par Réda Benkirane
Le Temps, 11 juin 2014
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L’avis de l’expert
Depuis près d’un quart de siècle, la Suisse peine à vivre la conscience de sa propre identité. Ce mal mine subrepticement le pays et risque à terme de se transformer en pathologie chronique et, par là même, incurable. Cette crise identitaire s’est déclenchée précisément à la fin de la Guerre froide et depuis n’en finit pas de se manifester à travers divers épisodes politiques et économiques. Durant la période 1945-1989, la Suisse a été surarmée pour affronter les défis du système mondial, ses valeurs de neutralité, de stabilité, de précision et de prévision étant parfaitement mises en valeur dans l’ordre bipolaire. Depuis lors, le monde éprouve l’accélération de l’histoire et une globalisation continue. D’ordre et de comput, le temps est devenu, à l’image de la météorologie, un mélange chaotique. C’est ce changement de nature qui a secoué la Suisse en rendant ses valeurs pérennes de peu d’utilité face à l’incertitude et à l’impermanence du monde.
Mais de quoi, au juste, le pays souffre-t-il? La Confédération serait-elle mal gouvernée, entre les mains d’une classe politique incompétente? Croulerait-elle sous le poids de dettes financières? Son économie serait-elle en train de péricliter? Le chômage obère-t-il l’avenir des jeunes ou même celui des seniors? Son territoire serait-il la cible particulière de menaces terroristes ou militaires? Un rapide balayage permet immédiatement d’écarter les doutes: il n’est pas question des fondamentaux économiques, de l’intégrité territoriale, mais de quelque chose d’impalpable qui relève d’une vision de l’avenir ou plutôt d’une absence de vision, d’une incapacité à se projeter.
Qu’est-ce donc qui ne va pas avec les Suisses? se demandent, interloqués, depuis deux décennies Européens et Américains qui, eux, ont traversé dans le même laps de temps maintes catastrophes et tragédies où ils eurent plusieurs fois l’occasion de mettre en jeu leur survie politique et économique. Les Suisses sont très enviés mais ne bénéficient d’aucune compassion pour leurs états d’âme car, n’ayant connu ni guerre, ni famine, ni faillite, ils sont un peuple qui n’a pas souffert et qu’on ne peut plus souffrir: leur société protégée, aseptisée de mille et une manières, bénéficie d’un niveau et d’une qualité de vie hors d’atteinte.
Dans cette perspective, il faut donc voir les votations du 9 février 2014 sur le rejet de l’immigration massive et leurs conséquences comme un épisode de plus – et probablement pas le dernier – d’une série qui s’allonge depuis un quart de siècle et où les choses ne tournent pas comme on s’y attendrait. Le problème vient de l’imprévu qu’engendrent des votes remontant des bas-fonds sociologiques, mais pas seulement car l’élite politico-économique révèle en des moments clés des hésitations, un manque de confiance en «soi», une incapacité flagrante à improviser en situation d’incertitude et de danger. Ainsi les votations du 4 décembre 1992, l’affaire des fonds juifs en déshérence (1996), les retards et autres dysfonctionnements de l’Exposition nationale (2001), la mort subite de la compagnie Swissair (2001), les campagnes de l’UDC contre les moutons noirs (2007) et l’interdiction des minarets (2009), la fin annoncée du secret bancaire (2008), la crise avec le clan Kadhafi (2008), tout cela dessine la psyché helvétique qui, derrière les apparences, pose cliniquement un certain nombre d’interrogations relatives à la fois à la peur des autres et au manque d’assurance en soi.
En parlant de crise identitaire, les lieux communs évoquent la barrière de rösti ou encore la prédominance du parti de l’UDC. Mais ce sont là des symptômes et non la cause de la fêlure du «nous» suisse qui sont offerts en spectacle au monde entier. Chaque votation qui ovationne l’UDC révèle l’ampleur du mal-être identitaire. C’est là la valeur ajoutée de ce parti que d’avoir su, par une communication de cartes postales (mentales) idéales, faire remonter en surface les impensés d’une Helvétie naguère heureuse mais de plus en plus paniquée par les vibrations et les dissonances du monde. Dépasser ce mal identitaire ne consiste pas à lutter contre les idées xénophobes de l’UDC mais à travailler sur ces impensés, ces refoulés, à pratiquer une sorte de psychothérapie collective sur les peurs sécuritaires, politiques, économiques et culturelles qui affectent une partie de la population – précisément celle qui est la moins exposée aux risques qui la terrorisent mentalement et la font somatiser jusqu’au point de mettre en péril la raison d’Etat.
Pour comprendre ce dont il s’agit, il faut penser la question de l’identité en termes de système immunitaire, de rapports de soi au non-soi. Le bon sens de l’homo helveticus croit se prémunir de la menace extérieure en opérant un repli stratégique de soi, en rejetant le non-soi, en se méfiant des agents internationaux économiques, politiques, culturels, scientifiques comme autant de chevaux de Troie. Mais en réalité, ce bon sens déclenche un processus d’autodestruction identitaire.
L’ancien conseiller fédéral Christoph Blocher a eu le «mérite» de mettre en évidence ce processus autodestructeur et de dire tout haut ce qui se dit en son for intérieur: lorsqu’il affirme que «les Romands ont toujours eu une conscience nationale plus faible», il exprime un refoulé que bon nombre de citoyens n’osent faire ressortir en surface. Son énoncé permet de valider la justesse de notre diagnostic et d’aborder de face l’âpre vérité qui en découle: la Suisse, qui n’aime pas trop les étrangers, ne s’aime pas beaucoup elle-même. Quand Blocher dit que d’autres Suisses ont tendance à avoir une «conscience nationale» [de soi] moins vive, il émet, à son corps défendant, le signe qu’il concourt lui-même à affaiblir ladite conscience quand il y a de la difficulté à reconnaître comme pleinement suisse [soi] une certaine catégorie de citoyens! La quête identitaire, on le voit bien, est une perte continuée de Soi, c’est une hémorragie de ce qui fait la vitalité et la résistance d’un système immunitaire. C’est la maladie des peuples propre à l’ère de la globalisation.
La Suisse idéalisait le «signal blanc», l’immaculée blancheur de sa vertu; elle découvre à peine que «tous les cygnes ne sont pas blancs». Il lui reste à accepter qu’il n’y a rien d’existentiellement sinistre à faire, à partir d’une teinte opalescente, une sorte de «case blanche» ou un «joker» chromatique capable de prendre toutes les autres teintes. Il faudrait penser la question identitaire en termes non pas de moutons mais de «cygnes noirs», d’aléas et de contingence.
Sans une recherche rétrospective, introspective et prospective sur la question de l’identité, il est à craindre que cette petite nation ne fragilise encore son système immunitaire, alors qu’elle est bâtie sur une diversité culturelle et confessionnelle remarquablement fonctionnelle ainsi que sur un fédéralisme politique qui aurait pu et pourrait être un modèle pour l’Europe et le monde. Le pays pourrait réinventer ses idéaux types; plutôt que par le mythe du Plateau (stable) suisse, c’est par la géophysique turbulente et l’esthétique fractale de ses crêtes jurassique et alpine qu’il pourrait se ressourcer. A cet égard, les jeunes Suisses sont porteurs d’avenir, ils nous indiquent la voie à suivre. Ainsi ils excellent naturellement dans les sports de glisse et de l’extrême; ils sont détenteurs d’une véritable culture de la prise de risque et ont développé une danse instinctive de l’écart à l’équilibre. Ce sont leur aptitude à sécuriser, en haute altitude, leur procession élégante et périlleuse ainsi que leur capacité à gravir ou dévaler des versants impossibles/impensables qu’il s’agit désormais d’intégrer dans le paysage mental et la «conscience nationale».
Réda Benkirane