il faut déplorer que l’auteur ait somme toute manqué cette cible (penser le concept du Nègre dans le cadre non pas de la post-colonie mais de la postmodernité), on se prend à rêver à un ouvrage capital de l’auteur sur  cette question.

Réda Benkirane

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