Lectures, Le Temps, 2 février 2015
Karl Marx n’aura pas connu les marchés financiers, la consommation de masse, le stade Shanghai du communisme ni l’Éden capitaliste de Dubaï. Mais il n’aurait pas été étonné par l’essor du néolibéralisme qui s’est imposé en 30 ans comme la première croyance collective sur terre. Si le fondamentalisme de marché et sa main invisible mènent le monde, le philosophe Bruno Pinchard s’alarme du déchaînement de leur (méta)physique de la destruction.
Spécialiste de la Renaissance, l’auteur éclaire le règne économique de notre siècle par l’œuvre maîtresse d’un Marx « mythique non par la révolution, mais par le capital lui-même ». L’effet produit est d’un réalisme extrême. L’auteur a la décence de ne pas s’attarder sur les atrocités et les « laideurs terrifiantes » du communisme. Il ne croit pas aux « théories critiques » ni au combat des multitudes se soulevant contre l’Empire. Sa critique est beaucoup plus fondamentale.
Dans son parcours, le lecteur affronte un style aux premiers abords exigeant. Mais aussitôt que le livre accède au versant religieux du Capital (1867), « dernier livre sacré », tout s’éclaire à la lumière de ce que chacun vit et éprouve au sujet de la marchandisation du monde.
Le philosophe extrait ainsi les citations du Capital comme des éclats de vérité à l’état pur : il les consacre comme des formules orchestrant l’alchimie de la finance, la divinisation de l’argent, le fétichisme de la marchandise.
Derrière ce titre anodin, « à rebours », se cache l’étendue d’une découverte fondamentale – et d’un désastre occidental – sur l’inversion de la théologie en idolâtrie de « la puissance impersonnelle de l’argent ». Les énoncés du Capital, là où l’Argent et la Marchandise prennent possession du monde, tiennent en deux abréviations, A et M, et deux relations-équations fondamentales qui les font passer de l’une à l’autre : M-A-M et A-M-A.
Là, le philosophe lui-même chancelle face au blasphème de Marx, « théologien de l’argent » et prophète « odieux », qui dévoile la « transsubstantiation » opérée par la raison économique. La Trinité chrétienne, qui consacre Dieu en tant que « cause de soi », s’équivaut et s’incarne dans la mythologie de « l’argent qui veut l’argent » (A-M-A). Dieu est rendu « vrai jusqu’à la souillure » : l’infinité fatale du Capital emprunte à la religion son « contenu », pour user un monde et des êtres finis afin de les conduire au bout d’un « destin maudit ».
Ce « rebours » hante l’auteur « car tout le faux devient vrai quand on le retourne, l’enfer lui-même n’est qu’un paradis la tête en bas… » Pour « faire face ensemble au capitalisme et à la terreur », le philosophe alerte le lecteur par des suites de fulgurance. Sa relecture du Capital est comme une mise à jour informatique (2.0) de son aspect programmatique et totalitaire, car « l’argent seul est maître » et « n’a pas de maître ».
Ce texte implacable retourne ainsi une œuvre prophétique pour « chercher des signes pour l’avenir ».
Réda Benkirane