Les émeutes urbaines ou l’échec de l’universalisme français

par Réda Benkirane

24 heures
24 Heures, 7 janvier 2006

Après le retour à l’ordre amorcé au sein des cités françaises, l’on peut tenter d’identifier les motivations de cette jeunesse en déshérence qui a imprimé à vif sa marque à la manière d’un «tag» qu’il reste à interpréter.

S’agissait-il véritablement de délinquants animés par la perspective de trafics juteux et de pillages des biens d’autrui? Y avait-il derrière ce soulèvement une organisation mafieuse, une internationale intégriste-terroriste, ou peut-être y aurait-il eu une combinaison des deux à la fois? L’objectif était-il alors de faire éclater le gouvernement en brûlant des voitures, des gymnases, des écoles maternelles et des crèches?

Ou bien faudrait-il plutôt voir une posture de défi, juvénile et ostentatoirement hors-la-loi, en miroir du provocateur «parler vrai et populaire» du Ministre de l’intérieur? Cette attitude désespérée d’auto-mutilation n’exprime-t-elle pas aussi un désarroi identitaire, une souffrance réellement indicible? L’incohérence des actes commis n’est-elle pas la signature même de la fragmentation des banlieues – malgré tous les efforts consentis par les gouvernements successifs?

Le fait que la plupart des – très jeunes – adolescents interpellés se soient avéré n’avoir aucun antécédent judiciaire est un signal fort et assez déroutant. Mais l’embrasement des cités reflète aussi la déliquescence du lien social, et surtout la discrimination souvent invisible mais efficace. Ces émeutes disent aussi avec acuité la condition précaire d’une dizaine de millions de citoyens mis en situation de décalage croissant sur le plan de l’emploi, de l’éducation et de la citoyenneté.

Le problème des banlieues trouve ses origines dans une politique d’urbanisme conçue au sortir du colonialisme; à l’époque, il était hors de question de mêler aux Français de souche «l’immigration voulue» de prolétaires dûment appelée à participer à la modernisation nationale des Trente glorieuses (1945-1973). Aujourd’hui la République paie le prix de cet urbanisme qui plutôt que de favoriser la mixité sociale a opté pour la ségrégation spatiale en agglomérant les immigrés et toute leur descendance à l’écart des centres dans des zones quadrillées par des tours et des  barres.

Ne nous leurrons pas : les autorités françaises pourront investir des dizaines de milliards d’euros dans la rénovation des quartiers difficiles, la relance de l’emploi et de l’éducation, si elles ne décident pas d’assécher, une fois pour toutes, la nappe profonde du racisme, en faisant remonter en surface tous les non-dits, la différenciation des uns et des autres, les connotations stigmatisantes, les préjugés ordinaires sur les spécificités cultu(r)elles, les épisodes de l’histoire coloniale mal vécus ou mal négociés, rien ne changera fondamentalement. C’est un travail de mémoire, rétrospectif autant qu’introspectif, dans lequel doit s’engager la société toute entière pour sortir de l’état de désarroi identitaire.

L’universalisme français postule que «les hommes sont frères, libres et égaux». Or nous découvrons qu’il est aujourd’hui encore possible de naître, grandir, parler, penser français et être perçu à tout jamais comme celui de l’autre rive, expulsé du quant-à-soi culturel, confiné inéluctablement dans l’extra-muros. Mais, d’une certaine manière, ce stationnement loin des lumières de la ville est, à long terme, une forme d’élection. C’est de cette jeune et dense forêt sociologique, qui bruisse de talents fébriles et de promesses maintes fois reportées, que s’esquisse déjà le Projet de société: la renaissance de l’universalisme français.

Réda Benkirane

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