par Réda Benkirane
18 mai 2007
S'il est une référence culturelle qui fait la renommée de la Suisse, elle est dans sa relation unique au temps. Les citoyens, dès leur plus jeune âge, l'intériorisent et les résidents et visiteurs étrangers, dès leur entrée et avec plus ou moins de bonheur, apprennent à s'y conformer. Cette relation est si caractéristique que l'on peut avancer la notion d'un «modèle helvétique» du temps, quasiment inégalable, qui diffuserait des valeurs et s'exprimerait à travers un ensemble d'activités économiques, politiques et sociales.
Tout le corps social est travaillé par cet algorithme qui transforme l'impermanence temporelle en «grandeur» physique (où le temps équivaut à du comput plus qu'à de la durée). D'où la précision, l'ordonnancement récurrent, l'excellence des performances économiques. C'est ainsi que les choses se passent dans le meilleur des mondes.
Improbable jusqu'ici, un accident peut ébranler la société et la culture de ce pays: le dérèglement temporel. C'est ce qui se passe depuis que le temps s'est emballé lors de la brutale transition de phase survenue avec la débâcle soviétique et la fin de l'ordre mondial bipolaire. Après la guerre froide et ce qu'on a appelé l'accélération de l'histoire, la société suisse a perdu ses repères et son référentiel supposé jusque-là universel, neutre, symétrique et invariant.
Comment interagir avec un temps que l'on supposait continu, régulier et qui s'avère un mélange de flux lent et rapide, de prévisibilité et d'imprévisibilité, de continu et de discontinu, de cyclique et d'erratique, de time et de weather, de chaud et de froid? (tempus, température, tempérance, tempête, etc.)
Si, jadis enviée, la conception suisse du temps permettait à la société de prévoir dix solutions pour chaque problème rencontré (et/ou anticipé), elle s'avère inapte à produire une solution à quelque chose d'enfoui sous du hasard ou de la contingence buissonnante, hors de portée de tout savoir ou calcul. Le cas le plus manifeste de cette inaptitude fut l'effondrement de Swissair laissant en plan ses passagers: une compagnie aérienne synonyme d'excellence avait sans prévenir soudainement cessé d'exister…
Rétrospectivement, il est facile de constater combien le modèle suisse du temps était réductionniste quand il privilégiait uniquement sa mesure. Mais paradoxalement, l'hiatus vient de ce qu'il a sous-estimé, sous-évalué la multitude de signaux forts et faibles qui tous convergent vers une sorte de talweg métaphysique: la fin des certitudes. Face au déferlement d'un temps mondial chaotique, où en une poignée de minutes tout un monde peut basculer (comme dès le 11/09/2001, 14h15 CET), le microcosme suisse ne peut plus rester ce petit îlot d'ordre datant de l'ère géopolitique classique. D'où la crise multiforme et sans précédent qui touche des aspects essentiels de la société: mentalités, personnalité culturelle, éducation, enseignement, art, créativité…
Que faire pour ne pas être laminé par un temps non linéaire, aussi déroutant que catastrophique? Comment se libérer des carcans du temps chronométrique – où le défaut de lenteur est compensé par l'excès de précision? Peut-être faudrait-il d'abord introduire un peu de flou et de dissonance dans le «modèle helvétique» de manière à en faire un régime mixte, une interface féconde entre ordre et désordre.
Peut-être faudrait-il également investir les mentalités et s'enrichir des apports «baroques» des déviants par rapport à la norme, des briseurs de consensus, des fauteurs de têtes qui dépassent ou de sorties de rang. Car le talent et le génie représentent toujours des écarts à l'équilibre et la démesure se trouve être à la mesure des hauteurs et abysses du paysage alpin où, entre ses pics, ses glaciers, ses nids d'aigle, ses vallées verdoyantes et ses bassins lacustres, loge le véritable secret du temps.
Un projet de société en phase avec les défis de notre temps devrait nous réapprendre la danse créatrice du non-équilibre partout à l'œuvre dans la nature et la culture. Il est enfin impératif de diagnostiquer comme pathologie cette quête fondamentaliste – véritablement déraisonnable – de la mesure à tout prix et notre soumission face à la vision mécaniste du temps et à tout ce qui en découle.