L’Europe: des raisons d’espérer et de s’inquiéter

par Réda Benkirane

Vice-versa 2/2007, Berne, Dossier : Europa

En ce début de siècle, l’Europe qui s’unifie et s’agrandit en direction de l’Est est en train de se positionner intelligemment entre l’ancienne superpuissance américaine et les puissances émergeantes d’Asie – Chine et Inde en tête. Dans un monde plus incertain et plus turbulent que jamais, l’Europe en devenir est certes porteuse de nombreux espoirs mais aussi d’inquiétudes.
Une raison d’espérer en l’Europe concerne sa promotion de la paix. Parce qu’elle a connu les guerres les plus meurtrières, parce que des barbaries les plus abominables y ont été commises au nom d’idéologies totalitaires et racistes sans équivalent par ailleurs, l’Europe connaît le prix des droits de l’homme, le respect de la dignité humaine, la valeur de la tolérance religieuse et de la reconnaissance culturelle de l’autre. L’importance d’oeuvrer partout dans le monde à la solution pacifique des problèmes géopolitiques est une conception véritablement européenne des Relations Internationales. Du coup, l’Europe bénéficie d’une image plus positive dans le monde car politiquement ce continent n’apparaît plus comme aussi hégémonique et dominateur que lors de la période coloniale; cette perception est encore accentuée du fait de l’échec patent des interventions militaires américaines au Moyen Orient et en Asie centrale qui, au lieu d’éteindre les conflits régionaux et de résorber le terrorisme, les propage et les enflamme. A l’heure de la montée de l’Asie, l’Europe apparaît comme un facteur d’apaisement et d’équilibre, notamment dans l’émergence d’un ordre mondial multipolaire. Tout l’enjeu est de traduire en puissance d’action politique la vision européenne car pour le moment cette capacité-là lui fait cruellement défaut.

Une autre raison d’espérer concerne la vision de la société issue de l’histoire culturelle et politique de l’Europe. Nulle part au monde, l’individu et la société ne bénéficient d’autant de droits politiques et économiques et de protection sociale. Cet acquis est d’ordre universel et civilisationnel, et en ces temps de libéralisme effréné et de capitalisme financier prédateur, il s’agit de le protéger, coûte que coûte. Certes la brutalité et l’ampleur des licenciements et la détérioration des conditions de l’emploi sont des réalités quotidiennes mais le monde du travail en Europe n’est pas ce paysage darwinien que nous retrouvons dans d’autres pays développés et émergeants où la rationalité économique prime sur le contrat social et le rapport écologique. L’Europe reste à cet égard un modèle indépassable, mais il lui faut toutefois défendre un projet de société qui redéfinisse le lien de l’homme avec son environnement naturel.

Car l’autre espérance concerne l’avenir de la planète et le rôle de leader que l’Europe pourrait jouer dans la nouvelle guerre chaude climatique du fait de la menace que font peser les activités humaines sur la biosphère. Seule l’Europe est capable d’être à l’avantgarde de la lutte contre le réchauffement climatique qui implique une relance sans équivalent de la recherche scientifique et technologique, une politique active, locale et globale, pour imposer une législation, une taxation adéquates, et enfin une action de conscientisation et de changement des mentalités pour engager véritablement une autre manière de vivre qui consiste moins à posséder qu’à mieux être. En montrant l’exemple à suivre, seule l’Europe peut susciter un effet d’entraînement et contraindre les Etats-Unis, mais aussi la Chine, à se mettre en conformité avec les recommandations et réglementations internationales.

Le développement de l’Europe soulève toutefois un certain nombre de problèmes. En ce qui concerne la diversité culturelle, il y a un risque d’homogénéisation induit par une considération uniquement économique de l’espace européen. Aujourd’hui, les nations européennes tendent à se ressembler toutes et perdent à une allure inquiétante leur spécificités culturelles: mêmes franchises commerciales, même design urbain, etc. Par ailleurs, plus l’Europe s’organise, plus elle devient anglo-saxonne et nordique, plus elle s’éloigne de sa latinité et de son socle méditerranéen, ce qui pose problème car on sait combien le bassin de la mare nostrum constitue un attracteur unique de cultures et de civilisations.

Mais il y a malheureusement beaucoup plus dangereux comme menace pour la diversité: car comment occulter qu’il y a une décennie à peine, l’Europe ait laissé faire la mise en place d’un nettoyage ethnique aux Balkans? Comment oublier Srebrenica? L’Europe n’est pas immune contre le patriotisme provincial, les nationalismes chauvins et parfois fascisants. Depuis le 11 septembre 2001, la tolérance religieuse est de plus en plus ouvertement remise en cause. Ainsi, il est frappant de constater que la minorité religieuse des 10 – 15 millions de musulmans d’Europe est rendue collectivement responsable de la violence du monde contemporain, et que vis-à-vis de l’islam (seconde religion d’Europe), une peur croissante habite et tenaille le plus grand nombre. Ce n’est pas sans rappeler ce qu’a enduré dans les années 1920 et 1930 la minorité juive en Europe, quand les juifs étaient rendus collectivement responsables de la crise économique. La vigilance la plus totale doit être maintenue vis-à-vis des mouvements et discours politiques qui tendent à bouc-émissariser les minorités ethniques et religieuses en brandissant les spectres du déclin économique ou démographique et du terrorisme. Les extrémistes qui les propagent – et qui le plus souvent cherchent leur légitimation dans la défense de la tradition chrétienne – sont aussi dangereux que les menaces dont ils prétendent se prémunir.

L’Europe constitue non seulement un ensemble démographique et économique cohérent mais un espace politique vital entre l’Occident et l’Orient, le Nord et le Sud. Mais il lui reste à lutter contre ses propres démons populistes, ses tentations de repli qui nient le pluralisme culturel et religieux européen. Il lui faut également affirmer avec plus de force et d’acuité son caractère politique, médiateur et pacifique, au sein de la communauté internationale.

Réda Benkirane

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