Du déclin du sionisme et de l’arabisme

par Réda Benkirane

Tribune de Genève

24 novembre 1995

Tous redoutaient l’acte d’un ennemi identifié, le Jihad palestinien en l’occurrence. Mais l’Histoire a bifurqué, là où le renseignement israélien ne l’attendait aucunement: en la personne d’un étudiant en théologie.

Terrassé par l’intégrisme juif, Isaac Rabin impose désormais, à titre posthume, un travail de relecture du conflit israélo-arabe.

Paradoxalement, ce meurtre rapproche Arabes et Israéliens, parce qu’il identifie dans le Moyen-Orient contemporain une destinée commune. Celle-ci est symboliquement représentée par des meurtres sacrificiels. En 1951 à Jérusalem, l’Émir Abdallah, grand-père de l’actuel roi Hussein de Jordanie subit le même sort que, trente ans plus tard, celui de Sadate. Et si, à la sortie de ce siècle, le sionisme et l’arabisme étaient parvenus au terme de leur parcours? Est-il possible que ces deux logiques, violemment antagoniques, mais symétriques, et à maints endroits similaires, s’accordent enfin, s’annulent au moment de leur dissolution dans le rapprochement israélo-arabe?

Le sionisme et l’arabisme furent des nationalismes exhortés par la Grande-Bretagne et qui s’amorcèrent sur le démembrement de l’empire ottoman. Tandis qu’ils fomentaient la “révolution arabe”, les Anglais promettaient dans le même temps, avec la Déclaration Balfour de 1917, la création d’un “foyer national juif”. Tous les États de la région naîtront des artifices du Foreign Office, y compris la puritaine Arabie Séoudite suivie, quelques décennies plus tard, de la génération spontanée d’Émirats et autres principautés pétrolifères. Taillé dès le début dans une configuration impossible, le croissant fertile, berceau de l’humanité et du monothéisme, traversera le siècle dans une violence en continu.

Le sionisme eut son édificateur en la personne de David Ben Gourion. Le nationalisme arabe eut pour visionnaire Jamal Abd el Nasser. Après la guerre des six jours en juin 1967, Nasser survit trois années à la défaite. Avec lui s’évapore le rêve authentique de l’unité arabe. Ben Gourion qui a pris sa retraite n’est pas partisan de l’occupation de la Cisjordanie. Il s’éteint en laissant ouverte cette question.

C’est à partir de l’annexion de la partie arabe de Jérusalem et de l’occupation de la Cisjordanie, que l’arabisme s’effondre et que le sionisme entame son déclin. Ce bout de territoire fait problème, créant à tous une crise identitaire: est-ce là une bande de terre stratégique, une prothèse biblique, un champ étroit et triste de Palestine? Les territoires occupés sont mal répertoriés dans les discours nationalitaires devenus réducteurs, et l’Intifada exprimera à travers la geste des pierres, l’affranchissement de la jeunesse palestinienne.

Exécuté pour cause d’apostasie en 1981, Sadate était un héros en Occident. Mais l’artisan de l’ouverture (infitah) avait mis en détention 5000 personnalités, du Pape copte aux groupes islamistes et progressistes, y compris de grands intellectuels égyptiens. Sadate a tenu en fait le rôle du Judas auprès des peuples arabes. Ce rôle a une fonction religieuse qui marque l’état d’indigence spirituelle et matérielle de la communauté à un moment donné: l’arabisme est cliniquement mort.

Ancien foudre de guerre, Rabin réalise que la sécurité d’Israël implique des négociations directes et une concession territoriale. C’est avec une froide lucidité qu’il s’apprête en septembre 1993 à transgresser un tabou de taille: imposer aux israéliens la figure honnie de Yasser Arafat. La restitution programmée d’une portion des territoires occupés lui sera fatale. En tuant Rabin, son meurtrier, illuminé, n’a pas réalisé qu’il vient de programmer, de la sorte, la mort du sionisme. Il n’y a désormais plus de tabous.

Sadate et Rabin ont voulu en finir avec les mythes fondateurs (Nasser, Ben Gourion), ils payent ces meurtres symboliques par leurs propres morts violentes.

Il y a une dimension mystique dans l’arabisme, et une dimension politique dans l’islamisme. Les deux dimensions cohabitent dans le sionisme nourrissant d’étranges paradoxes propres au croissant fertile, et peut-être aussi au cousinage sémite. Israël reste à ce jour, avec l’Arabie Séoudite, une des rares nations qui se passe de Constitution.

Sionisme et arabisme ont produit au cours de leur affrontement une diaspora, celle des Palestiniens, dont on peut dire qu’elle fut victime autant du mythe “Eretz Israël” (des massacres de Deir Yassine à la Mosquée Ibrahim à Hebron) que celui de “Nation Arabe” (à ceux de Septembre noir à Sabra et Chatila). Après l’exode et l’exil, le siège de Beyrouth (1982), les expulsions de civils du Koweït (1990) et aujourd’hui de Libye, le peuple palestinien erre, désespérant de la fin de l’occupation.

La fin du sionisme, si douloureuse soit-elle, pourrait permettre l’expression d’une plus grande diversité culturelle et politique au sein de la société israélienne. A terme et malgré l’extrémisme religieux, il y a là peut-être la promesse que le judaïsme renoue avec son passé et ses traditions arabes qui, en dépit de l’Inquisition, n’a souffert que de la lecture tragique, idéologique, de l’histoire contemporaine. Au-delà de la scission entre adversaires et partisans de la paix, sait-on que plus d’un citoyen israélien sur six est arabe et non-juif et qu’une part importante des juifs israéliens est d’origine arabe? Voilà peut-être pour l’avenir, avec le peuple palestinien, les liants culturels indispensables à une paix juste et durable au Moyen-Orient.

Réda Benkirane

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