La métaphore du village global

par Réda Benkirane

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24 mars 1998

Depuis la chute du Rideau de fer, il est l’objet de tous nos enchantements. Le village global est ce modèle rêvé de société, la patrie esthétique du Nouvel Âge. Qu’ils siègent à l’ONU, au G7 ou à Davos, les grands de ce monde n’ont plus que ce couplet-réclame à la bouche. Mais ce “village” tant annoncé englobe-t-il véritablement le plus grand nombre d’entre nous, et notamment les peuples du Sud ?

La métaphore du village global fut énoncée pour la première fois en 1962 par le canadien Marshall McLuhan pour décrire l’essor des médias électroniques et leur influence croissante sur les sociétés humaines. Dans son livre La Galaxie Gutenberg, le théoricien de la Communication pressent l’émergence d’une “tribu mondiale”, humanité transformée par la “galaxie Marconi” où l’électronique engendre de nouveaux instruments médiatiques et induit de nouvelles perceptions. “Le médium est le message” précise encore ce visionnaire (dans Message et massage) qui a très tôt perçu le risque d’addiction aux nouveaux canaux d’information. Depuis, sa formule du village global a fait fortune pour être systématiquement couplée à la “globalisation” ou mondialisation.

Car voici enfin lâchée l’autre terminologie-culte de l’économie et de la finance, le processus fondamental et irréductible qui ne laisse rien ni personne indemne le long de ses sillages marchands. Selon l’OCDE, la mutation s’est décomposée en trois temps ; après l’internationalisation des échanges commerciaux accomplie sur plusieurs décennies, puis la transnationalité des investissements directs (délocalisation des entreprises) effectuée au cours des années 70, la globalisation de l’économie est apparue dans les années 80 pour signifier la mise en réseau intégrale des circuits de production et de communication.

D’une certaine façon la notion de village global traduit ce rétrécissement des limites planétaires (un “monde fini”) par une sorte d’achèvement de cycle (une “fin de monde”). Interpellé à ce propos au cours d’un débat sur l’avenir des économies avancées, Edgar Brandt, expert et consultant d’entreprise à Genève, se demandait “si nous ne vivions pas l’apogée précédant la fin du capitalisme et, partant, de la civilisation occidentale”.

Non contente de transborder le monde dans un village, la pensée dominante néo-libérale cherche désormais à le réduire à un marché unique, coûte que coûte. Étrangement, la “libéralisation” de l’économie enserre les individus dans des dépendances venues d’un autre âge. Plutôt que de réaliser la libération de l’homme par la machine, la “convergence” de l’informatique et des télécommunications engendre, quant à elle, de nouvelles précarités. C’est donc un peu tout cela qui est entériné chaque fois qu’on loue les vertus du “village” ; l’agent humain, ses logiques sociales, ses relations culturelles sont reléguées dans les catégories secondaires. D’où cette mort lente des Etats-nations au profit des marchés (Alena, UE, Asean, Mercosur) et la montée, réactive, des intégrismes identitaires.

Contradiction intenable au sein du fameux village planétaire : d’un côté, on consacre la libre circulation des marchandises, les idées, l’argent défilent d’un continent à l’autre à la vitesse de la lumière ; et de l’autre, les frontières se ferment aux hommes du Sud, des barricades administratives sophistiquées, dressées pour se prémunir d’hypothétiques remontées massives, bloquent au quotidien les petits passages multiples et saisonniers. De cette façon duale est programmée l’intégration des grands ensembles, riches et forts et la désintégration des pays moins nantis.

Ainsi par exemple la généralisation du système des visas a crée une pression intolérable qui développe, par appel d’air, des formes extrêmes de migration. En Méditerranée, des centaines de familles kurdes s’embarquent ces derniers mois sur des cargos-fantômes, fuyant régime baathiste, embargo onusien et bombardements turcs. Au milieu du détroit de Gibraltar, les sans-visas rifains, touaregs, hassanis, wolofs finissent noyés pour avoir tenté d’accoster, à bord de frêles embarcations, la rive la plus méridionale de l’Espace Shengen. Tandis qu’à plus de 7000 kilomètres de là, le mulâtre de La Havane ne craint pas de prendre le large, sa fine et musculeuse carcasse flottant sur un pneu de camion en attente que la houle l’expulse comme un bouchon toujours plus loin vers l’Amérique : riche et grasse anglo-saxonne.

Géographie de la fermeture : le Rideau de fer a laissé place au rideau de mer. Anticipant la destabilisation et l’endiguement provoqués par la globalisation, la migration clandestine devient ce partage des pauvres, équitable, universel.

A ce village high-tech, câblé-branché, s’oppose en quelque sorte la toile tissée dans l’espace réel par des êtres migrateurs, de chair et de sang. Dans la dissémination de ses membres, l’humanité éprouve au quotidien le chantier du village mondial. Dans l’éparpillement des clans, tribus et grandes familles, dans le jumelage des mégalopoles, la parenté Nord-Sud de leurs banlieues, les flux de migration nouent le lien social qui fait tant défaut au village marchand.

L’humanité solidaire est une humanité dispersée, voilà l’autre métaphore.

Réda Benkirane

* Communication publiée l’occasion de la Conférence organisée par la Fondation de Bellerive (Sadrudin Aga Khan) : Policing the global economy: why, how and for whom? Genève, 23-25 mars 1998.

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