par Réda Benkirane
18 octobre 1993
L’improbable s’est déroulé cet été dans la corne de l’Afrique. La partie de guerre qui s’est jouée entre Somaliens d’une part, et Nations Unies et Etats-Unis d’autre part, est d’une grande portée symbolique. Il y va de l’avenir de la souveraineté des peuples du Sud. Au tout début de l’intervention onusienne, on avait bien-sûr invoqué la famine engendrée par le chaos politique. Ce que l’on refusait de faire dans le même temps en Bosnie (où en plus de la famine, s’opérait un génocide), semblait en revanche aisément applicable pour un pays en voie de sous-développement comme la Somalie. De plus, les pertes en vies humaines (occidentales bien-sûr) semblait très limitées, comparé au risque bosniaque. C’était évidemment ignorer totalement la personnalité et l’ardeur au combat des Somaliens. L’Occident, conforté dans sa mission par les images de la faim, pensait avoir à faire à un peuple de miséreux tombant comme des mouches, dont l’existence se résumait à la résignation des têtes baissées et des bras cassés. Et dès l’annonce d’envois de troupes américaines à Mogadiscio, tout semblait balisé de main de maître pour que désormais les Américains (avec la complicité active du Secrétaire Général de l’ONU) jouent les chefs d’orchestre au sein de la sous-humanité africaine. La stratégie américaine, fort de son expérience dans le Golfe Persique, cherchait son déploiement en Afrique. Et même si en Somalie l’enjeu géopolitique n’était pas prépondérant, il s’agissait d’abord de tester sur le terrain la nouvelle “technique” américaine en matière de régulation des conflits locaux. En fait, on travaillait essentiellement sur l’intervention à venir, celle qui aurait pour but le contrôle du Soudan, pays franchement hostile au nouvel ordre mondial. C’est que les Etats-Unis, avec la couverture de l’ONU, se sont spécialisés dans l’agression et l’isolement de pays arabes, sans que d’ailleurs la “famille” des Etats Arabes ne trouve à redire.
En Somalie, on prétendait cette fois-ci stopper l’agonie de crève-la-faim et remettre de l’ordre dans un pays en proie aux guerres tribales. Le tout chapeauté par les Nations-Unies, décidément chaque fois à l’oeuvre dans ces entreprises géopolitiques de plus en plus ambiguës. Comme si le fragile équilibre économique des sociétés pastorales et nomades en Somalie n’avait pas été sciemment miné par plus de dix années de politique F.M.I. Comme si l’ancien dictateur Siad Barré et son clan n’avaient pas été installés, soutenus par ces mêmes nations occidentales préoccupées aujourd’hui d’établir une stabilité politique à Mogadiscio. Et dès leur débarquement, filmé en technicolor par CNN, les troupes américaines donnaient le rythme de la danse. Comment oublier ces images américaines montrant les “soldats de la paix” battre à coups de pied femmes et enfants ? Pour l’homme du Sud, au-delà du spectre de la famine, ce qui est insupportable, c’est le post-colonialisme, ce jeu de société cynique qui s’affiche sous couvert de “travail” humanitaire. A-t-on déjà vu des affamés déchirer de leurs dents un drapeau, américain en l’occurrence ? Quoi, se pourrait-il que ces paquets d’os mal séchés se révoltent contre la pax americana ? Il se trouve que les silhouettes décharnées de Mogadiscio ont préféré prendre les armes contre l’Etranger, plutôt que se résoudre à l’attitude de mendicité requise par l’aide internationale.
Les médias occidentaux ont parlé à plusieurs reprises d’humiliation arabe à propos de l’Irak, puissance régionale. Il est symptomatique de constater que c’est en Somalie (pays arabe le plus pauvre et le plus faible militairement) que l’ONU et les Etats-Unis (véritable police politique de la planète) subissent quotidiennement l’humiliation. A l’initiative américaine Restore hope (qui a succédé à Provide Comfort (!) en Irak), le Somalien aujourd’hui répond par une opération “Restore dignity”. Devant l’insoutenable désespoir de l’être, même famélique, il a montré, quoiqu’on dise, de l’élégance. Il en paye aujourd’hui un prix exorbitant. C’est cette forme de résistance qui reste à comprendre dans les sociétés repues du Nord (psychiquement malades), pour se rendre compte que pauvreté ne rime pas forcément avec docilité. Mais cela devraient être également intériorisé dans les sociétés déstructurées du Sud (physiquement malades) qui affrontent aujourd’hui une double aberration ; pour le compte du Conseil de Sécurité, des Musulmans, des Africains tombent de chaque côté.
Prétendre vouloir régenter le monde sous prétexte d’être la première puissance militaire du monde est illusoire. Surtout quand on pèse la situation intérieure des Etats-Unis : endettement chiffré en milliard de milliards de dollars, 40 millions de personnes en dessous du seuil de pauvreté, près de la moitié de la population quasiment analphabète, criminalité urbaine, drogue et délinquance record. C’est un pays atteint de gigantisme, qui reste dépourvu de haute culture et de profondeur historique. C’est peut-être pour cela qu’il entretient cette propension avide à diriger l’histoire et les affaires d’Autrui, chaque fois qu’une nation soumise lui fournit l’occasion. C’est aussi à cause de ces déficiences dans sa personnalité que l’Amérique s’est fourvoyée à Saïgon et à Beyrouth. Par le biais du Général Aïdid (quelle que soit son destin futur), Mogadiscio nous a donné une leçon de dignité. Là, des guérilleros, mais aussi des vieillards, des femmes et des enfants d’Afrique ont confondu l’arrogance occidentale et sa barbarie humanitaire. Il n’est pas donné à n’importe qui d’en faire la démonstration.