Revue de livre par Sylvie Taussig

Taussig Sylvie, « Reda Benkirane, Islam, à la reconquête du sens. Paris, Éditions le Pommier, 2017, 512 p. », Archives de sciences sociales des religions, 2018/4 (n° 184), p. 193-196. URL : https://www.cairn.info/revue-archives-de-sciences-sociales-des-religions-2018-4-page-193.htm

 

C’est un défi de rendre compte de cet essai stimulant, du fait de sa langue inspirée, de sa profusion qui demande une agilité intellectuelle et la maîtrise de nombreux domaines – chacune de ses trois parties explore des univers différents – et, il faut le dire, de ses formulations parfois contournées. Pour autant, il faut estimer que le sujet – la complexité – implique un travail radical sur le langage, au risque d’une certaine opacité.

Les trois parties se répondent et instaurent une hétérogénéité dynamique et créatrice du point de vue du lieu du savoir où elles se placent. Reda Benkirane instruit une critique serrée de certaines interprétations actuelles de l’islam (à savoir les fondamentalistes salafistes et l’islam politique des Frères musulmans, mais il n’épargne pas les soufis marqués eux aussi par les caractéristiques de la raison religieuse dominante) ; pour lui, les crispations actuelles de l’islam sont précisément le signe de la sortie de l’islam. « Une histoire comparée des religions montre que la modernisation sociale peut passer par cette étape de crispation des croyances autour d’un socle originaire émergeant comme un effet-retour de l’alphabétisation de masse. De ce point de vue, la phase fondamentaliste apparaît comme la signature de la sortie de l’islam (en ce qu’elle essentialise l’accessoire et accessoirise l’essentiel) » (p. 82) – c’est un exemple entre cent de cette figure de style récurrente à la limite du jeu de mots, voire parfois à la limite de l’intelligibilité ; ces jeux de mots renvoient cependant à la permutation mathématique et à la logique, et se situent donc aux antipodes de l’usage propre aux traditionalistes et gens de la gnose. La seconde partie est la plus difficile à définir en une phrase : il s’agit de montrer que la pensée musulmane est plus en phase avec la pensée scientifique moderne, non pas dans un sens concordiste, mais à un niveau philosophique radical. La troisième partie, entendue comme une nouvelle exégèse du Coran, développe les apports de trois penseurs contemporains qui s’inscrivent dans cette démarche.

La thèse est que l’expérience de la rationalité chez les musulmans, c’est celle du mutazilisme, une expérience qui « n’a pas d’avenir et ne peut être rejouée », car elle a apporté son lot de massacres et de répression contre tous ceux qui n’y adhéraient pas. L’ambition de l’auteur est d’inventer une pensée religieuse qui ne soit pas celle de la Salafiya, tournée vers le passé (et disqualifiée d’avance), mais une rationalité qui puise dans le véritable don de l’islam à l’humanité, qu’il va tâcher de définir. Cette démarche est inversée par rapport à celle des fondamentalistes ou salafistes : eux regardent vers un passé figé, lui regarde vers l’avenir, un avenir pour tous – et tout est dans le Coran. La première partie, celle qui demande le moins de connaissances (l’auteur critique fortement au passage les universitaires actuels et prétendus experts de l’islam, qui, selon l’auteur, ne savent rien, à la différence de son maître Jacques Berque ; et il regrette l’orientalisme qui, contrairement à l’islamologie de ces trois dernières décennies, à son traitement réductionniste, politiste, de la réalité, apportait au moins des connaissances), retrace par une histoire bien documentée ailleurs, avec des descriptions et analyses qui se démarquent peu, ce que sont le salafisme et les Frères musulmans, leurs origines, leurs développements divers et variés et leur positionnement théologique et dogmatique. L’auteur énonce ce que ces fondamentalistes font de mal, poursuivant une foi et une religion qui n’a rien à voir avec la puissance spirituelle de l’islam. Fondamentalismes qui s’accommodent bien d’ailleurs du système capitaliste (il en faut pour preuve les malls de l’Arabie saoudite et des Ben Laden – il faut noter que l’ensemble du livre concerne le monde islamique « d’origine » et non pas les musulmans européens). Bref, c’est un islam désacralisé comme le démontre le Mecca Cola, qui est pour notre auteur le comble de la vulgarité, voire même désislamisé (par exemple, pour accueillir commercialement les pèlerins à la Mecque, on a détruit la maison de naissance de Mahomet). On met la piété à la place de l’anxiété, et pour l’auteur ainsi iront les choses tant que ne changera pas la structure de la famille arabe (ici il lit Todd, comme avant il a lu Marx et plus loin lira Deleuze). « Vue de près, la phase actuelle ressemble fort à un retour spectaculaire du religieux ; sur le long terme, c’est une sortie de l’islam menée en son nom qui est en train d’advenir sous nos yeux. Car lorsque les hommes sacralisent tout et son contraire, plus rien ne l’est finalement. Comme si vulgariser l’islam, pour mieux le vendre au plus grand nombre via (télé)prédicateurs et autres entrepreneurs de biens de salut, imposait également d’islamiser la vulgarité. Et cette sécrétion sociale de la vulgarité affleure partout là où il y a commerce et marchandisation » (p. 76). Après la Salafiya, on passe à l’islam politique – encore un jeu de mot : « depuis que s’est propagée cette publicité que “l’islam est la solution”, il s’avère que l’islam est devenu un problème » – et l’auteur décrit comme une novlangue les opérations sémantiques des islamistes. Il approuve cependant la dimension citoyenne et démocratique de ce mouvement. Encore des réflexions intéressantes sur la guerre (qui épargne les soldats et tue les civils) malgré la formule récurrente « le fanatisme des robots et de l’autre le robotisme des fanatiques » (p. 97) et sur la déshumanisation du djihad et du chahid (martyr) complètement sortis de leur signification primitive. Mais le réductionnisme est en miroir : « Sur le plan du rapport à la connaissance, on peut mettre en évidence un réductionnisme du regard chez celui qui observe et étudie une société donnée. Cela est particulièrement flagrant dans la transformation des études d’islamologie au cours de ces trois dernières décennies. Nous nous retrouvons ainsi face à un réductionnisme triomphant, né du jeu de miroir entre d’un côté l’islamisme et de l’autre l’islamologie » (p. 102). Il est temps de voir comment pourrait émerger une raison islamique éclairée, toujours en quête de science et nourrie de la rencontre avec la rationalité des nouvelles sciences.

La seconde partie, « Quête de science » venant après le diagnostic de la première partie du livre, « Quête de sens », comme le passage d’une crise identitaire à une voie permettant d’explorer le monde, est assez ardue : finalement elle propose de définir ce que peut être une raison islamique pour ce siècle, qui ne soit pas la raison occidentale dénoncée comme réductionniste et comme n’ayant pas pris le tournant de la science (en dehors de Deleuze et quelques autres, la pensée philosophique ne pense pas les mathématiques modernes, l’incertitude, etc.). Benkirane propose une sorte de rationalité mystique de l’islam avec tout un éclairage sur mathématique et islam – en commençant par l’exemple très concret de l’architecture et de la calligraphie. Dans sa construction, l’auteur propose une très captivante monographie de Mohammed Iqbal, pour montrer les liens entre philosophie, science et poésie. L’idée est que le poète et philosophe pakistanais (et R. Benkirane a cofondé un atelier de recherche qui porte son nom) a bien compris ce qui s’est noué au tout début de l’islam. « Aucune religion, aucune civilisation n’a eu de relations plus symbiotiques avec le monde du savoir et des sciences qui lui était contemporain que l’islam » (p. 118). Une rationalité religieuse est nécessaire, parce qu’elle est biologique (puisque la nécessité de croire est en l’homme biologique : « Il y a indubitablement une “croyance flottante” dans le religieux qui correspond à une réalité biologique de l’humain », p. 207) et surtout parce que la science moderne est incapable de se comprendre dans le seul cadre de la science. La philosophie et la poésie peuvent permettre de retisser la continuité nécessaire (et rompue) entre science et religion. Et la rationalité islamique (c’est-à-dire la théologie musulmane non enkystée dans le salafisme) est appelée à le faire à cause de ses spécificités, difficiles à saisir par l’esprit grec étant donné la nature « anti-classique » du Coran. L’auteur critique cependant Iqbal pour n’avoir pas vu que les musulmans ont manqué l’aspect empirique des Grecs le plus immédiat, celui du rapport au pouvoir, de la démocratie, du citoyen debout s’exprimant au milieu de l’agora, alors que, pour le reste, la pensée musulmane s’est nourrie de pensée grecque. Pour l’auteur l’explication est anthropologique. Le pouvoir a eu raison de l’esprit du Coran : « La pensée islamique de la réforme ne cesse d’orbiter autour de la question du politique et de l’autorité ; une question au sujet de laquelle la rencontre helléno-arabe n’a pas eu lieu et pour laquelle Iqbal reste, sur un plan pratique et empirique, de peu d’utilité vis-à-vis de notre projet de reconstruction. Nul ne peut ignorer combien la monarchie (à travers le califat, l’imamat, le sultanat, l’émirat) a pris possession du système sociopolitique en islam » (p. 145). Pour Iqbal, « on a beau se connecter avec les sciences de pointe et les philosophies les plus subtiles de notre temps, rien ne changera en termes de rationalité si la question du rapport au pouvoir et à l’autorité n’est pas traitée » (ibid.). Pour l’auteur, c’est surtout que la raison islamique est loin des concepts grecs. Mais c’est vers cette abstraction et idéalité que se sont tournés les salafistes, pour qui le Coran est devenu une idée mythifiée. On est tombé dans la fixité, au lieu de prendre en compte la création continue du monde, qui est l’esprit de l’islam dans le mot « tawhid » unité, qui ne veut pas dire unité fixe, mais marche vers l’unité. L’échec de la rencontre avec la pensée grecque a permis le développement de la pensée islamique autour du mouvant. Ensuite, en quittant Iqbal, on pénètre dans des passages ardus : mathématiques et mystiques ; dimension transcendantale des mathématiques (leur nature platonicienne permet à l’auteur de traiter pareillement la question de la nature incréée du Coran), explorée dans un fascinant luxe de détails et d’insights : il s’agit de développer une philosophie pour les non euclidiens que nous sommes devenus, car la géométrie classique a montré son incapacité à intégrer la connaissance perceptuelle. Benkirane propose un riche développement sur la calligraphie, l’architecture, et surtout sur la Qabaa (dans des passages mathématico-mystiques). Le tawhid est ce qui peut articuler les nouveaux paradigmes sur l’incertitude, l’incomplétude, l’inconnaissable avec les relations qu’entretiennent entre elles cultures, civilisations et religions. Comme le fait entendre le terme de maktoub, Dieu, malgré ce qu’en a dit Einstein, joue aux dés. Conjuguant monadologie et coranologie, il invente ce beau néologisme, la « magnifiscience » (p. 265).

Dans la troisième partie, l’auteur montre que le Coran par sa construction même, ses modes rhétoriques, sa polysémie sémantique qui allie les contraires, etc., n’est pas un « Livre-Stock » mais essentiellement une parole vive et un flux constant de signes. Il ne faut plus y chercher des significations préexistantes mais faire advenir des sens jaillissant par leur mise en acte. « Rien dans le Coran ne procède d’une unité thématique ou temporelle, d’une chronologie linéaire, d’une marche unidirectionnelle. Sous la poussée vertébrale du leitmotiv affirmant la toute-puissance et miséricorde de Dieu, les versets affleurent sans prévenir et fusent incontestablement dans tous les sens. Plutôt que d’en chercher la signification, c’est-à-dire des déterminismes ramenés au Commandement, nous posons la question privilégiée par le philosophe Gilles Deleuze : “Comment cela fonctionne ?” » (p. 327). Il propose aussi une histoire de Mahomet, telle que la « descente par étoilement » du Coran ressemble à une « percolation » au sens scientifique du terme (et il veut que cela ne soit pas une métaphore, p. 302) ; ainsi qu’une histoire de l’oralité et de la mise par écrit du texte à la lumière de la théorie de l’information (au fond, dit-il, les recherches modernes, en dépit de leurs affirmations hautaines, ne font que confirmer la relative fiabilité des moyens de transcription dont a usé la tradition islamique – et nul n’a jamais affirmé la sacralité du texte écrit, mais du texte oral). Dans la dernière partie du livre, il va même reprendre l’hypothèse sous-entendue par certains orientalistes et islamologues, « sceptiques » et « révisionnistes », que Mahomet aurait une « psyché névrosée » ou une « psyché de la déviance » ; il explore avec Iqbal cette hypothèse d’un « psychopathe » (par opposition aux salafistes qui seraient des paranoïaques) : « Nous sommes en présence d’un régime discursif erratique émanant d’un schizoïde “délirant le monde” selon l’expression consacrée par le philosophe Gilles Deleuze et le psychanalyste Félix Guattari. Mais la question demeure : comment un psychopathe – selon le terme utilisé par Mohammed Iqbal – jusque-là modeste, discret et en retrait, a-t-il pu imposer une raison religieuse, sa voie et sa loi sans même être le roi-despote que ses disciples auront vite fait d’introduire à la tête de l’État arabe dont il fut tout de même à l’origine ? […] Le questionnement de Iqbal rejoint d’une certaine manière les affirmations de Deleuze et Guattari sur le fait que dans la scène psychique le délire n’est pas familial (œdipien) mais mondial (racial, civilisationnel). […] Iqbal comme Deleuze et Guattari sublime ainsi la psychopathologie pour ce qu’elle fait émerger des soubassements créatifs et régénératifs de l’ordre social et de l’imaginaire collectif » (p. 384 sq.). Les paranoïaques ce sont les experts et les religieux. L’auteur va présenter trois penseurs majeurs ayant proposé un travail critique sur les raisons islamique, arabe et coranique : Mohammed Arkoun, Mohammed Abed Al-Jabri, Muhammad Shahrour, avant d’annoncer la couleur de la fin : « Que nul n’entre ici s’il n’est pas POÈTE. » Le Coran est rhizomique et suit une logique de la sensation, vibratile, celle de l’oralité, qui entre en contraste avec la rationalité grecque : « Grammaire systématique et logique vibratile des racines ». Telles sont les deux transcendances du Coran. Il y a des choses très belles sur la grammaire arabe, les spécificités de l’alphabet consonantique ainsi que l’architecture sémantique des langues sémitiques (immortalité et sacralité des significations contenues dans les racines verbales).

Le chapitre final expose comme en apothéose un jeu sur les mots – « De l’intellection fragile à la raison agile » – qui, pour être virtuose, n’a rien ici de pompeux : c’est bien la non linéarité du Coran qui est en jeu, sa complexité fondamentale. La position de l’auteur est de s’insurger radicalement contre les courants actuels qui constituent une dogmatique de l’islam. Sur le désenchantement, le réductionnisme, le matérialisme, il est très convaincant. Il est très convaincant aussi sur la façon dont il ouvre les concepts islamiques et les fait vivre dans une philosophie des sciences repensées. L’auteur écrit avec fièvre, notamment dans la critique de ce qui se trame de nos jours, où « la profondeur évoque les nappes en sous-sol, la géologie, les énergies fossiles et toute la géopolitique qui en découle. Pétrole et Amérique, sous-sol et puritanisme. Nous disions qu’au tout début de cette histoire la révélation coranique descendait du plan céleste par un système de percolation. Aujourd’hui, depuis ces juteux sous-sols, ces nappes de bitume remontent en surface pareillement par percolation : elles entachent toute l’étendue et l’horizon. Cette pollution majeure sur le monde vaut peut-être son “pesant d’or” mais elle donne à voir comment l’hypocrisie s’origine toujours dans la profondeur, les fondations : elle est essentiellement un métabolisme dysfonctionnel du sous-sol. L’hypocrisie accentue donc le hiatus [sic] entre l’énonciation théologique et ses effectuations mentales et comportementales, entre juridiction religieuse et pratique, entraînant une décohérence du réel » (p. 447-448). Cette verve, valant juxtaposition d’analyses rigoureuses, intensément suggestives, et de propositions envolées, lâches ou lâchées, constitue une sorte d’obstacle à la lecture – comme pensée ésotérique – tout en faisant l’unité du livre, qui travaille le langage et veut l’union spirituelle avec la poésie et, par-là, renoue avec un dogmatisme paradoxal, fort différent de celui des acteurs théologico-politiques qu’il combat.

 

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