Thèse 1 : la diversité du monde selon Emmanuel Todd[printfriendly]
Les modes d’intégration des populations immigrées ont été largement répertoriés par les travaux du démographe français Emmanuel Todd. L’étude la plus exhaustive qu’il a réalisée concerne quatre grands pays occidentaux (France, Allemagne, Angleterre et États-Unis) et leurs comportements spécifiques à l’égard des populations issues de l’immigration[1]. Emmanuel Todd, chercheur à l’Institut National des Études Démographiques (INED, Paris) poursuit depuis une trentaine d’années[2] l’identification et l’étude des principales structures familiales de l’humanité et surtout comment celles-ci se reflètent et s’expriment au travers de différentes métaphysiques (hindouisme, bouddhisme, christianisme, islam) et idéologies (libéralisme, communisme, nazisme).
Emmanuel Todd a pu ainsi définir un « jeu des 7 familles » qui se décline en plusieurs variantes et combinatoires à partir de quelques configurations de base (nucléaire/communautaire, endogame/exogame) et de certaines « valeurs fondamentales » (égalité/inégalité, autorité/liberté).
Ainsi, par exemple à partir de la nature des relations verticales instaurées entre père et fils, Emmanuel Todd déduit une conception de l’autorité ou de sa négation. Pareillement, les relations horizontales entre frères disent l’inclination à l’égalité ou à son contraire. L’apport original de Todd consiste à interpréter la formation et l’évolution des « superstructures idéologiques » en fonction des fonds anthropologiques qui les sous-tendent. Des processus tels que l’alphabétisation, l’industrialisation et l’urbanisation sont à la fois déclencheurs de crise et d’anxiété métaphysique. Ces processus massifs et brutaux révèlent les inclinations profondes des structures sociales représentées par les modèles familiaux et les valeurs fondamentales qu’elles reproduisent et donnent à voir dans le mariage et l’héritage.
Le communisme serait ainsi l’expression, en un Parti-État, des mécanismes de la famille communautaire exogame, autoritaire et égalitaire, qui régissaient les structures sociales traditionnelles russe, chinoise, vietnamienne et serbe. L’islam, quant à lui, refléterait les valeurs de la structure familiale communautaire endogame, égalitaire et peu autoritaire. Le monde anglo-saxon a pour modèle la famille nucléaire absolue, fortement marquée par une inégalité entre frères (au niveau de l’héritage par exemple), mais qui a eu pour corollaire de permettre tôt l’émancipation des femmes[3]. Les structures familiales révèlent des mentalités qui nous paraissent au premier abord contre-intuitives : ainsi l’athéisme, en niant Dieu, est une forme de parricide qui fait sens dans les sociétés où règne la famille de type autoritaire, mais ne peut s’imposer par exemple en terre d’Islam où prévaut la représentation d’un dieu miséricordieux et où l’autorité du père est peu significative (le corollaire sociologique se traduisant par une absence du « sens de l’État »[4]). Dans cet univers culturel marqué par la famille communautaire et endogame, elle-même transformée par l’urbanisation massive, « la conception mystique de la vie politique » ne peut aboutir à l’athéisme comme dans le cas des sociétés communistes, mais à la montée de l’intégrisme que Todd assimile à une phase violente de « transition culturelle » conduisant à l’achèvement du processus d’alphabétisation.
La palette des fonds anthropologiques spécifiques que Todd esquisse met alors en scène les systèmes idéologiques de l’humanité que l’on peut ranger en deux grandes catégories : les différentialismes (États-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne) focalisant sur l’inégalité et les universalismes (France, Monde arabe, Chine) articulés autour de la notion de fraternité.
Les travaux de Todd et son idée-force selon laquelle les mentalités profondes sont réductibles à des types spécifiques de structures familiales posent un certain nombre de questions, notamment sur la force déterministe de la famille soumise à l’évolution et à la contingence. Comment les différentes structures familiales peuvent-elles évoluer dans l’environnement des mégalopoles, par exemple en fonction de la crise du logement et la pression du marché du travail ? Va-t-il de soi de se marier dans les villes indiennes, comme le Mahatma Ghandi et sa femme, à l’âge de 13ans ? Est-ce que le modèle arabe communautaire et endogame et les types africains de polygamie fréquente demeurent intangibles dans des villes comme Le Caire, Lagos, Dakar ou Casablanca ?
Par ailleurs, il manque à la grille interprétative de Todd une analyse critique du différentialisme dont a témoigné la France dans ses rapports coloniaux – rapports sur lesquels il passe très rapidement, car le modèle universaliste français dont il fait tout de même la promotion n’explique pas la hiérarchisation des races et des cultures qui a prévalu durant tout le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle – et notamment en Algérie où l’identification nationale de ce territoire « outre-mer » avait un caractère absolu et définitif.
Il n’en demeure pas moins vrai que les recherches démographiques d’Emmanuel Todd ont une base empirique qui est saluée jusque dans les milieux des sciences exactes[5]. Derrière l’hypothèse que la diversité des langues et des cultures « cacherait » une diversité de moindre magnitude mais autrement plus déterminante, celle des structures familiales, il y a un raisonnement profond et fécond.
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[1] Cf. Emmanuel Todd, Le destin des immigrés. Paris, Seuil, 1994. Ce livre de référence, qui date de plus de dix ans, souffre uniquement de déconsidérer l’hypothèse d’une influence récente de la culture de communication et de la globalisation économique, notamment à travers l’urbanisation et les migrations internationales, dans la transformation des structures familiales traditionnelles.
[2] Emmanuel Todd introduit son étude exhaustive des structures familiales et de leurs rapports avec les mentalités et les structures idéologiques dans La Troisième Planète, Paris, Seuil, 1983, et L’enfance du monde, Paris, Seuil, 1984. Ces deux ouvrages ont fait l’objet d’une réédition sous le titre La diversité du monde. Structures familiales et modernité, Paris, Seuil, 1999.
[3] « La famille nucléaire absolue se moque, au contraire, de l’égalité des frères, de la solidarité des mâles. Elle laisse se développer jusqu’à ses plus ultimes conséquences – égalitaires – le lien conjugal, et conduit au système anthropologique le plus féministe existant sur la planète celui des pays anglo-saxons. » Cf. Emmanuel Todd, La diversité du monde. Structures familiales et modernité, Paris, Seuil, 1999, p. 125.
[4] « L’Islam, structuré par sa relation frère/frère, qui est horizontale, et de complicité plutôt que d’obéissance, ne peut mettre en pratique administrative ses théories collectivistes. » Emmanuel Todd, La diversité du monde. Structures familiales et modernité, op. cité, p. 158.
[5] Ainsi le généticien des populations Luca Cavalli-Sforza reconnaît la pertinence de ce courant de pensée de la démographie qui a recours à l’anthropologie sociale : « Le Bras et Todd ont émis l’hypothèse très stimulante, bien que critiquée, que la structure de la famille influence fortement la vision politique. Le microcosme familial peut déterminer le macrocosme social (…) l’explication sociologique du rapport entre microcosme familial et macrocosme social me semble très vraisemblable, et la conservation de la forme de la famille en excellent accord avec notre théorie de la transmission culturelle ». Luca Cavalli-Sforza, Gènes, peuples & langues. Travaux du Collège de France. Paris, Odile Jacob, 1996, pp. 274-275.
Extrait de Réda Benkirane, La crise de l'universalisme français, in: Nous autres, sous la direction d’Erica Deuber Ziegler et Geneviève Perret,Infolio éditions,Genève, Musée d’ethnographie, coll. tabou 1, 2005, 280 pages.