par Réda Benkirane
3 novembre 1994
Le 1er novembre 1954, 398 nationalistes algériens déclenchaient la plus importante rébellion contre l'ordre colonial. Ainsi naissait le Front de Libération National. Sept années plus tard, l'Algérie accédait à l'indépendance, auréolé d'un immense crédit, c'était là l'état de grâce.
Pour les trois quart de la population algérienne, née après l'indépendance, la geste des hommes de Novembre est en totale éclipse. L'Algérie commémore dans le deuil le quarantième anniversaire du déclenchement de sa révolution. Car depuis janvier 1992 se joue entre soi une guerre qui ne dit pas son nom : la politique dite du "tout sécuritaire" a fait près de trente mille morts…
Pourquoi alors revisiter la mémoire de novembre 54 quand le présent est sous le signe de la terreur ? Pourquoi évoquer la création du sigle -FLN- qui a rompu depuis longtemps son lien charnel avec le peuple? Avec l'accélération de l'histoire depuis octobre 88 (une autre date importante de la société algérienne), le pays vit une période trouble, violente, imprévisible, bien que pas vraiment inédite. Les stratèges des chancelleries occidentales sont déroutés, et en premier lieu ceux du Quai d'Orsay. Aucune lecture n'est pertinente à partir des seuls paramètres actuels. Les informations économiques et politiques rapportées par les experts permettent au mieux d'évaluer l'ampleur des problèmes, mais rien ne vient nous informer sur la nature profonde des événements. Si ce n'est le recours à l'histoire.
Se souvenir permet aussi d'entrevoir l'avenir. Dans le cas algérien, une hypothèse, privilégiant les mécanismes internes, émerge et fait de plus en plus sens. Elle a l'avantage de proposer une grille d'analyse en même temps qu'elle éclaire et ouvre tous les scénarios possibles. Elle se base sur trois postulats :
Premièrement, la constance du mouvement national algérien. Les derniers développements de la situation en Algérie sont une nouvelle projection de ce qui s'est passé lors de la lutte d'indépendance, d'où la cohérence de la crise. Il y a une continuité dans les discontinuités, une filiation des événements. La persistance des maquis armés et la résurgence du particularisme kabyle s'inscrivent dans cette logique. Le réflexe de dissidence est un désordre induit par le fait colonial, il signale les carences d'un pouvoir central, son impossibilité à rétablir justice sociale et autorité de l'Etat.
En second lieu, la dimension culturelle des événements. Cette guerre est aussi un affrontement culturel. Depuis 1830, l'Algérie a vu son identité niée puis fracassée par la "mission civilisatrice" de la France. Au temps de l'Emir Abdelkader, le pays scolarisait 75% de sa population par le système d'encadrement des confréries religieuses (zaouias). Pour la même époque (1830-1840), le chiffre équivalait au taux d'analphabètes dans l'Hexagone. Au sortir de la tutelle française, les chiffres restaient sensiblement les mêmes, seulement entre-temps ils s'étaient complètement inversés. Trois décennies d'indépendance n'ont pas suffi à effacer ce traumatisme.
D'une certaine façon, il y a toujours poursuite/métamorphose du contentieux franco-algérien. L'enjeu n'est pas un sol à libérer, mais un socle, une personnalité culturelle à recouvrer. L'exacerbation de la crise identitaire aboutit à ce qu'aujourd'hui la francophonie et l'islamisme sont devenus des projets politiques qui s'excluent l'un l'autre. Le foulard à l'école française est prohibé, et l'usage du français à l'école algérienne risque le même interdit. Par ailleurs, certains acteurs soulèvent la question ethnique et seraient tentés par la dissociation d'identités "gigognes" immémoriales : l'islamité et l'arabité s'enracinant dans un substrat berbère dont le particularisme kabyle n'est qu'une des composantes. A terme, il y aurait là le risque d'une balkanisation de tout le Maghreb.
Troisièmement, la nature extrême de la violence. De la conquête de Bugeaud aux opérations de Bigeard, le pays a vécu, à intervalles réguliers, des insurrections populaires, des expéditions punitives, des massacres de civils jugés nécessaires à la relance de la "pacification". La terre, le peuple "au million et demi de martyrs" ont pour ainsi dire "capté" cette violence absolue exercée à leur encontre. Condensée et solidaire d'un espace symbolique où paradoxalement l'humour et la capacité d'autodérision ne sont jamais absents, la terreur exprimerait un point de non retour. L'Algérie profonde s'est exprimée récemment par deux votes successifs, et l'usage de la violence n'est apparu que lorsque furent épuisés les moyens légaux de la lutte politique. Ces assassinats aveugles qui n'épargnent, funestes nouveautés, ni les femmes ni les hommes de religion – musulmans et Gens du Livre, ces gorges tranchées, ces cadavres mutilés signifient la transgression délibérée de tous les codes. Une anthropologie des lieux dirait combien la violence est réminiscence du passé, l'ultime recours véritablement reconnu par tous.
A la différence, notable, de l'insurrection du 1er novembre 1954, celle qui sévit actuellement oppose des Algériens entre eux. Contrairement aux allégations du pouvoir en place, il n'y a pas de main étrangère dans le conflit. Mais il y a le regard de la France, l'ancien tuteur. Outre le fait que Paris fournit les prêts nécessaires au maintien du régime algérien, son regard pèse lourd dans la recherche ou non d'une solution négociée.
Les annales du FLN rapportent qu'il était possible de négocier avec les autorités françaises, au vu des contacts secrets noués dès 1956. Mais les dirigeants de l'époque s'entêtaient malgré tout à ne voir chez les nationalistes algériens qu'une organisation de "terroristes". François Mitterrand, alors ministre de l'Intérieur, déclarait : "l'Algérie, c'est la France" et "la négociation avec les rebelles, c'est la guerre". Il fallut poursuivre six années de lutte sans merci avant de se rendre à l'évidence. La France s'était totalement fourvoyée avec le FLN, découvrant à son insu une loi secrète de l'histoire contemporaine. Les terrorristes d'hier sont souvent les responsables politiques d'aujourd'hui.
Or aujourd'hui, à la différence des "terroristes" du FLN, ceux du FIS sont d'anciens élus qui ont de toute évidence une légitimité politique inscrite dans la Constitution de leur pays. En s'obstinant à les percevoir/représenter comme uniquement des "terroristes-intégristes", ne reproduisons-nous pas la même erreur de jugement que Mitterrand, "prisonnier de son passé" ? Au lieu de favoriser une réconciliation nationale, qui passe par la reconnaissance de toutes les sensibilités politiques et le retour au processus démocratique, on laisse gangrener une situation qui est en outre affectée du syndrome afghan. Tous les Algériens se retrouvent dans l'idéal de liberté porté par le soulèvement de novembre 1954. La guerre de 1994 est une douloureuse prolongation, elle se radicalise, la liste des victimes s'allonge, le pays se détruit chaque jour un peu plus. L'histoire bégaie, à quarante ans d'intervalle.
Réda Benkirane