Lectures, Le Temps, 18 août 2018
Percy Kemp, La promesse d’Hector, Les Belles Lettres, 2018.
Auteur anglo-libanais écrivant en français, Percy Kemp est un agent double: érudit orientaliste et expert du renseignement (son cœur de métier). Son œuvre ancienne est à caractère savant, tandis que ses romans et essais récents ont pour toile de fond un enjeu géopolitique ou sécuritaire. Comparé à son aîné John Le Carré pour son style désabusé, il s’en éloigne par son inclination à nourrir des réflexions philosophiques sur l’espionnage et les tensions internationales. Dans La promesse d’Hector, il recourt à la mythologie grecque pour signifier combien nous avons changé de monde.
Lettre testamentaire, chant funèbre, mythologie rétrospective de la guerre: le livre se présente sous la forme d’une lettre qu’un soldat écrit à son fils tenté d’embrasser la carrière militaire poursuivie filialement sur huit générations. Le père lui raconte, comme lorsqu’il était enfant, des épisodes de la mythologie grecque. Y a-t-il des récits plus enchanteurs, symboliques et marquants que l’Iliade et l’Odyssée? Le chant homérique se mêle ici à des méditations sur les formes nouvelles de combat armé… et de civilisation.
Eradication pure et simple
Blessé, décoré, après avoir combattu sur trois continents, le père jette un regard désabusé sur les affrontements militaires asymétriques et déterritorialisés. Il goûte peu les guerres high-tech récurrentes et les expéditions punitives où la vie du soldat impérial est sanctuarisée quand celle du civil est promptement ôtée à coups de missiles discrets et de drones téléguidés.
Les guerres ne se font plus contre des ennemis mais contre des menaces, mutantes et virales. Comment combattre un virus? Par le logiciel! L’adversaire est liquidé par un téléopérateur risquant au pire quelques palpitations. Voici venu le temps de la pensée systémique «fondée sur l’éradication pure et simple».
Risquer sa vie
Pétri de principes et d’idéaux, ce chant crépusculaire passe toutefois sous silence la puissance de massacre des deux guerres – classiques – mondiales aux dizaines de millions de morts. L’officier gentleman a tué et risqué sa vie pour propager et imposer une vision platonicienne, celle d’Athènes et de sa démocratie. Il n’a en tête qu’Homère, Thucydide et Hérodote et ne se soucie point de la sous-humanité servile – pour chaque Athénien libre et debout, combien d’esclaves? – mais plutôt de la post-humanité numérique se profilant à l’horizon.
Le père dit assister à l’émasculation de toute une société, à l’image du drone, ce «bourdon non reproducteur» qui ne peut «ni polliniser ni coloniser» et fait la guerre sans que ceux qui la décident «jouent leur peau». Il rappelle combien la guerre est moins «épreuve de force» que «de volonté»: «n’est vaincu que celui qui admet sa défaite». Il soutient encore qu’une bataille est affaire d’intelligence rusée (mètis): c’est Ulysse, le plus rusé des héros grecs, «tombeur de Troie», qui eut l’idée d’une attaque au cheval piégé.
Esprit de chevalerie
Le fils ne s’exprime jamais ici, mais son mutisme laisse place à un entendement proprement renversant. Face au drone de guerre infertile, l’éthique martiale que le père énonce, ressourcée dans un passé mythifié et glorifié, se retrouve finalement aujourd’hui chez le radicaliste suicidaire et nihiliste. Lui seul la revendique désormais face à l’Empire. Comme si l’aspirant martyr faisait siennes les valeurs que le père déclame à l’imparfait ou au passé antérieur: jouer sa peau, volonté de combattre (infiniment plus fort que soi), recours à l’esprit rusé et esprit de chevalerie. Le cheval de Troie triomphe toujours, comme métaphore informatique et algorithme consacrant le règne invasif de la robotique et de l’intelligence artificielle. Cheval et drone se valent ainsi, non par essence mais par essaim.
Réda Benkirane