Le nouvel ordre démographique

par Réda Benkirane

L'Opinion, Rabat

17 septembre1994

La Conférence du Caire sur la Population et le Développement a consacré ses travaux à un accord entre Nord et Sud pour une vie meilleure au sein de la planète. Mais désormais ce devenir ne va pas de soi : il n’est plus possible d’envisager les questions démographiques sans que, dans le même temps, soient évoqués les problèmes qu’ils posent sur le plan écologique, là où fomentent des menaces directes sur la survie de l’humanité. Lancée sur la bonne orbite, la Conférence du Caire aurait dû avoir pour seul arrière-plan le Sommet de la Terre de Rio de juin 1992.

Au-delà des habituelles déclarations d’intention qui ornent le texte final des grandes réunions politico-médiatiques, la Conférence du Caire a-t-elle soulevé le fond du problème ? Au-delà de ses principes philanthropiques, que peut réellement l’ONU devant la politisation extrême et/ou l’ignorance caractérisée des enjeux de la population mondiale ? La conférence s’est-elle alignée sur les thèses du néo-malthusianisme (de certains observateurs occidentaux) qui voient dans l’accroissement des peuples (ceux du Sud évidemment) le grand péril ? Comment convaincre de l’utilité d’un tel forum l’alliance qui part du Vatican, traverse la puritaine Amérique et aboutit à quelques pays musulmans ? Si ces questions devaient occuper le devant de la scène, elles porteraient un coup fatal aux objectifs initiaux de la réunion du Caire. L’étude de la démographie gagnerait beaucoup à s’éloigner de la démagogie, pour se consacrer à son environnement propre : le globe terrestre est notre unique pourtour, l’horizon ultime ou notre plus grand dénominateur commun.

Soit une équation, unique, qui dise toute l’ampleur de la crise. Sur les 5 milliards et quelques de terriens, 1/5ème consomme 4/5ème des richesses mondiales. A partir de cette donnée de base sur laquelle se sont greffées maintes lectures idéologiques (de la pensée libérale au tiers-mondisme et ses diverses variantes), s’ajoutent en branches d’autres statistiques liant l’écosystème au rapport économique. Cette équation qui dit l’État du monde économique est également valable pour décrire ce qui se passe aux niveaux écologique et démographique.

On pourrait en déduire de prime abord que la répartition démographique est donnée une fois pour toute entre les deux hémisphères, l’un riche , l’autre pauvre. Mais il faut relativiser ce constat, ou plutôt l’éclairer chaque fois différemment, car l’équation est plus ardue qu’il n’y paraît. L’approfondir aboutit à la nécessité d’observer des sociétés elles-mêmes plurielles, compliquées et non moins impliquées entre elles. La frange riche de la population mondiale se réduira de plus en plus dans l’avenir, mais il est malheureusement tout autant probable, qu’en proportion inverse, s’accroîtra son accaparement des activités économiques. Les sociétés nanties se trouvent généralement dans l’hémisphère Nord, et la pauvreté se traduit géographiquement “par le bas”. Mais au Sud, la même équation se répète en aval. Par exemple, la latitude arabe connaît cette division verticale, fortement inégalitaire : le rapport est grosso modo le même entre des communautés bédouines consommant de façon excédentaire et ostentatoire ce que les peuples arabes ne pourront jamais approcher. Pour l’ensemble de l’hémisphère Sud, nous pouvons observer qu’à l’intérieur d’Etats-Nations déficients existe de façon plus criante la même inégalité sociale : un pourcentage de privilégiés – le plus souvent à un chiffre – est responsable de l’essentiel de la consommation nationale. De manière inverse, au Nord, une frange croissante reproduit les tiers et quart mondes sur des territoires où jusque là étaient supposées régner richesse et croissance.

L’ordre économique mondial fait de la logique marchande un système perpétuel : d’une part, il y a l’intégration des grands (en ensembles régionaux, trusts, lobbies, médias et forces de frappe), d’autre part se produit la désintégration des petits (balkanisation du monde, épuration ethnique, embargos, intégrismes, famine, endettement, émeutes FMI). Quand cet ordre diffuse aux niveaux démographique et écologique, la crise prend une dimension civilisationnelle, à tel point que certains ont cru à une “fin de l’histoire”. Le nouvel ordre démographique est marqué par une grande disparité entre les peuples tandis que le nouvel ordre écologique s’est érigé à partir d’une interface homme/nature biaisée.

Aujourd’hui, penser la démographie, c’est porter inévitablement un regard accusateur en direction du Sud, lui demander de rendre des comptes (du taux de fécondité au taux d’enfants désirés), enfin conjecturer sur sa transition démographique qui serait la panacée à tous les problèmes du globe. A travers l’analyse de spécialistes, partout il est sous-entendu que la menace provient de ces humanités enflant en nombre et dont l’assaut programmé, par air, terre et mer, envahira l’Europe et l’Amérique du Nord.

En ce qui concerne le monde musulman, les autorités religieuses qui font de la surenchère démographique se voilent la face devant les impasses actuelles. En même temps, elles confortent les thèses alarmistes de ceux qui agitent au Nord la menace démographique. Pour des sociétés dont la pauvreté, la faillite économique et l’oppression politique constituent l’horizon indépassable depuis plus de trente ans, le poids du plus grand nombre est inversement proportionnel au niveau de l’éducation, à la qualité de l’habitat. L’autosuffisance alimentaire est un mirage, l’urbanisation, qui accueille désormais la majorité des habitants, est un terrible défi : comment gérer une ville comme Le Caire ? Dans le monde musulman, la force numérique des sociétés est d’ores et déjà éclatante : une jeunesse immense (75 % de la population en dessous de 25 ans) à qui manquerait simplement quelques esprits visionnaires capables de changer l’ordre inique des choses. Une croissance démographique débridée, appelée de leurs voeux par quelques prédicateurs irresponsables, reviendrait à gaspiller une énergie fondamentale. A l’heure où certains indicateurs déclenchent le signal d’alarme (désertification, sécheresse, urbanisation difforme), maîtriser sa croissance démographique consiste à maîtriser son énergie. A la question de savoir quelle orientation générale peut y parvenir, le Coran répond par une parole générique, le premier mot révélé à son Prophète : “Lis !”

Plutôt que de s’enferrer dans un débat sur les moyens de contrôle de naissance (alors qu’ils sont opérationnels dans la plupart des pays musulmans), les religieux seraient spirituellement inspirés s’ils s’attelaient à lutter contre l’ennemi principal de l’Islam qu’est l’analphabétisme. Une société basée sur l’éducation et la connaissance, qui fait la marque intime d’une société islamique, produit le spectre le plus large pour réguler l’accroissement démographique.

Seule une vue courte et policière des questions démographiques pourrait laisser croire que la pilule et le stérilet peuvent réguler un taux de croissance, ou que l’instauration de visas puisse différer la migration des peuples. C’est en amont qu’il faudrait penser et agir, à l’origine des situations existantes.

Les masses des Tiers Mondes grandissent au milieu de misère, clameurs et lumière, elles sont productrices de désordre. Mais il y a du sens dans leur désordre. L’homme se multiplie, tout comme prolifère ce que l’homme produit et consomme. Jusqu’à présent, il n’y a pas corrélation entre les deux phénomènes. D’où une série d’interrogations sur la signification profonde de cette déconnexion. Car là où il se raréfie, l’homme connaît la prolifération de la matière et l’abstinence du sens ; et là où il est multitude, l’homme constate la raréfaction de la matière et l’abondance du sens.

Au Nord, le changement démographique fait lui aussi problème. A force de puissance, opulence et insolence, l’homme tend à perdre ce qui faisait sa condition humaine. Riches et vieillissantes, les sociétés sont des mutantes qu’il faut parfois observer avec le regard des hommes du Sud.

La perte du sens ? Elle se constate au sommet comme aux pieds de la pyramide des âges, deux points vitaux d’une population. C’est la vieillesse qui est exclue du reste du corps social, dès lors qu’elle quitte les postes de travail. Inutiles en termes de rendement économique, les troisième et quatrième âges deviennent cette majorité montante assurée d’une prise en charge dans des isoloirs confortables en attendant la mort clinique. La moitié des plus de 65 ans appartiennent à la faction opulente de l’humanité. Quant à la jeunesse, rétrécie, silencieuse, elle pâtit des configurations familiales actuelles, de l’extension définitive du chômage, de l’attrait des paradis artificiels (drogues et mondes virtuels). Ce sont les pays les plus riches qui connaissent le plus grand taux de suicide des jeunes. Les sociétés repues affichent ostensiblement leur révolution sexuelle, mas elle est pour le moment incapable d’assurer le renouvellement des générations. Le plus frappant est que la “pyramide” humaine menacée dans son équilibre démographique s’assortit d’une population animale domestique, elle-même en totale mutation. On pourrait penser qu’il s’agit de marquer son lien indéfectible avec la nature, mais il n’en est rien, ce lien est mutilé. La place du chien et du chat dans les sociétés occidentales nous en dit long sur la place de l’homme en leur sein ; économie, sociologie et ethnologie sont convoqués pour de nouveaux objets d’étude.

Aujourd’hui, penser l’écologie, c’est faire le procès d’un mode de vie soit-disant universel, celui de la société de consommation. Qui sont les tout premiers responsables de l’émission de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, et des déchirures de la couche d’ozone ? Point n’est besoin d’exhiber la panoplie de chiffres qui désigne le cinquième riche de l’humanité comme principal pollueur. A tel point qu’il a été maintes fois envisagé de transférer les activités économiques “sales” vers l’hémisphère sud, du fait de l’existence de territoires inutilement “sous-pollués”. De l’aveu même d’un éminent économiste de la Banque Mondiale (dont les propos à la veille du Sommet de la Terre avait scandalisé), il est admis “que la logique économique qui consiste à se débarrasser des déchets toxiques dans les pays à faibles revenus est sans faille”. Et pourtant, même dans ce scénario cynique, il est implicitement admis que si la majorité de l’humanité devait vivre au niveau des pays dits développés, alors le développement nous mènerait tout droit à une catastrophe planétaire.

Selon cette optique duale de la réalité, s’il faut désamorcer la “bombe démographique”, alors il faudra impérativement désamorcer la bombe écologique. Émerge alors la perspective de poser les termes d’un pacte démographique. Celui-ci consistera en un véritable traité de non-agression Nord-Sud qui lie l’Écologie à la Démographie.

Le pacte démographique devrait engager le Nord et le Sud à ne ménager aucun effort pour rendre viable l’avenir de l’humanité. L’un s’engagerait à modifier son mode de consommation, l’autre s’engagerait à maîtriser sa croissance démographique. Combinés, mode de vie prédateur et accroissement élevé de la population mondiale représentent une menace pour l’équilibre de la vie sur Terre. Il faut donc conditionner l’effort du Sud à l’engagement du Nord.

Nord et Sud, Orient et Occident, pays développés et pays en voie de sous-développement ont partie liée et doivent résoudre par l’invention de nouveaux sens l’équation complexe qui les enserre. L’histoire des sciences nous apprend que c’est chaque fois la faiblesse et le handicap qui sont à l’origine des grandes découvertes et des avancées sociales qui en découlent. L’histoire de la démographie retient que la vitalité démographique précède toujours la force politique et culturelle des Nations.

Réda Benkirane

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