Mégalopoles, un phénomène irréversible

par Réda Benkirane

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13 juin 1996

Réunies à Istanbul à l’occasion de la conférence Habitat II, les Nations Unies consacrent leur dernier grand sommet du siècle à un sujet capital, celui de l’urbanisation qui concernera plus de la moitié de l’humanité en 2000, ses deux tiers en 2025. La multiplication et la croissance des villes en mégalopoles (plus de 10 millions d’habitants) est un phénomène irréversible dont les implications modifient jusqu’aux conditions climatiques de la planète.

L’urbanisation est un phénomène brutal et total. La ville a bien 5000 ans d’âge, mais une rupture radicale s’y opère depuis deux siècles. La révolution urbaine, débordant les révolutions agricole, industrielle et informatique, a consacré en Europe la fin des paysans. Ce processus se propage maintenant vers le sud. Démographie et urbanisation se couplent sur un espace-problème: l’équation à résoudre se pose en termes de surnombre et survie. Comment habiter, alimenter, penser la mégalopole de demain, plus particulièrement ces géantes d’Afrique-Asie profilées à plus de 20 millions d’habitants?

Dans les entrailles de Lagos, Le Caire, Bombay et tant d’autres, s’épanche l’assaut du nombre, flux ingouvernable. Comment le canaliser, le différer vers les villes secondaires de l’arrière-pays? L’espace urbain est un espace en fragmentation, sous-intégré et inégalitaire, attestant de l’inadéquation entre urbanisme et urbanisation. où est la cohérence de la cité traditionnelle, modèle perdu à jamais? Où commence et finit la ville d’aujourd’hui? Qu’en est-il de l’agriculture quand l’humanité bascule dans les champs de béton et bitume?

Bidonville, mot né à Casablanca dans les années 20, se décline depuis sous plusieurs langues (karyan, favela, geneçonduk,…) et décrit la palette variée de l’habitat des pauvres (carton, plastique, tôle, bois, pisé, etc.). Cette forme d’habitat précaire n’est qu’une des différentes catégories d’un secteur immobilier qualifié successivement de “clandestin”, “spontané”, “non-réglementaire”, “non-structuré”… La difficulté de nommer (si ce n’est par la négative) dit aussi comment se déploie cette urbanisation à “structure dissipative”, en recomposition permanente. Ici, des communautés survivent et produisent malgré tout, s’entassant à 6-8 personnes par pièce quand l’espace vital par habitant n’excède pas un mètre, payant plus cher que les autres usagers de l’espace urbain l’eau, l’éclairage, leurs déplacements. Là, ils contournent un droit foncier inadapté pour édifier un quartier, une ville nouvelle conformes cette fois aux normes urbanistiques et pourtant sans permis de construire. Du désordre découle aussi le processus endogène de régulation de la crise urbaine: la construction “informelle” assure entre 25 et 30% des logements produits.

Phénomène complexe, l’urbanisation reste difficile à appréhender, à formuler et encore plus à contrôler. Néanmoins deux principes généraux semblent émerger; densité et diversité. La (haute) densité réfère à ces masses humaines soumises à l’attraction du champ urbain qui condense habitat et habitant et capte l’essentiel des activités culturelles et économiques du territoire national. Un pôle urbain comme Istanbul concentre d’ores et déjà l’équivalent de la population totale de Suisse. Monopolistique, la mégalopole est une véritable “Cité-nation” au sein de l’Etat-nation; volontiers connectée à d’autres “urbanités” de l’espace-monde, elle est trop souvent ignorante, oublieuse des terroirs – qui risquent à terme de devenir des terrae incognitae propices à la dissidence et à la guérilla. La diversité urbaine quant à elle renvoie aux origines socioculturelles des habitants, aux stratégies de survie, à la mobilité résidentielle, aux structures et la dissémination familiales. La diversité met en outre l’accent sur l’individu-citoyen, ses droits, sa contestation, sa créativité.

Car enfin l’urbanisation est aussi un phénomène culturel. Qu’il se situe dans l’immense conurbation Milan-Dublin, au Moyen-Orient ou au Sud-est asiatique, le plus grand nombre cherche son identité, ses marques perdues, entre ruralité originaire et citadinité déclassée. L’espace urbain est le cadre unique où s’esquissent des projets de société. Leurs succès s’exprimeront de plus en plus lors de scrutins municipaux (comme à Istanbul), reflétant non pas la richesse des “philosophies” en jeu, mais l’ancrage au quotidien dans les bas-fonds sociologiques, collant à l’angoisse profonde et aux attentes concrètes des habitants. De nouvelles logiques sociales naîtront pour tenter de réparer l’amnésie historique induite par le formidable exode rural de ce siècle.

Les transformations actuelles relatives au logement, à la formation et au travail, qui nous surprennent par leurs mondialisme et radicalisme, trouveront quelques remèdes dans l’oeuvre de ces masses urbaines grandissant au milieu de misère, clameurs et lumière.

Réda Benkirane

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