L’Empire et les nouveaux barbares selon Jean-Christophe Rufin

Thèse 2 : l’Empire et les nouveaux barbares
selon Jean-Christophe Rufin

Extrait de Réda Benkirane, La crise de l’universalisme français, in: Nous autres, sous la direction d’Erica Deuber Ziegler et Geneviève Perret,Infolio éditions,Genève, Musée d’ethnographie, coll. tabou 1, 2005, 280 pages.

Nous Autres. TabouLa fin de la Guerre froide et la débâcle du système soviétique ont laissé le monde occidental orphelin d’un pôle antagonique. Avant que ne se profile définitivement, au sortir du XXe siècle, le nouvel ennemi idéologique incarné par l’islamisme – sorte de marxisme de l’islam -, c’est un profond abattement qui affecte la mouvance des tiers-mondistes alors que le néolibéralisme accompagne la promotion de la globalisation économique et que l’Occident s’apprête à commémorer le cinq-centième anniversaire de la « découverte » de l’Amérique. C’est dans ce contexte de mélancolie de la fin des grands récits explicatifs que voit le jour la thèse de Jean-Christophe Rufin, médecin humanitaire bien au fait des problèmes Nord-Sud.

Pour décrire le nouveau désordre international issu de la chute du mur de Berlin, Rufin emprunte les métaphores usitées pour décrire l’évolution de l’empire romain, juste après la destruction de Carthage, et plus particulièrement la singularité de l’« expérience de perte » qui impose d’inventer de nouveaux ennemis comme espace de définition. La dimension anxiogène[1] de l’histoire imprègne la thèse d’une nouvelle polarisation déclinée cette fois-ci selon l’axe Nord-Sud. Tout comme La première guerre civilisationnelle de l’économiste marocain Mahdi Elmandjra[2]– première véritable esquisse théorique du conflit des civilisations -, L’Empire et les nouveaux barbares révèle qu’à l’origine du projet géostratégique, il y a simplement la peur de l’Autre, de son poids démographique et de sa déstabilisante mobilité. Mais à la différence d’Elmandjra ou du politologue américain Huntington (1993), Rufin ne focalise pas sur une religion (l’islam) ou un ensemble culturel (le confucianisme) ; l’ennemi de l’Empire est plus global, il se trouve au sud du limes. Ce sont les populations du Sud[3] qui représentent la menace confuse et diffuse, comme lorsqu’elles tentent, avec leurs éléments les plus pauvres et les plus jeunes, de s’infiltrer en Occident à travers certains points névralgiques (Tijuana, Gibraltar, Sfax, etc.), déjouant les contrôles de la police américaine des frontières, de la Guardia civil espagnole et des Carabinieri italiens, à moins qu’une « catastrophe utile » comme la pandémie du sida ne vienne tenter de réguler un tant soit peu leur démographie débordante. D’où, dans tous les cas, la nécessité pour la « civilisation du Nord » d’instaurer « une sorte d’apartheid mondial » pour maintenir son quant-à-soi existentiel.

L’ambiguïté demeure quant à savoir si Rufin – qui s’avère être aussi un romancier (lauréat du prix Goncourt) – énonce ou dénonce le nouveau désordre mondial esquissé dans ses moindres détails. Cela importe peu finalement, dans la mesure où ce qui est remarquable dans sa vision des rapports Nord-Sud – même si elle naît dans une dérive des sentiments issue d’un désenchantement idéologique – c’est la pertinente crudité de son analyse.

Aussi, lorsqu’il s’attaque au difficile chantier de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, Rufin revendique le « regard éloigné » cher à l’ethnologie de Claude Lévi-Strauss et reconnaît en préliminaire en savoir très peu sur ces questions. Nonobstant, le Rapport Rufin n’hésite pas à s’avancer bien au-delà des recommandations et de la méthodologie de la Commission Nationale consultative des Droits de l’Homme, notamment en distinguant coûte que coûte l’antisémitisme – proposant un observatoire spécialement dévolu à son identification – des autres formes de racisme. Pourquoi cette dichotomie d’approche alors que, de l’aveu même de l’auteur, le racisme « général » reste mal appréhendé[4] ? Rufin, ne s’arrête pourtant pas à cette première contradiction ; séparant l’antisémitisme et la « nouvelle judéophobie » des autres manifestations contemporaines de racisme, de manière aussi tranchée, il tient à rapprocher – ce qu’aucun organisme de lutte contre le racisme et l’antisémitisme n’a jamais envisagé – dans une même pathologie antisémitisme et antisionisme. Désignant notamment tous ceux, au sein de la mouvance altermondialiste, qui seraient tentés par ce qu’il nomme « l’antisionisme radical » et « l’esprit de Durban », il amalgame une forme patente de racisme et une critique politique de la répression des Palestiniens par l’État israélien. La radicalité de l’antisionisme mis à l’index par Rufin lui fait proposer un arsenal juridique pour « punir ceux qui porteraient sans fondement à l’encontre de groupes, d’institutions ou d’États des accusations de racisme et utiliseraient à leur propos des comparaisons injustifiées avec l’apartheid ou le nazisme »[5]. Dans la lancée, Rufin projette sa propre analyse du conflit israélo-palestinien, attribuant la responsabilité du déclenchement de la seconde intifada au président de l’autorité palestinienne[6] (ce qui l’aligne complètement sur la thèse officielle des autorités israéliennes et l’éloigne de la position beaucoup plus nuancée des autorités françaises). Nous sommes bien loin des préoccupations hexagonales du Ministère de l’Intérieur, et toujours aussi empruntés face aux remèdes à apporter aux fléaux du racisme.

S’il a été abondamment critiqué, le Rapport Rufin présente un défaut majeur qu’aucun observateur n’aura relevé ; il reste indubitablement affecté du syndrome de L’Empire et les nouveaux barbares, marqué par l’embarrassante asymétrie dans sa perception de l’humanité et de la citoyenneté. Ce qu’il fallait démontrer.

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[1] « Une civilisation ne peut contempler longtemps le vide autour d’elle sans être saisie par l’idée de sa propre mort. » Jean-Christophe Rufin, L’Empire et les nouveaux barbares. Paris : Jean-Claude Lattès, 1992, p. 15.

[2] Cf. Mahdi Elmandjra, Première guerre civilisationnelle, Casablanca, Toubkal, 1992. Disponible sur Internet : http://www.elmandjra.org/livre1/Tablematiere.html

[3] « Le Sud se voit désormais confié le rôle des nouveaux barbares face à un Nord supposé réunifié, impérial, dépositaire des valeurs universelles de la civilisation libérale et démocratique. » (Rufin 1992 : 17).

[4] « Lorsqu’on aborde la question du racisme ‘général’, on entre dans un domaine plus vaste et plus mal défini que celui de l’antisémitisme (…) Mais surtout, le racisme est difficile à cerner à cause de la variété de ses expressions. » Cf. Jean-Christophe Rufin, Chantier sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, Rapport au Ministre de l’intérieur, Ministère de l’intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, Paris, 51 pages, 2004, p. 32.

[5] Cf. Cf. Jean-Christophe Rufin, Chantier sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, op. cité, p. 30. Rufin ne dit pas ce qu’il faut faire lorsque ces « comparaisons injustifiées », voire scandaleuses, émanent de la plus haute autorité du Conseil représentatif des institutions juives de France. Ainsi, Roger Cukierman, président du CRIF, s’exprimant à propos de la dimension médiatique du conflit israélo-palestinien, affirmait dans le quotidien israélien Ha’Aretz du 26 septembre 2001 : « Lorsque Sharon est venu en France, je lui ai dit qu’il doit absolument mettre en place un ministère de la Propagande, comme Goebbels. ». Cité par Sylvain Cypel, Les Emmurés. La société israélienne dans l’impasse, Paris, La Découverte, 2005, p. 270.

[6] « Cependant, dès que l’on entre un peu dans le détail, on découvre facilement que cet antisionisme n’est pas la simple critique conjoncturelle d’une politique, mais bien une remise en cause des fondements même de l’État d’Israël. Depuis le lancement de l’Intifada Al-Aqsa par Yasser Arafat, le discours est en effet nettement régressif. Alors que les accords d’Oslo établissaient clairement la reconnaissance par tous du droit à l’existence et à la sécurité d’Israël, la thématique nouvelle du « droit au retour » des réfugiés palestiniens remet en question la survie même d’un État où les juifs du monde entier peuvent trouver la sécurité. » Cf. Jean-Christophe Rufin, Chantier sur la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, op. cité, p. 28.

Extrait de Réda Benkirane, La crise de l’universalisme français, in: Nous autres, sous la direction d’Erica Deuber Ziegler et Geneviève Perret,Infolio éditions,Genève, Musée d’ethnographie, coll. tabou 1, 2005, 280 pages.

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