Il y a aussi des cygnes noirs

par Réda Benkirane

Tribune de Genève
26 Octobre 2007

Nassim Nicholas Taleb est un financier et essayiste américain auteur d’un best-seller récent intitulé «The Black Swan» (le cygne noir). L’auteur y développe une réflexion sur le rôle du hasard, notamment la notion originale de «cygne noir» qui est le fait ou l’événement considéré comme hautement improbable mais qui néanmoins peut survenir et tout changer sur son passage.

Selon Taleb, ancien trader de la banque UBS à New York, tout autour de nous relèverait de la phénoménologie du cygne noir; du déclenchement de la Première Guerre mondiale, à l’émergence de Google en passant par la découverte du Viagra.

Exposé au hasard destructeur ou créateur, comment définir la prise de risque et la stratégie optimales? Taleb organise sa réflexion sur la citation d’un capitaine de navire qui, en 1907, affirmait n’avoir jamais connu de naufrage ni aucun danger maritime – c’était cinq ans avant le naufrage de son navire, le funeste Titanic.

Dans une sorte de métaphore, nous pourrions projeter la Suisse comme le laboratoire idéal pour tester en mode mineur l’impact des catastrophes majeures. Car la Suisse est le pays où tous les cygnes sont blancs, contrée de banques et d’assurances, de l’horlogerie à complication où tranquillité, prospérité, précision, ponctualité, stabilité et neutralité en fondent les repères vitaux.

Depuis la fin de la guerre froide, la Suisse, issue du meilleur des mondes, est confrontée à deux persistants cygnes noirs; celui du rapport chaotique au temps et celui du rapport désacralisé à l’univers bancaire.

Dans l’Helvétie heureuse et prospère du siècle dernier, l’individu était foncièrement libre et indépendant, mais face au temps, il fonctionnait beaucoup comme un automate grégaire dans un alignement impeccable («rester dans le cadre/rang», «pas de tête qui dépasse», «propre en ordre», etc).

Or nous voici dorénavant évoluant dans le temps du mélange et du déséquilibre, du nouveau désordre international, des logiques où le gagnant rafle tout mais où aussi le plus faible déstabilise le plus fort. Voici venir le temps où neutralité et précision ne comptent plus tant. On se rappellera ainsi la mort de la société Swissair comme d’un cygne noir prémonitoire, quand, à l’automne 2001, une flotte aéronautique synonyme d’excellence s’était subitement désintégrée…

Les temps changent… au point que nous voyons se multiplier à l’horizon les cygnes noirs (climat dérangé, cours boursiers erratiques, menace terroriste, etc.). Dans le cadre d’un essai de prospective, pourrions-nous en Suisse nous livrer à cet exercice de pensée consistant à imaginer un instant – imaginer seulement! – la levée du secret bancaire? Comment la Suisse serait affectée si la communauté internationale désireuse de contrôler les flux financiers et les évasions fiscales massives déclenchait cet incommensurable signe/cygne noir? Comment la société survivrait-elle à ce petit bout de secret défloré, à ce coffre tombal décacheté dans lequel gît en partie l’énigme de la stabilité helvétique? Sans la sanctuarisation de cette boîte noire, bénéficierions-nous toujours d’un exceptionnel niveau de vie, d’un chômage négligeable, de services financiers hors pair?

Le monde du XXIe siècle, plus complexe, dynamique et réticulaire que jamais, puissamment amplifié par des feedbacks technologiques, explose en phénomènes nouveaux, loin de tout équilibre. L’imprévisible ne pouvant être anticipé, il s’agit donc, face à lui, d’improviser, une aptitude que par ailleurs des sociétés technologiquement beaucoup moins avancées usent avec aisance pour se profiler dans le monde à venir. Désormais, serait-ce le temps darwinien non pas du plus apte, mais du plus rapide? A défaut de connaître l’impensable, peut-on apprendre à improviser devant l’inconcevable, c’est-à-dire la désacralisation, un jour ou l’autre, d’un tabou anthropologique de l’homo helveticus?

Réda Benkirane

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