Mahomet martial : un portrait partiel et partial

par Réda Benkirane

Maghreb_Machrek
Revue Maghreb-Machrek, n°216, automne-hiver 2013

 

 

TilmanA propos de Tilman Nagel, Mahomet. Histoire d’un Arabe. Invention d’un prophète. Traduit de l’allemand par Jean-Marc Tétaz, Labor et Fidès, Genève, 384 pages, 2012.

Tout observateur intéressé par ce qui favoriserait une sécularisation des sociétés du monde arabo-musulman ne peut être par principe que favorable au chantier intellectuel et scientifique consistant à déconstruire les discours théologico-politiques dominants, à introduire une rationalité ouverte et critique, à ancrer le fait religieux islamique dans son contexte historique, géographique. C’est donc de manière bienveillante que le lecteur,  confronté à une réalité pour le moins  désenchantée de l’islam contemporain (trop captif d’une géopolitique/géologie du sous-sol arabique), accueillera le projet d’une biographie historico-critique et démythifiée du prophète de l’islam.

Prismes et tropismes

Mais il faut constater d’emblée que la déception est au rendez-vous de cet ouvrage qui est loin de répondre aux attentes suscitées par l’annonce publicitaire de la 4e de couverture : nous serions en présence, nous dit-on, de la toute « première biographie critique de Mahomet parue depuis plus de cent ans ». Encore faut-il s’entendre sur ce que « critique » veut dire. L’analyse historico-critique du Coran, des Hadiths (paroles prophétiques) et de la biographie du prophète arabe est une tradition académique bien établie depuis de nombreuses décennies.  Un peu de prudence et aussi de modestie s’imposent car l’islamologie occidentale et la pensée islamique contemporaine « éclairée » ont déjà largement défriché cette voie. Dans la même veine, nous recommandons l’excellent ouvrage de Michel Orcel, L’invention de l’islam. Enquête historique sur les origines paru récemment  (éditions Perrin) qui dresse une synthèse de ce que l’on sait et l’on ne sait pas, au regard de la science historique occidentale, sur la vie du prophète et la constitution de la parole coranique ainsi qu’une évaluation intelligente et pondérée des sources historiques de la tradition islamique.

Pour en revenir à ce livre sur Mahomet, il reste trop marqué par ses « tristes tropismes », trop tenaillé par sa crampe idéologique, trop carré dans les faits qu’il débite en les interprétant au lieu de les contextualiser historiquement et non politiquement, sans nuances sociologiques (le regard inquisitorial du XXIe siècle sur une société du VIIe siècle), sans relief anthropologique, sans comparatisme inter-religieux (à propos qu’en est-il de l’historicité d’autres prophètes de l’humanité ?), sans profondeur de champ théologique (aucune appréhension historique du phénomène de la sainteté). Dès la première page de l’introduction, l’orientation quasi géopolitique de l’ouvrage est donnée sur cet islam né comme « un mouvement religieux habité d’un esprit guerrier »  comme si, par ailleurs, les textes bibliques étaient exempts de contenus violents et de charges guerrières, comme si Moïse n’alla pas les armes à la main prendre la Terre Promise. L’historicité radicale revendiquée par l’auteur semble ici avoir manqué sa cible, celle de sa propre histoire. Et il s’agit de s’en expliquer immédiatement. Évidemment le temps fait défaut pour consacrer une revue détaillée de l’ouvrage, mais la coupe que nous proposons ici sera édifiante pour comprendre ce qui est défectueux, et disons-le raté, dans la démarche entreprise dans ce livre. L’auteur s’est attaché à décrire la dimension politique de Mahomet (historiquement bien établie) ; l’auteur s’y est collé mais sans jamais rendre compte de ce qui a pu constituer sa dimension prophétique aux yeux de ses contemporains. Et ne parlons pas de sa dimension humaine et de sa personnalité si l’on met de côté (mais est-ce possible dans ce livre aux arguments monotones et récurrents ?) la mention de traits de caractère d’un Bédouin habile stratège et tacticien, enclin à la violence et/ou l’appelant de ses vœux. Dans cette perspective, Michel Orcel dans son invention de l’islam s’en prend aux clichés de l’islamophobie savante, et décrit bien comment elle correspond à la transposition académique de l’hypothèse de polémistes chrétiens, à savoir le rejet catégorique de toute dimension prophétique dans le monothéisme musulman. Cette idée de l’islam comme schisme chrétien ne relève pas d’un impensé de la théologie islamique qui s’inscrit volontiers dans la continuité du monothéisme abrahamique (et après tout le christianisme est apparu comme une hérésie juive). En ce sens, l’ouvrage de l’islamologue allemand n’aura pas réussi à nous donner une version dé-théologisée de la vie de Mahomet, puisqu’il remet au goût du jour académique un prisme chrétien qui date d’au moins Jean le Damascène.

Un prophète calculateur, cynique, manipulateur

Il demeure que cette biographie dresse un portrait martial du prophète arabe : trop partielle et donc partiale, elle reproduit pour l’essentiel une vulgate et antienne orientalistes sur Mahomet, contremaître d’un paléo-islam ayant émergé de traces primitives judéo-chrétiennes situées dans les confins d’une Arabie oubliée par l’histoire. Le livre s’attache à réassortir la description éculée d’un Mahomet en chef politique commué en prophète des Arabes, qui n’a spirituellement rien découvert ni même rien inventé, et qui a tiré l’essentiel de sa prédication de sa proximité avec des milieux judéo-nazaréens d’Arabie. Mais ce qui aurait été intéressant de découvrir, et que l’on trouve dans d’autres biographies de Mahomet, c’est de voir ce qu’est la phénoménologie prophétique au regard de l’historien moderne. Pour dresser le portrait de cet Arabe, le Coran est abondamment cité comme un véritable journal de guerre adressé aux Mahométans. Au final, nous avons une vision réductrice de Mahomet : il est une figure aux traits absents et dont on ne perçoit que le côté calculateur, manipulateur, cynique, voire sournois, etc., ainsi que son aptitude à cliver ou réunir les uns et les autres, à activer les mécanismes tribaux et à user de la logique froide en politique. Cette biographie ne permet pas d’approcher d’autres traits de caractère, de sa psychologie, de son humanité, de sa socialité, de sa spiritualité, de son mode de vie. Pareillement nous ne savons rien du Coran abondamment cité en fragments réduits à illustrer un machiavélisme bédouin. La question centrale de l’émergence de la parole coranique, de son évolution et de ses bifurcations thématiques durant les 23 années qu’a duré la prophétie de Mahomet, bref de son historicité, est tout simplement ignorée. Dans cette biographie politique où Mohammed, l’homme autant que le prophète, est le grand absent, nous n’avons aucun élément de réponse à la question de savoir ce qu’est le Coran, de la morphogénèse de cette parole dont témoignent jusqu’à nos jours l’aspect eschatologique, le procédé stylistique, la richesse lexicale, la précision grammaticale. Pareillement, des sources y compris de la tradition musulmane attestent que l’indexation de la parole en codex-livre n’aura retenu qu’une partie et qu’une variante du récit coranique. Que s’est-il historiquement passé dans ce passage de l’oralité à l’écriture voyellisée de la parole coranique ? Malheureusement, nous n’en saurons pas grand-chose dans le livre de l’islamologue allemand.

Une islamologie à technicité défaillante

Pour finir, abordons deux points de la technicité défaillante de cet ouvrage. Tout au long du livre, l’auteur fait sciemment une traduction qui est un grave contresens d’une expression coranique qui joue un rôle important dans la représentation du prophète. En effet l’expression coranique de nabi ummi, qu’habituellement exégètes et traducteurs rendent comme « prophète illettré » (« unlettered prophet »), ou « prophète ignorant » (et parfois « prophète gentil ») est systématiquement traduit par l’islamologue allemand comme « prophète païen » ou « prophète des Païens ». Il légitime de manière alambiquée cette traduction toute personnelle hors de tout contexte dans une petite note où il rapporte que les juifs de Médine désignaient les ummiyun comme « non juifs ». Alors que le mot ummi désigne en langue arabe jusqu’à nos jours l’illettrisme ou l’analphabétisme, il est de la même famille étymologique que le motUmma (communauté) et que le mot Um (mère) : cette idée d’ignorance spirituelle est une notion capitale dans la mystique musulmane. La ummiya est l’équivalent mystique de l’état physique au sortir du ventre de la mère, c’est-à-dire l’état de l’être vierge de toute connaissance, de tout ressenti, de tout préjugé. Pour un mystique, être ummi, c’est être face à Dieu dans l’état d’une tabula rasa. Ibn ‘Arabi, un des plus importants auteurs mystiques de l’histoire de l’humanité a écrit des pages mémorables sur cette notion d’illettrisme et d’ignorance spirituelles, cette notion est ici détournée de sa signification coranique et arabe, littérale et métaphorique pour désigner l’apprenti païen à la prophétie. Un autre aspect dissymétrique de cet ouvrage est qu’après avoir consacré plus des deux tiers de son ouvrage à une revue hyper historico-critique de la vie du prophète, l’auteur s’attache ensuite à déconstruire quelques ouvrages d’apologétique islamique destinée à la masse des croyants. Plutôt que de déconstruire,comme on aurait dû s’attendre de lui,  les disciplines majeures des sciences du Coran et du Hadiths, qui obéissent à des règles précises de validation, d’augmentation et de commentaire, il s’attaque longuement et inutilement sur des ouvrages de dogmatique et de catéchèse islamiques, où le prophète est décrit de manière apologétique et totalement hors de tout contexte historique. En s’attaquant à des ouvrages mineurs dans la construction théologique, l’auteur cherche à montrer la quasi divinisation de la figure du prophète. Il atteste ce faisant d’une méconnaissance manifeste de la psyché musulmane qui se démarque du christianisme pour sa non divinisation de tout prophète législateur. C’est même un des points les plus fondamentaux du dogme islamique à savoir que l’homme n’est pas à l’image de Dieu. L’auteur manque là aussi de compréhension de la notion théosophique d’Insan kamil, d’« homme parfait » ou d’« homme de la complétude », qui en théologie et en mystique islamiques ne désigne pas la divinisation d’un homme mais atteste du niveau de sainteté de certains hommes dont la typologie extrême aboutit aux prophètes. L’impeccabilité du prophète, de l’imam, du mahdi, du saint renvoie en islam à un état de sainteté et non à une filiation divine considérée comme une forme d’associannisme.

Une contribution à l’islamophobie savante

Ce livre semble donc être celui d’un savant qui exprime une analyse, certes ponctuée de faits et de données historiques incontestables, mais toute orientée par ses propres rumeurs et humeurs intérieures. Et étrangement, alors que la démarche générale plaide pour un vigoureux retour à l’historicité, l’auteur semble ignorer complètement les travaux, les débats entrepris en ce sens par des philosophes, des historiens et même quelques théologiens musulmans contemporains qui font de la déconstruction et du travail critique de l’intérieur. L’auteur à force d’invoquer le primat de l’histoire, et qui s’est borné à citer en avant dernière page de son livre un seul penseur musulman critique, serait-il pris d’une cécité empirique par rapport aux recherches actuelles de ses confrères ? Comment a-t-il pu ignorer les ouvrages par dizaines rédigés par Mohammed Arkoun, Mohammed Al Jabri, Muhammad Shahrour, Abdulkarim Sohrouch, Jamal Al Banna, Hassan Hanafi, Nasr Hamid Abu Zeid, Mohamed Talbi, Mahmoud Taha, etc.? Se pourrait-il que le professeur émérite de l’université de Göttingen se soit laissé intoxiquer, certes à son corps défendant, par ses propres fermentations théoriques ?

En conclusion, ce livre n’est pas celui de la revue critique des sources islamiques ni même de l’historicité de l’histoire du prophète. Il ne sera pas utile à ceux qui dans le monde arabo-musulman œuvrent à une sécularisation et à une modernisation de l’islam, à un aggiornamento de la pensée théologico-politique. On peut prédire en revanche qu’il constituera un ouvrage de référence aux théoriciens du clash civilisationnel, aux gens inquiets et transis des partis identitaires européens, bref à tous ceux qui cherchent des légitimations académiques pour exprimer ce que l’islam et les musulmans contemporains (y compris leurs concitoyens européens) inspirent comme ressentiment, comme acrimonie,  comme incompréhension, comme peur et nausée. Libres à des académiciens de produire des ouvrages d’islamophobie savante au service de cet étrange banquet néo-gothique, mais là où il y a une forme d’imposture intellectuelle, c’est de prétendre à contribuer à une compréhension endo-critique et renouvelée sur la genèse et la phénoménologie de l’islam des origines.

Réda Benkirane

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