Les démocrates algériens se sont laissé prendre dans un “intégrisme laïc”

par Réda Benkirane [printfriendly]

Le Nouveau Quotidien, Lausanne

 

21 janvier 1994

Depuis deux ans, l'Algérie a basculé dans le cycle des petites guerres. Assassinats en série d'un côté, exécutions sommaires de l'autre, arrestations massives, torture, condamnations à mort par centaines ponctuent le calendrier politique dans un crescendo tragique. De tous côtés, les victimes tombent : hommes politiques, policiers, journalistes, médecins, civils anonymes, résidents étrangers. Les combats opposent le pouvoir, otage de sa propre répression, et le principal parti d'opposition, le Front Islamique du Salut, dissous et éclaté en nébuleuse. La violence habite le présent de l'Algérie tout comme elle hante son passé français.

Comment l'Algérie en est arrivée là ? Et surtout pourquoi le pays ne connaît-il pas de relève démocratique qui fasse la synthèse des aspirations plurielles des Algériens ? Répondre à ces questions revient à engager le procès d'un régime à la recherche d'une légitimité politique depuis le coup d'Etat militaire de 1965. Sous le règne froid de Boumediene (1965-1978), les chefs historiques du FLN ont été physiquement éliminés, emprisonnés ou exilés. A l'intérieur du pays muselé sous la tutelle du parti unique, la montée du fondamentalisme religieux est rendue inéluctable. C'est le fruit d'un travail idéologique obstiné, programmé par trois décennies de "socialisme". Cette période est, d'une part, chargée d'un culte mythologique de la libération, où l'histoire est réécrite au profit des nouveaux dirigeants et de leurs clans respectifs, alors que les jeunes générations ignorent qui sont en réalité les véritables pères du nationalisme. Le socialisme algérien est, d'autre part, maquillé d'un éloge constant de l'arabo-islamisme, propre à satisfaire les solidarités organiques qui ont fait la Révolution Algérienne (1954-1962).

En octobre 1988, la société algérienne, jeune, qualifiée mais grandement désoeuvrée, exprime par des émeutes sa volonté de rupture. Dans le processus de démocratisation qui va s'enclencher alors, le pouvoir favorisera ostensiblement la base islamiste, afin de mieux exclure l'opposition en exil de la scène nationale. Car jusqu'en juin 1990, date des premières élections libres, l'ennemi politique numéro 1 n'est pas le FIS mais la personne d'Ahmed Ben Bella, premier président algérien et dernier leader à rentrer au pays. Le président Chadli entretiendra la division de l'opposition jusqu'aux élections législatives de décembre 1991. Ce noyautage s'est notamment traduit par la création d'une cinquantaine de partis politiques, et par des lois électorales visant à enrayer la diversité réelle du paysage politique. Les résultats de cette triste gestation n'ont pas tardé à se faire voir. Tout a été fait pour que l'étau se referme et aboutisse à un face à face FLN-FIS… ce qui, d'une certaine manière, correspond à une confrontation entre père et fils.

Car voilà une explication possible à la violence des événements en Algérie. Et si, à sa façon, le FIS, dissous depuis mars 1992, reprenait la voie du FLN d'avant l'indépendance ? Même la dénomination utilisée par les autorités françaises d'hier et les autorités algériennes d'aujourd'hui rapproche le FLN de 1954 avec le FIS de 1993. Le "terrorisme" algérien relèverait sous cet angle d'une même parenté politique. L'exécution des condamnés d'aujourd'hui rappelle de sinistre mémoire les guillotines françaises de la fin des années 50. Ainsi les succès médiatique et diplomatique des deux fronts, à quarante ans d'intervalle, sont identiques. De la même manière que le FLN a su s'organiser à partir de la conférence de Bandung, le FIS tente de le faire actuellement à partir de la conférence de Khartoum. Comme son aîné, le Front Islamique s'est déployé dans les maquis et les quartiers pauvres des grandes cités. Il choisit la même tactique du harcèlement. Ceux qui évoquent la "barbarie" des islamistes ont dû oublier que les nationalistes algériens ont eu recours à une violence de même intensité pour maintenir leurs troupes resserrées autour du but suprême, la libération du pays. La logique du FIS clandestin n'est donc pas si éloignée de la tradition guerrière fondatrice du FLN. De même, les divergences internes du parti islamiste s'esquissent à partir des clivages d'hier. Ainsi, les options idéologiques des "algérianistes" diffèrent de celles des "internationalistes", la délégation extérieure s'oppose à la direction intérieure, et la légitimité historique des dirigeants emprisonnés connaît la concurrence des chefs de la lutte armée.

La seconde explication à la violence actuelle concerne la dimension identitaire. Ici, il faut prendre en compte les 132 années d'occupation française. Sur le plan culturel, le pays continuerait de régler ses comptes avec une identité elle-même en devenir. La violence exprimerait la mort et la dissection du Moi algérien, en attendant la revification que tous promettent.

Il existe en outre dans ce pays une minorité active qui défend le droit de certaines valeurs qui, en elles-mêmes, sont de type consensuel. Mais cette minorité ne comprend la démocratie qu'exclusivement liée au concept de laïcité. C'est ce qui peut éventuellement expliquer que des "démocrates" pesant 1 à 2% de l'électorat aient applaudi à l'annulation du scrutin libre de décembre 1991 ainsi qu'au coup d'Etat qui s'en suivit. De la même façon, la défense de l'identité berbère n'est pensée que contre l'arabité (le contraire n'est pas vrai), pour être en réalité soudée à la promotion de la francophonie. Tout cela s'éclaire une fois encore en fonction du passé colonial spécifique à l'Algérie. Les couples démocratie/laïcité et berbérité/francophonie sont autant sectaires que celui qui cherche à enchaîner l'Islam à l'Etat-Nation. Il s'agit là d'une même violence symbolique, où l'amnésie est dénominateur commun.

L'élite algérienne laïcisante, francophile, se prétend démocrate mais considère que la démocratie ne s'installe que très progressivement, surtout lorsqu'il est question d'une population en majorité pauvre. Ce sont là les mêmes arguments que la France coloniale invoquait naguère pour dénier aux Algériens le droit à l'autodétermination. Dans la face soit-disant avant-gardiste de la société algérienne, règne aussi un "intégrisme laïc" qui ne veut en aucune manière dialoguer avec son vis-à-vis islamiste.

L'Algérie est-elle vouée à passer d'un extrémisme à l'autre ? Il faut bien admettre que des forces du changement travaillaient, quoiqu'on en dise, au sein de la mouvance FIS. Le processus électoral avait mis en avant le profil universitaire et scientifique des cadres islamistes. Ces derniers se retrouvent par milliers sous les verrous, et certains ont subi la torture. Désormais, la violence au quotidien met en avant les émirs de la guérilla, ce sont eux les nouveaux acteurs de l'islamisme algérien. Leur pensée politique se résume au souvenir de l'Islam des origines, et leur action s'échafaude dans des commandos et des exécutions en tous genre. Comme pour la punir du népotisme des colonels, et succédant à la décomposition de l'Etat de droit, les soldats idolâtres de Dieu annoncent à la société civile le grand enfermement, légitimé par l'épithète islamique. Pour sacraliser ce qui reviendrait à stériliser la société.

La mort en Algérie est aveugle et diffuse, mais il est troublant de constater combien les grands responsables, connus, de la corruption et de la faillite politique sont à l'abri de tout jugement. Comme si un accord tacite réunissait pour une fois le régime des militaires et le vaste front islamique pour accorder l'immunité au clan responsable du déclin actuel de l'Algérie. Comme s'il fallait éviter sa chute dans le volcan.

Réda Benkirane

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