Tristes tropismes

par Réda Benkirane

Le Temps

17 février 2006

Cet article est paru dans une version abrégée dans le quotidien suisse Le Temps 

La médiatisation des caricatures danoises et la crise qui s’en est suivie ont été l’occasion pour d’anciens « nouveaux philosophes » de conjecturer sur la nature singulière et radicalement différente de l’homo islamicus. L’éclairage qui est proposé la plupart du temps au plus grand nombre effleure en réalité la surface des problèmes et se complaît dans la pente des généralités hâtives qui ignorent tout des nuances et de la fluidité des déstructurations, restructurations et repositionnement idéologiques ayant actuellement cours dans le monde islamique.

Rappelons que le contexte géopolitique de cette affaire danoise est l’intervention massive et brutale des Etats-Unis au Moyen-Orient. Cette région est quasiment sous protectorat avec l’occupation de l’Irak, l’omniprésence en Afghanistan, et des bases militaires déployées dans le Golfe persique et en Asie centrale.

Dans cette perspective de déstabilisation, d’ingérence extérieure, et de perte de souveraineté, la médiatisation des caricatures danoises est une bénédiction pour les apprentis de Zarqaoui et Ben Laden, et pour les groupuscules terroristes qui savent capitaliser et jouer sur le côté libidinal des appartenances culturelles et religieuses – de part et d’autre de la Méditerranée. Ce terrorisme-là, à la différence de celui d’inspiration marxiste-léniniste des années 70 et 80, excelle par son côté « artificier du religieux», manipulant une matière symbolique explosive, radioactive. Nous sommes, faut-il le rappeler, confrontés en plein Nouvel Age à des logiques et des bricolages d’identité de marché.

Cette affaire, danoise à l’origine, est en revanche une incompréhension de plus, une tragédie majeure pour la grande majorité des hommes et des femmes qui, de par le monde, travaille sur tout ce qui relie les uns aux autres plutôt que sur ce qui les divise. L’effet grossissant des grands médias télévisuels est à cet égard assez déterminant. Les images ont pour effet d’amplifier la polarisation des différences religieuses et culturelles. Plutôt que d’aider à comprendre « l’humanité de l’humanité », nous tombons, par paresse mentale, dans le piège d’une dialectique triviale et bon marché du rapport Soi/non Soi. Il y a quelque chose de tellement réconfortant à confronter sa propre image d’Européen lisse face au montage de scènes de groupes de déshérités et autres désoeuvrés, certainement alimentés/manipulés en arrière-plan, en train de s’agiter fanatiquement aux portes d’une ambassade européenne. Filmées, ces réactions disproportionnées rejaillissent sur l’ensemble des sociétés et les stigmatisent. L’impression générale qui prévaut alors est que l’ensemble du monde islamique – soit un cinquième de l’humanité – s’est soudainement embrasé.

Est-il besoin de rappeler que le « sacré » a quelque chose de justement de sacré dans la plupart des sociétés, y compris en Europe ? A-t-on oublié que dans les années 80, les projections des films de Jean-Luc Godard (Je vous salue Marie) et de Martin Scorsese (La dernière tentation du Christ) ont provoqué des demandes massives d’interdiction, des manifestations, des affrontements violents, des jets de cocktails Molotov, un cinéma incendié, de nombreux blessés ?

Le débat fondamental n’est pas tant de savoir si la liberté d’expression doit être totale ou partielle, si l’on peut rire de tout y compris des religions. Le noeud du problème – et c’est probablement cela qui soulève à chaque fois l’indignation dans le monde musulman – est le traitement différentiel et inégalitaire de cette liberté d’expression, de cet humour et même par extension des droits humanitaire et international. La logique du double standard l’emporte toujours sur la prétendue logique égalitaire et universaliste. Les valeurs dites universelles défendues par les élites européennes ont l’embarrassant inconvénient d’être à géométrie variable, et, plus que les valeurs elles-mêmes, c’est ce constant « deux poids deux mesures » qui fait problème et les affaiblit.

Peut-on vraiment rire de tout, y compris des religieux et des religions ? En est-on si sûr ? Quand par exemple l’humoriste français Dieudonné parodie un extrémiste religieux juif au cours d’une émission télévisée, cela provoque une onde de choc médiatique sans pareille, une indignation, une émotion extrêmes. Depuis, ce sketch n’a plus jamais été montré ou reproduit, l’humoriste en question a disparu des écrans de télévision et traîne une réputation sulfureuse. Une parodie de ce type est de facto assimilée à de la judéophobie, à du racisme, voire à un penchant nazifiant.

Par contre, une caricature associant le prophète de l’islam à la violence politique et au terrorisme actuels semble relever aucunement de l’islamophobie mais plutôt de la liberté d’expression. Quel étrange raisonnement. Que dirait-on alors d’une caricature du prophète du judaïsme l’associant à certains clichés qu’ont endossé – de triste mémoire, pour leur malheur et à leur corps défendant – les citoyens européens de confession ou de culture hébraïque? L’idée d’une caricature danoise de ce type relève-t-elle du pensable ? Pourquoi l’humour ou le regard critique aboutit dans un cas systématiquement à de la judéophobie, à quelque chose d’abject et de déshonorant et dans l’autre cas, s’agissant de l’islam et des musulmans, à de la « créativité artistique » et à « l’expression de la liberté d’expression »?

Il en va de même pour la démocratie dont on vante les mérites et le nécessaire avènement dans le monde islamique. Mais que disent les élites européennes quand la démocratisation met en avant par les urnes la mouvance islamiste – hier en Algérie (1990-1992) – ou, plus intéressant, ce qu’elle est devenue ou est en train de devenir – aujourd’hui en Turquie, Irak, Palestine, Egypte et probablement demain au Maroc (2007)? Faut-il souhaiter l’annulation d’élections libres lorsque les vainqueurs ne ressemblent pas à l’image mentale standard qu’Européens et Américains se projettent? Faut-il souhaiter le maintien de dictateurs et autres dirigeants médiocres sous prétexte qu’ils barrent la route à ces « gens-là » qui clament – plus qu’ils ne le font en réalité – vouloir frayer un chemin autre que celui que l’Europe a emprunté (Les Lumières) et parfois dans lequel elle s’est engluée (L’Ombre du XXe siècle, ses cadavres par plusieurs dizaines de millions, son holocauste et ses ravages coloniaux). Pourquoi, au fond, ne pourrait-il pas y avoir des mouvements de « démocratie islamique » comme il existe des courants de « démocratie chrétienne » qui ont été les moteurs de l’Europe sociale et politique ? Pourquoi exclure d’emblée et définitivement l’évolution du monde et sa nature hautement contingente?

Peut-on rire de tout ? Oui, certainement, mais encore faut-il pouvoir être capable de rire de tout et de tous sans exception! Il n’est pas sûr que les élites européennes soient prêtes à cet exercice qui peut s’avérer fort déstabilisant à leur encontre. Le monde définitivement multipolaire et majoritairement non judéo-chrétien bruisse de rires et d’humour ravageur envers les anciennes puissances coloniales, vieillies, repues, qui ne sont plus le « référentiel de (p)référence » et n’ont plus depuis longtemps les moyens d’imposer une culture de la domination. Tendons l’oreille, et, sans arrogance et condescendance intellectuelles, sachons cultiver le sens de l’humour face au monde complexe et pluriel en train d’advenir sous nos yeux.

Réda Benkirane

Les commentaires sont fermés